Mardi 18 juin 2013

«Le bassin dans lequel on pêche l’élite française est minuscule»
Peter Gumbel dans le livre «Elite Academy» Enquête sur la France malade de ses grandes écoles, Denoël, 176 p.

Peter Gumbel est journaliste anglais vivant en France depuis une dizaine d’année et enseignant à l’IEP Paris. C’est probablement un observateur venant d’une autre culture qui peut le mieux analyser les problèmes de la France.

Voici des extraits de ce livre :

« Les élites françaises sont une obsession nationale qui a fait l’objet d’innombrables études. […] En France, la discussion sur les élites se focalise très souvent sur les milieux sociaux dont sont issus ceux qui ont grimpé l’échelle sociale. On cherchera alors à savoir dans quelle mesure ils sont, ou non, représentatifs de la population prise dans son ensemble. […] Toutefois, si vous construisez un système méritocratique qui repose entièrement ou très largement sur les performances scolaires, comme l’a fait la France, il y a peu de chances que ce système représente la population dans sa globalité. […]

Ce qui est surprenant, c’est que ce débat national si tourmenté en France n’ait pas abouti à une réforme du système. Ailleurs, notamment au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, la question des origines sociales de l’élite a fait l’objet d’innombrables discussions débouchant sur de vrais changements. Il y a à peine 25 ans, l’élite financière britannique sortait dans son écrasante majorité d’Oxford ou de Cambridge après être passée par des écoles privées. […]

Aujourd’hui, l’influence d’Oxford et de Cambridge décline : alors que 67% des PDG étaient diplômés de l’une de ces deux universités en 1987, ce chiffre était tombé en 2007 à 39%, selon le Sutton Trust, une fondation qui fait campagne pour une plus grande ouverture sociale. Et il continue de chuter : en 2012, seulement 21% des PDG des 100 plus grandes entreprises britanniques étaient des diplômés d'”Oxbridge”, selon une enquête menée par le chasseur de têtes Robert Half. La tendance est la même pour l’élite politique. […]

Et la France ? Le chemin vers les hautes sphères demeure une route en pente raide semée d’embûches, […] plus étroite qu’elle ne l’était il y a vingt ans, et qui passe nécessairement par le système typiquement français des grandes écoles, auquel seulement 5% des jeunes Français ont accès. Et même dans cet univers ultrasélectif […], deux institutions dominent. L’Ecole polytechnique […] et l’ENA. […]

Au début des années 1960, le professeur d’économie américain David Granick mena une étude comparative des pratiques managériales dans quatre pays. En France, il découvrit que 80% des patrons des entreprises les plus importantes étaient issus de cinq grandes écoles, dont 42% de l’Ecole polytechnique. […] Plus récemment, deux autres chercheurs, François-Xavier Dudouet et Hervé Joly menèrent une enquête similaire, en ciblant cette fois l’ensemble des dirigeants des quarante entreprises qui constituent le CAC 40. […] Parmi les 546 dirigeants dont le parcours avait été examiné, 84% étaient issus des grandes écoles, et trois établissements – Polytechnique, ENA et HEC – représentaient 46% du total.

En politique, le schéma est similaire. […] La présidence Hollande n’a rien d’extraordinaire : ces quarante dernières années, les énarques et les polytechniciens ont imposé leur présence dominante et permanente aussi bien à l’Elysée qu’à Matignon, quelle que soit la couleur politique du pouvoir. […] A cette époque [celle de Valéry Giscard d’Estaing, NDLR], 61% de l’entourage présidentiel était composé d’anciens élèves des deux écoles. […] Même Nicolas Sarkozy ne s’est pas rebellé contre le système : 55% de son équipe rapprochée avait fait l’ENA ou l’X. Avec François Hollande, nous sommes revenus à un pourcentage proche de ce qu’il était sous VGE. […]

De la même manière que la majorité des énarques sont issus de Sciences-Po, l’écrasante majorité des élèves de Polytechnique proviennent de cinq classes préparatoires, dont trois sont situées dans les 5e et 6e arrondissements de Paris, celles des lycées Henri-IV, Louis-le-Grand et Saint-Louis, les deux autres étant celles des lycées Hoche et Sainte-Geneviève (dite “Ginette”), à Versailles. […] Le bassin dans lequel on pêche l’élite française est minuscule. […] Aux Etats-Unis, ensemble, Harvard, Yale, Princeton, Columbia, Dartmouth, Cornell, l’université de Pennsylvanie et Brown acceptent vingt-quatre mille étudiants de premier cycle tous les ans, cinquante fois plus que l’ENA et lX, pour un pays cinq fois plus peuplé. […] »

Il a aussi répondu à un entretien de l’Express dont le titre est « Les réseaux de pouvoir français sont incestueux et malsains »

A la question que Reprochez-vous aux grandes écoles françaises ? il explique :

« C’est un système étroit et rigide. Je ne suis pas contre les élites, mais en France on pêche dans un bassin qui s’avère minuscule! Aux Etats-Unis et en Angleterre, la diversité des élites est beaucoup plus importante. En France, l’ouverture sociale des grandes écoles est affichée comme un objectif politique, mais le système reste inchangé.

Deuxième reproche que je formule: les grandes écoles françaises sont dans une logique de sélection très forte. 96% de la population n’en est pas issu. C’est un système pour “happy few” qui génère un manque de confiance chez les étudiants, et des taux d’échec très élevés. De ce point de vue, le monde du travail agit comme un miroir de ce qui se passe à l’école: niveau de stress important, sentiment de frustration, manque de motivation. Autant d’éléments qui trouvent leur origine dans une logique de sélection.

Troisième élément, le principe de la méritocratie républicaine vanté par la France est très sympa… Simplement, il ne marche pas! Ce n’est pas parce qu’on est très performant à l’école, qu’on l’est tout autant en entreprise ou dans un cabinet ministériel. Il est d’ailleurs prouvé que les entreprises qui recrutent exclusivement dans le réseau des grandes écoles sont moins performantes que les autres. Autre élément d’interrogation, l’administration publique française. Si l’ENA était vraiment efficace, nous aurions une administration très performante et très moderne. Or la France a complètement raté depuis 20 ans les évolutions de son administration. Des rapports entiers consacrés à ce sujet encombrent les placards des ministères, mais les différents gouvernements sont incapables de les mettre en oeuvre. Si vous regardez les grands corps de l’Etat, tout cela n’est pas très étonnant… En France le corps le plus prestigieux est l’Inspection des Finances. Ce qui veut dire que les Français sont très forts dans la critique et le contrôle, beaucoup moins dans la mise en œuvre. »

A la question que préconisez-vous ? Il répond :

« Je pense qu’il faut casser le lien automatique entre les grands corps d’Etat et l’ENA. Ces réseaux sont aujourd’hui incestueux et malsains. Si ça fonctionnait, il faudrait les maintenir, mais ça ne marche plus!

Aujourd’hui nombre d’étudiants brillants partent faire leurs études à l’étranger. Mon espoir c’est qu’en rentrant en France, ils changent ce système, cet entre-soi qui prévaut dans les élites françaises. »

J’ai tiré extraits et réponses de ces deux articles qui donnent encore d’autres éléments :

http://tempsreel.nouvelobs.com/education/20130614.OBS3354/la-france-malade-de-ses-grandes-ecoles.html

http://www.lexpress.fr/actualite/societe/peter-gumbel-les-reseaux-de-pouvoir-francais-sont-incestueux-et-malsains_1250365.html

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