Vendredi 29 mai 2020

«Quelle est votre richesse ? Qui êtes-vous que je ne suis pas ? est la seule question qui vaille»
Tobie Nathan

Plusieurs fois à travers les émissions que j’écoute ou les articles que je lis, j’ai rencontré la route de Tobie Nathan. Chaque fois j’ai été happé par son humanisme, son intelligence, son ouverture d’esprit. Je n’ai jamais su pour l’instant transformer ces rencontres en un mot du jour. Mais il fait partie des grands entretiens de la revue XXI et ceci me donne l’opportunité enfin d’ouvrir une nouvelle porte vers la réflexion et l’action d’un homme remarquable de notre temps.

C’est un homme à l’écoute de l’altérité qui ne croit pas tout savoir. Qui est à la recherche de l’autre, du monde de l’autre, de ce qui explique l’autre, de ce qui peut le soigner.

L’entretien de la revue XXI consacrée à Tobie Nathan était un hors-série « Les déracinés » paru en février 2016. Ce numéro explicitait son titre par cette définition : « Ils vivent ailleurs que là où ils sont nés ».

L’entretien, qui avait été mené par Marion Quillard a donc été repris dans l’ouvrage « comprendre le monde.

Tobie Nathan se présente ainsi :

« Je suis psychologue et je travaille dans le domaine de l’ethnopsychiatrie, mais je ne suis ni ethnologue ni psychiatre. »

Il va tenter pendant l’entretien de définir l’ethnopsychiatrie, cette psychiatrie imaginée pour les migrants, cette « obligation de prendre en compte le monde de l’autre pour le soigner ». Et à la fin, il a lâché :

« C’est la définition que je donnerais aujourd’hui. Demain j’en donnerai peut être une autre…. »

Marion Quillard raconte :

« Tobie Nathan ouvre des portes et ne les referme pas toujours. Roi de la pirouette, il reçoit au Centre Georges-Devereux, la structure qu’il a créée en 1993 à Saint Denis et qui se situe désormais en plein cœur de Paris. Au deuxième étage, des chaises en rang d’oignons, une petite cuisine dont s’échappe une odeur de café, quelques livres mis à disposition. Ici les consultations durent en moyenne deux heures « et elles sont gratuites » dit le drôle d’oiseau qui me fait face.

Avec lui, des psychologues, des médecins, des éducateurs et des traducteurs prennent en charge la santé mentale des plus faibles. Les migrants, historiquement. Puis les anciens membres de sectes, les boulimiques, les transsexuels. […]

Écrivain de la nuit, il raconte dans son livre « Ce pays qui te ressemble » ; son monde disparu, celui des juifs d’Egypte, forcés à l’exil en 1956. La « déchirure » qui a fait de lui un oiseau migrateur. Attachant, mêlant la précision scientifique et gouaille de l’emberlificoteur, il fait toujours le pari de l’intelligence de l’autre. »

Tobie Nathan est né en 1948 au Caire, sa famille a été expulsée en 1956 parce que juive. Il est arrivé en France un an plus tard. Et quand Marion Quillard lui demande s’il ressemble aux migrants qu’il rencontre, il répond :

« Bien sûr ! Je partage avec eux une conscience aiguë de la contingence du monde. Contrairement à ce que pensent les Français, notre monde n’est pas éternel. Moi, je suis plusieurs. J’ai été un enfant égyptien, un enfant italien et un enfant français. J’aurais pu être un enfant canadien, puisque mes parents ont eu envie d’émigrer au Canada. Et je garde le souvenir de mes êtres précédents. Je n’ai jamais cru que le monde qui s’étalait sous mes yeux était « le monde ». Il y a eu d’autres mondes avant, il y en aura d’autres après, il y en déjà d’autres ailleurs. »

Et il raconte le début de son travail avec les migrants :

J’ai rencontré mon premier patient le 15 avril 1972 et il se trouve que c’était un migrant, un Tamoul de Pondichéry, en Inde. Il avait été métamorphosé par la migration. « Je » était devenu un autre. J’ai eu envie de comprendre et j’ai toujours travaillé sur cette « métamorphose ». Pourquoi notre identité change-t-elle quand nous passons d’un monde à l’autre ?

Comment la migration qui est un simple déménagement, un changement de décor, peut-elle à ce point affecter notre être intérieur ? Ces questions me sidèrent.

En France j’ai vu arriver les migrants par vagues successives : les Portugais, les Maghrébins, les Africains, les gens d’Asie du Sud-Est, et maintenant les Syriens.

A chaque fois, on refuse d’écouter ce qu’ils à nous dire. Avec notre universalisme simplet, nous pensons que ces gens nous ressemblent. Nous pensons à tort qu’ils viennent nous rappeler nos idéaux de justice, notre responsabilité dans la misère du monde. Pire encore, nous rappeler « d’où nous venons ». Mais les migrants ne sont pas là « pour nous ». Ils viennent pour des raisons qui leur sont propres et il nous faut les écouter, comprendre leurs mondes, leurs idées et leurs dieux.

Leur demander : « Quelle est votre richesse ? Qui êtes-vous que je ne suis pas ? » est la seule question qui vaille. »

Nous sommes profondément ancrés dans nos racines, nos ancêtres, notre famille, le lieu de notre enfance, notre histoire. Tobie Nathan n’échappe pas à cette règle et lui, en plus, en est totalement conscient :

« Nous sommes en 1956, j’ai une passion pour la radio. […] Un soir, mes parents sortent et je demande à rester avec les bonnes pour écouter la radio. Toute la soirée, Nasser n’a qu’un mot à la bouche : « juif ». Il vient de nationaliser le canal de Suez […]. Mes parents sont encore insouciants ! Ils sortent ! Et moi, je pressens le cataclysme à venir. Je savais qu’à partir de ce moment-là nous serions expulsés. […]

Adulte, j’ai posé la question à mon père : Comment ça se fait que tu n’aies rien vu venir ? Tu étais commerçant, tu discutais avec tout le monde ! Il était incapable de me répondre. Il rigolait, il disait : parce que je suis con ! ». Une fois seulement, il m’a dit : « Je n’y ai jamais pensé. » Jamais il n’avait imaginé que le tissu qui maillait les Juifs et les Arabes en Egypte depuis des siècles allait se déchirer. Pour qu’il comprenne, il a fallu qu’un militaire surgisse à la boutique, sorte un flingue et le pose sur le bureau en disant : « Ouvre ce coffre, tout ce qui est ici appartient à l’Etat égyptien. » Nos biens ont été saisis, nous sommes partis les mains vides. […]

Je suis un juif d’Egypte. Du côté de ma mère, on trouve des rabbins de père en fils, les Israël, de 1500 à 1870.Le dernier était grand rabbin d’Egypte. Autant vous dire, le top du top. Un homme politique autant qu’un homme religieux. […]. Il s’appelait Yom-Tov Israël Shrezli et c’était le grand-père de mon grand-père maternel.

Et puis, il esquisse ces relations compliquées avec sa mère faites de respect, de crainte et de désir de s’échapper :

« Je suis marqué par ma mère oui, cette forte tête. Vous ne pouvez pas imaginer ce que c’est, une mère juive égyptienne qui vous dit : « Hé, je te parle. Je t’ai porté pendant neuf mois dans mon ventre, t’étais une chiure de mouche. T’étais rien et maintenant t’élèves la voix devant moi ? » Vous tremblez. Vous avez 40, 50 ans, vous tremblez, je vous assure. Mais j’ai fait ce que je voulais. Je ne me suis laissé influencer par personne. J’ai fait des erreurs, mais de mon plein gré. J’ai pris des chemins de traverse…Ma mère pensait que je deviendrai ingénieur. Elle était prof. De maths, j’ai eu peur de l’avoir sur le dos, alors j’ai fait le contraire. J’ai étudié la philosophie. Je me suis passionné pour la psychanalyse. »

Et il parle de son don de soigner. Il rattache ce don à la famille maternelle de son père qui s’appelait Cohen :

« Ils étaient joailliers. Leur boutique au souk des orfèvres devait faire un mètre de large., mais ils vivaient dans un palais. Ils étaient riches donc, mais riches de quoi ? C’est un mystère.

Je sais juste qu’ils fabriquaient des bijoux spéciaux. Si vous passiez un examen, si vous vouliez vous marier, vous alliez les voir. Ils fabriquaient pour vous des bagues magiques, en diluant un texte sacré dans de l’eau et en y éteignant l’or ou l’argent. Les textes imprégnaient les bijoux, qui coutaient très chers. Ils fabriquaient aussi les objets du culte, les grenades en argent qui surmontent les Torah.»

Et il part de ces origines pour se sentir légitime pour soigner. Il croit à son obligation de soigner ses semblables. Et il dépasse la seule souffrance psychologique pour parler de géopolitique. Et pour donner du corps à cette étonnante affirmation, il donne l’exemple de survivants de la shoah qui quarante ans après la guerre, font encore des cauchemars :

« La psychologie c’est de la géopolitique. Les causes et les traitements sont à l’extérieur des patients. Ils sont dans le monde, dans leur monde, pas dans leur petite tête !

Moi je n’ai pas de problèmes psychologiques, mais j’ai des problèmes de géopolitique. Ça oui. Je suis un hypersensible de la géopolitique. […] Lorsque j’écoute les informations par exemple. Il me semble insensé qu’un journaliste puisse prononcer la phrase suivante : « Il y a eu 2200 morts à La Mecque ». J’entends cette phrase sans la comprendre. En revanche, quand quelqu’un vient me voir en consultation et me raconte : « Mon grand-père est parti à La Mecque. Il faisait beau, il était fou de joie et, il y a eu cet accident terrible, les gens se sont marchés dessus… » Là je comprends »

Et puis il a cette appréhension très particulière, en tout cas assez éloignée des standards occidentaux concernant le concept d’individu, de sa liberté, de son indépendance :

« Je ne crois pas que les gens soient interchangeables. Je sais que c’est la relation des journalistes, celle de « l’individu quelconque ». Mais ce n’est pas la mienne. […] Où voyez-vous des individus ? Vous connaissez des individus ?

Les individus existent quand ils sont morts, quand on peut dire : « Il a été ». Mais « il est », ça n’a aucun sens. L’individu est une notion juridique. « Je » suis un état civil, un numéro de sécurité sociale, mais c’est tout. Il faut arrêter de se pavaner comme si nous n’étions rien d’autre que nous-mêmes. Nous sommes bien plus que nous-mêmes ! »

Et il parle de son expérience dans les banlieues de France qu’il a beaucoup étudié et surtout dans lesquelles il a rencontré les habitants, des habitants qu’il soignait.

Il donne ainsi les clés de sa méthode.

[Dans les banlieues] un nouveau monde, une nouvelle culture, de nouveaux êtres sont en train de naître. Dans ces banlieues que j’ai beaucoup fréquentées ces dernières années, personne n’est inscrit à la sécu, personne ne paie d’impôts, personne ne sort du quartier. […] Ils ont de nouveaux repères, de nouvelles divinités : la délinquance, le radicalisme religieux. Soit l’un, soit l’autre, souvent l’un puis l’autre. Et moi, j’ai besoin de comprendre pourquoi leur respect se porte sur ces mouvements.

J’insiste, ce n’est pas « l’islam qui vient », qui va nous envahir, nous submerger. Ça n’a rien à voir avec l’islam. C’est autre chose : des règles et des forces propres. Un monde que je ne connais pas bien encore, mais qu’il nous faut étudier. »

Nous sommes ici au point central de ce partage. Tout le début de l’article n’est qu’une longue introduction pour arriver à comprendre la démarche de Tobie Nathan, sa manière d’agir quand il se trouve en face de personnes en souffrance qui viennent d’ailleurs ou dont les racines ne sont pas dans le pays dans lequel ils résident.

[Il ne s’agit pas de] se mettre à la place, mais permettre à autrui de prendre sa place. Être possédé par autrui, se vider de son monde intérieur pour lui laisser une place. Et ensuite, quand l’autre s’en va, récupérer une partie de soi pour raconter cette métamorphose.

Le patient vient en famille. Il se raconte dans sa langue, des interprètes traduisent. Je dois savoir comment il aurait été soigné dans son pays ou dans celui de ses parents, car, même s’il n’y vit pas, les traitements potentiels de sa maladie sont inscrits dans sa culture d’origine. Pour cette raison, j’ai beaucoup voyagé, en Afrique de l’Ouest, à Tahiti, au Brésil, à la rencontre des guérisseurs et en quête de leur savoir. J’essaie d’entrer en communication avec le patient, à l’intérieur de moi. […] Soigner les gens, vous savez, c’est les rattacher quelque part, leur montrer un fragment de terre ferme. Sinon, ce sont des âmes errantes.

[C’est-à-dire] des âmes qui voient la terre ferme s’éloigner. Au sens physique du terme, des migrants, des gens qu’on arrache à leur terre natale, au sens métaphorique, des personnes qui perdent leurs repères qui ne savent plus à qui s’adresser et qui se tournent vers d’autres divinités, le radicalisme religieux par exemple.

« Les âmes errantes » est devenu un livre que Tobie Nathan a publié en 2017 et qui est un essai sur la question des jeunes radicalisés, fondée sur une expérience clinique.

Claire Servajean l’a invité dans son émission sur France Inter pour présenter ce livre

<France Info> a également consacré une page à ce livre, qui n’a pas laissé indifférent et qui a même provoqué des réactions violentes.

Comprendre l’autre n’est pas toujours accepté.

Manuel Valls, à l’époque premier ministre, avait eu ce jugement définitif : « Expliquer c’est déjà vouloir un peu excuser »

Et il donne ce conseil de sagesse et d’humilité.

« On ne peut pas soigner les gens en les rabaissant. Il ne faut jamais faire le pari de la pauvreté des gens, toujours celui de leur richesse et de leur intelligence. Les soigner, c’est aller les chercher là où ils sont. »

Et comme conclusion de l’entretien, il explique comment il s’y prend avec les patients :

« Je laisse venir. Je lâche quelque chose au patient, et nous construisons ensemble une meilleure proposition. C’est du théâtre, de la création. Des moments magiques. Vous savez ce qu’on dit en Afrique ? toute la vérité est dans le sable. Il contient les os détruits, abimés, d’ancêtres très anciens. Si vous savez interroger le sable, vous gagnerez la sagesse… »

Tobie Nathan écrit des livres et tient un blog : https://tobienathan.wordpress.com/

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Mercredi 20 mai 2020

«En fait ce que je veux, c’est assez simple, c’est que personne n’oppresse personne, qu’aucun homme n’oppresse un autre homme et  qu’aucun état n’oppresse un autre état.»
Anne Beaumanoir

Le mot du jour est butinage et partage. J’avais prévu de continuer cette semaine de m’inspirer du livre « Comprendre le Monde » de la Revue XXI. Mais, samedi j’ai entendu Claude Alphandery à France Culture. Son expression, son optimiste, sa volonté, sa sagesse m’ont conduit à lui consacrer l’article d’hier. Mais j’ai lu qu’il n’était pas le seul président du « Conseil National de la Nouvelle Résistance », il partage cet honneur avec Anne Beaumanoir.

Si j’avais déjà entendu parler de Claude Alphandery, sans en connaître les détails que j’ai pu approcher hier, je n’avais jamais entendu parler d’Anne Beaumanoir.

Alors j’ai cherché. Et une nouvelle fois me vient cette citation d’Albert Camus :

« Il y a des êtres qui justifient le monde, qui aident à vivre par leur seule présence. » (Le premier homme)

Anne Beaumanoir mérite autant que Claude Alphandery cette appellation : « des êtres qui justifient le monde »

Je voudrais commencer par cette page du Collège Christiane Bernardin de Francheville qui l’avait invitée pour témoigner auprès des collégiens.

Sur cette page on peut lire :

« Mardi, au collège Christiane Bernardin, Anne Beaumanoir a raconté son histoire aux élèves de Troisième. Les collégiens étaient émus et très respectueux face à cette grande dame, car ils sont conscients de leur chance. A 96 ans, forte du feu qui l’anime toujours, elle exerce son Devoir de Mémoire auprès des élèves. Une nouvelle fois, elle est revenue jusqu’à Francheville pour raconter son incroyable vie, héroïque pour nous, simplement citoyenne et engagée  pour elle. »

Dans les différents articles et vidéo que j’ai vu d’elle, c’est probablement outre son côté chaleureux et pétillant, l’humilité qui parait son trait de caractère dominant.

Elle a fait de brillantes études de médecine, elle a fait de la recherche en neurosciences, fait de la résistance à Paris, sauver avec ses parents de jeunes juifs des griffes des nazis, elle s’est engagée totalement dans la guerre d’indépendance de l’Algérie. Et pour tout cela elle dit, et on la sent sincère, ce n’était pas grand-chose.

Anne Beaumanoir est née le 30 octobre 1923 en Bretagne, près de Dinan, dans les Côtes-du-Nord. Elle est issue d’un milieu modeste. Ses parents sont restaurateurs.

Ce site <Le Maitron> consacré au mouvement ouvrier et social donne davantage de précisions.

« Le père d’Anne Beaumanoir avait été privé de sa part des biens de famille pour avoir déchu en se mariant avec une vachère, Marthe Brunet, fille de valets de ferme ; leur fille Anne est née avant leur mariage. […] Elève de l’école laïque, ce qui est déjà un signe de républicanisme qui vaut en pays catholique traditionnaliste, l’appellation de « rouges », Anne Beaumanoir grandit auprès de parents vivement antifascistes, partisans du Front populaire et vibrant au soutien des Brigades internationales dans la guerre d’Espagne. La mère suivait les réunions et activités communistes, [sans] être formellement membre du parti ; le père tout en soutenant les communistes résistants avait une réserve vis à vis du caractère sectaire et policier du parti (« l’esprit de parti ») ; quand en 1942, sa fille lui fit part de son adhésion au PCF, il eut cette réflexion sur les partisans communistes : « dans ce parti, la moitié d’entre eux est occupée à espionner l’autre ».

Anne Beaumanoir fut d’abord interne au collège de Dinan avant que ses parents au début de la guerre, viennent s’installer en ville tenant un café restaurant. Ayant commencé ses études de médecine à la faculté de Rennes, suspecte de sympathie pour la Résistance et le communisme, elle gagne Paris en 1942 et poursuit ses études médicales en suivant les stages à l’hôpital Cochin »

Elle poursuit donc, pendant la Seconde Guerre mondiale, des études de médecine à Paris. Clandestinement, elle est militante communiste et membre des réseaux de résistance.Des amis de ses parents l’avertissent un jour qu’une rafle va avoir lieu la nuit suivante dans le 13e arrondissement de Paris, et lui demandent de prévenir une dame, Victoria, qui cache une famille juive. Anne Beaumanoir se rend chez Victoria, puis auprès de la famille juive, les Lisopravski ; mais elle ne parvient pas à les convaincre tous de la suivre d’urgence, seuls les deux enfants, Daniel et Simone, partiront avec elle.

Elle emmène, d’abord les enfants dans une cachette où logent de nombreux membres de la Résistance. Mais la Gestapo investit peu après le repaire, vraisemblablement sur dénonciation, et arrête tous les résistants sauf le chef qui parvient à s’enfuir par les toits, avec les deux enfants. Par la suite Anne Beaumanoir qui n’était pas à Paris à ce moment-là ; revient et emmène les deux enfants chez ses parents en Bretagne, dans leur maison de Dinan.

Anne Beaumanoir en 1940

À Dinan, son père Jean Beaumanoir est interrogé par la police qui soupçonne sa participation à la Résistance, mais le relâche faute de preuve. Sa mère Marthe Beaumanoir cache les enfants à deux endroits différents pendant deux semaines, puis avec son mari les accueille chez eux pendant presque un an. Après la Libération, les deux enfants sauvés gardent contact avec Anne Beaumanoir et ses parents.

Pour cet acte, Anne Beaumanoir et ses parents seront reconnus « Juste parmi les nations » le 27 août 1996 par l’institut Yad Vashem.

Elle raconte un peu de cette histoire dans ce court extrait d’une émission de <C à vous> de 2015.

Le Comité français pour Yad Vashem écrit au sujet d’Anne Beaumanoir :

« Lorsqu’on lui demanda, après la guerre, pourquoi elle avait sauvé deux Juifs, risquant ainsi sa vie et celle de ses parents, Anne Beaumanoir répondit simplement : « Je hais le racisme ; c’est physique ». »

« La Croix » lui a consacré un article en « Anne Beaumanoir, une vie d’actions » et elle raconte comment est venu cette vocation d’aller témoigner dans les établissements scolaires :

« Depuis neuf ans, Anne Beaumanoir transmet dans les écoles ces expériences et ce passé. Cela a commencé à Lyon. « Un couple d’amis m’a demandé d’en parler à leurs deux garçons. Ils ont suggéré ensuite que je le fasse pour leurs copains. » Une nièce, inspectrice d’académie, lui propose de continuer en Bretagne. Un jour, elle croise la ministre de l’éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem. « Nous nous faisions coiffer avant de passer sur un plateau de télévision. Nous avons causé comme chez le coiffeur. »

La ministre l’engage dans la « réserve citoyenne » créée après les attentats de Charlie Hebdo, pour aller témoigner dans les classes. « Je tire une certaine fierté d’être Juste. Et de l’être avec mes parents. J’ai fait ce que j’ai pu, confie Anne Beaumanoir. C’est une reconnaissance qui engage. Mon travail dans les écoles est utile pour faire comprendre la vertu d’être tolérant. Si l’on vous nomme Juste, c’est pour vous dire : « Continuez » ! » »

Après la guerre, elle reprend ses études de médecine à Marseille, devient neurologue et se marie avec un médecin. Elle quitte le Parti communiste en 1955.

« Ce n’était pas l’idéologie qui me dérangeait. Simplement, je n’étais pas d’accord depuis un bout de temps avec les méthodes. »

Elle rencontre des prêtres ouvriers qui font un travail social auprès d’Algériens vivant à Marseille. Devenue chercheuse à Paris, elle aide le FLN qui combat pour l’indépendance de l’Algérie. Elle est arrêtée, jugée et condamnée à dix années de prison en 1959.

« J’ai trouvé cela normal. Quand on s’engage, on sait que c’est une possibilité. »

Libérée provisoirement pour accoucher, elle en profite pour s’évader en Tunisie. Elle devient la neuropsychiatre de l’armée algérienne, un poste où elle remplace l’illustre tiers-mondiste Frantz Fanon.

À la fin de la guerre d’Algérie, elle entre au cabinet du ministre de la santé du gouvernement de Ben Bella, le premier président du pays. « Le combat des Juifs, des résistants ou des Algériens est le même. C’est celui contre l’exploitation », résume-t-elle.

En 1965, elle est exfiltrée d’Algérie après le coup d’État militaire qui renverse Ben Bella, et va diriger un service de neurophysiologie à l’hôpital universitaire de Genève.

Elle a écrit un livre, publié en 2009 <Le feu de la mémoire – La Résistance, le communisme et l’Algérie, 1940-1965>

Elle est bien sûr retraitée et vit tantôt à Saint-Cast-le-Guildo en Bretagne, son village natal, tantôt à Dieulefit dans la Drôme.

Là encore elle agit dans l’humanité et la solidarité.

Elle est à l’origine d’une lettre ouverte à la communauté de communes de Dieulefit pour l’accueil de réfugiés Syriens. Une quarantaine de personnes l’ont signée, et la commune « s’est occupée de trouver un logement à une famille syrienne. »

La Croix rapporte :

« Sur l’ensemble de cette épopée, Anne Beaumanoir a un constat clinique : « Non, ma vie n’est pas exemplaire. J’ai vécu dans une période extrêmement importante de notre vie nationale. Je fais partie de ces gens qui ont fait des choix que l’on trouve bien aujourd’hui. »

Denis Robert, journaliste d’investigation et documentariste, réalise en 2016 un documentaire sur la vie d’Anne Beaumanoir : « Une vie d’Annette ».

Je n’ai trouvé que <cette bande annonce> le documentaire dans son intégralité ne semble plus accessible.

C’est dans ce petit extrait qu’elle dit :

« En fait ce que je veux, c’est assez simple, c’est que personne n’oppresse personne, qu’aucun homme n’oppresse un autre homme et  qu’aucun état n’oppresse un autre état. »

Et aussi en s’adressant à une jeune fille de 17 ans elle dit :

« C’est facile à 17 ans de s’engager, d’ailleurs il faut s’engager, c’est sûr, il faut faire des choix difficiles pour ton âge, c’est nécessaire parce-que ça te construit. »

Le même Denis Robert l’a interviewé pour « Le Media » : <Vivre c’est résister>. Dans cet entretien, elle parle de l’actualité, c’était le 1er juillet 2019, elle avait 96 ans. Elle montre son dynamisme, son humour, son alacrité.

J’ai encore trouvé ce témoignage de sa part :

« Pendant mon enfance bretonne, la rencontre avec ma grand-mère a été déterminante. Elle était illettrée. Enfant, elle gardait les vaches et on la payait d’une paire de sabots une année, d’une cape l’année suivante. Ensuite, veuve avec trois enfants, elle a vécu de la pêche à pied, c’est-à-dire qu’elle pêchait des coques, qu’elle mettait sur son dos et qu’elle vendait au porte à porte. Sa vie me montre combien nous avons fait des progrès depuis. »

Que dire de plus qu’Albert Camus :

« Il y a des êtres qui justifient le monde, qui aident à vivre par leur seule présence. »

Je vais profiter de ce week-end de l’ascension pour profiter de faire une pause salvatrice. Prochain mot du jour, si tout va bien, lundi 25 mai 2020.

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Mercredi 6 mai 2020

«Face à un islam fondamentaliste, il s’agit de proposer un islam moderne, actif, réactif, une religion compatible avec le vivre ensemble et le temps présent, mais aussi avec les raffinements exquis qu’elle a inventés»
Malek Chebel

Le second entretien que j’ai choisi dans ce livre remarquable « Comprendre le Monde » que la revue XXI a réalisé à partir des articles qui avaient été publiés dans les numéros de la revue, est consacré à un intellectuel algérien qui donnait une vision lumineuse du monde de l’Islam : Malek Chebel.

Il était d’ailleurs le défenseur de l’Islam des lumières. Il était, puisqu’il est mort le 12 novembre 2016 à Paris, d’un cancer.

J’avais, à cette occasion, écrit un mot du jour lui rendant hommage : <17 novembre 2016>

C’était un anthropologue des religions qui a aussi étudié la psychanalyse.

Il a beaucoup exploré la sensualité, l’érotisme et le corps dans la culture islamique, mais aussi la vie intellectuelle et la société de l’Islam.

Sa voix douce et son érudition se trouvaient assez souvent sur les plateaux de télévision. Moi je l’ai surtout écouté sur les ondes de France Culture.

Dans une de ces émissions, invité de Laure Adler, il s’était décrit ainsi :

« Je suis un arabophone contrarié et un francophone accidentel »

<Cette page> énumère les différentes émissions de France Culture auxquelles il a participé.

Il a aussi traduit le CORAN et c’est sa version dont je dispose sur ma tablette. Mais j’en reparlerai demain.

L’entretien que je partage aujourd’hui a été publié dans le numéro 28 de la Revue XXI, paru en 2014 et a pour titre : « Penser l’islam en liberté »

La journaliste, Léna Mauger le décrit ainsi :

« Il tire lentement une chaise et s’assied dans son salon tiré au cordeau, où se distingue un mur-bibliothèque rempli de livres anciens en arabe, d’encyclopédies, de fresques historiques, de manuels de philosophie et de théologie. Depuis la publication de son premier ouvrage, Le Corps en Islam, en 1984, il n’a cessé d’explorer la dimension sensuelle, souvent ignorée, de la culture musulmane : sexualité, passion amoureuse, histoire de la chair, liberté des femmes. À 61 ans, l’universitaire se revendique passeur d’un islam moderne, éclairé, affranchi des évidences et des clichés. Depuis dix ans, il porte sa vision d’un « islam des lumières » de rencontres en conférences à travers le monde, rêvant d’un enseignement scientifique à l’université. »

Il parle d’abord d’un souvenir d’enfance qui l’a marqué à cause du désir contrarié, de l’injustice et de son rapport aux livres :

«  Dans mon enfance. J’avais 6 ou 7 ans et, un jour, mon grand-père, polygame, a demandé à tous ses enfants et petits-enfants, garçons et filles, de lui transmettre une liste d’affaires scolaires pour la rentrée. J’avais perdu mon père peu avant et j’étais peut-être le plus marginal de la lignée. J’ai sollicité le minimum : quatre stylos Bic de couleurs différentes dans une pochette en plastique. Le jour de la distribution, le dernier des enfants de mon grand-père a réclamé ces stylos. Mon grand-père me les a ôtés des mains pour les lui donner. Depuis, la question du désir m’a longtemps torturé. Plus tard, j’ai compris que ma quête d’écriture était la quête de ces quatre stylos, symboles de ce père disparu. Les livres m’ont sauvé, guidé, épaulé. Sans eux, sans le désir d’écrire, je serais peut-être devenu un docker dans ma ville natale, Skikda, qui est un port. C’est là-bas que j’ai rencontré mon épouse, la fille du libraire ! »

Il est né dans une famille riche, patriarcale. Mais ayant perdu son père, il n’avait pas de défenseur face au grand père tout puissant qui selon ses propos se désintéressait des branches mortes de la famille. Il se retrouve dans un centre pour enfants abandonnés :

« À la mort de mon père, je suis entré dans un processus de déstructuration : j’étais d’une famille riche, mais je n’étais pas riche. Mon grand-père, grand propriétaire terrien, avait plus de vingt-huit descendants directs et indirects. Pour ne pas réduire son train de vie, ce patriarche a décidé de laisser de côté les branches mortes de la famille, à savoir mon frère et moi. La situation de ma mère était intenable : en ces années-là, une veuve perdait son statut social, elle devenait une quantité négligeable, superflue.

Un matin, ma mère nous a habillés comme pour une sortie de fête. Mon oncle, notre tuteur, est venu nous chercher en voiture. Il nous a déposés dans une Ddass qui recueillait les éclopés de la terre. -Orphelins, délinquants, jeunes drogués : tout ce monde parallèle devait apprendre à vivre en communauté au milieu d’une immense plage pelée de sept kilomètres. En un an, j’ai acquis des mécanismes de survie qui me sont utiles aujourd’hui, comme la ténacité, le travail, l’anticipation. Ce centre de regroupement était une école de vie. Je m’en échappais en contemplant la mer bleu pétrole : c’était elle, ma berceuse, ma conteuse, ma nounou. Elle a recueilli mes premières confidences.

Par chance, le directeur de l’établissement m’a pris sous son aile. Lui aussi était sans famille. Il était l’adulte sans enfant, et moi l’enfant sans référent paternel. Sur deux cent cinquante gosses, nous étions trois ou quatre seulement à étudier. J’ai obtenu ma sixième, qui était alors un examen et pas seulement un passage. Cela m’a permis d’être accepté en internat à l’école publique, du collège jusqu’au bac. »

C’est donc la rencontre avec un adulte, un référent ainsi que sa volonté et son désir d’apprendre qui vont permettre à Malek Chebel de s’extraire de cet établissement dans lequel très peu réussissent.

Il faut parfois beaucoup de combats, d’adversité pour devenir doux et lumineux.

Il va entreprendre d’abord des études de psychologies mais ce qu’il révèle de l’ambiance, de la liberté, des mœurs de l’Algérie de sa jeunesse montrent la régression qui existe actuellement :

« Plus tard, j’ai retrouvé dans mes documents de lycée un poème écrit en seconde dans lequel je rêvais de faire de la psychologie sans savoir ce que c’était !

En Algérie, notre classe a ouvert la discipline sous l’impulsion de jeunes professeurs français antimilitaristes, influencés par Camus, Foucault, Fanon…

Nous étions dans le bouillonnement post-1968 : la marijuana, Baudelaire, les voyages à Katmandou, Bob Marley, le reggae, le blues, le rêve sans limites, les voyages sans visa, les nuits à la belle étoile.

Tamanrasset, dans le Sud algérien, représentait le mythe américain à nos portes… Évidemment, tout le monde ne fumait pas du hasch ou était accro au sexe, mais cela faisait partie de notre bouillon de culture, un jus tonique.

La sexualité, jusqu’ici refoulée, était approchée de façon plus libre. Les femmes ne portaient pas de voile, la question ne se posait même pas. Elles prenaient le bus seules, allaient à la fac, se mettaient en maillot de bain deux pièces sur la plage, et n’étaient jamais embêtées pour cela. Au contraire, elles étaient adulées, enviées, courtisées.

Il va finir sa licence de psychologie en tant que major de promo ce qui lui permettra d’obtenir une bourse et venir étudier en France.

A cette époque, le début des années 1970, on parlait peu d’Islam en France :

«  Je n’étais pas vu comme un musulman. Personne alors ne parlait d’islam, de barbe, de voile ou de halal. Seuls quelques milliers d’ouvriers de Renault ou Citroën, des hommes seuls, faisaient le ramadan et la prière dans leur coin – et d’ailleurs, certains finissaient par ne plus pratiquer… J’avais effectué un stage à l’hôpital en Algérie, le tabou de la virginité m’a paru être une porte d’entrée pour comprendre les nœuds des sociétés musulmanes. À la Sorbonne, j’ai demandé à faire ma thèse sur l’hymen au Maghreb, ce passeport pour le mariage. »

Il raconte sa tentative de revenir en Algérie enseignait à l’Université et l’envahissement du monde universitaire algérien par les frères musulmans et leurs idées rétrogrades :

« En 1981, après ma première thèse, j’ai fait une tentative de retour et enseigné la psychologie à l’université de Constantine. L’Algérie cherchait alors à arabiser son système éducatif. Les autorités étaient en quête d’enseignants venus du monde arabe. De nombreux professeurs sont arrivés d’Égypte. Parmi eux, hélas, beaucoup étaient des Frères musulmans, des prédicateurs. Nous avons été la première génération à être confrontée à cet enseignement avec des thématiques religieuses fortes. L’islamisation de l’Algérie a démarré à la fac, par les étudiants et les femmes.

Mes cours sur la sexualité, les dérèglements affectifs et le corps déplaisaient. Un responsable de l’association religieuse a fini par m’annoncer que mon amphi allait être réduit de moitié pour installer une mosquée sur le campus. […] J’ai pris un aller simple pour Paris »

Il faut comprendre d’où vient Malek Chebel, de son évolution, de ses expériences pour comprendre l’émergence du concept d’« islam des Lumières »

« Le 11 septembre 2011, quand deux avions ont détruit les tours du World Trade Center, les concepts ont vacillé, la peur de l’islam s’est installée. La France, qui s’était endormie avec quatre millions de travailleurs immigrés sur son sol, s’est réveillée avec quatre millions de musulmans. J’écrivais un livre sur l’actualité de l’islam et j’ai voulu traiter de l’islam et la modernité. Le titre Islam des Lumières s’est naturellement imposé.

Face à un islam fondamentaliste, il s’agit de proposer un islam moderne, actif, réactif, une religion compatible avec le vivre ensemble et le temps présent, mais aussi avec les raffinements exquis qu’elle a -inventés. Dans cinquante ans, les musulmans seront deux milliards, croyez-vous que les interdits seuls arriveront à les canaliser ?

Non, il faut nourrir une culture du débat, l’ouverture d’esprit, la tolérance, le respect de l’autre. Si certains veulent vivre au Moyen Âge, c’est leur choix. Mais ils ne peuvent l’imposer en règle universelle. Les politiques et les théologiens du monde arabo-musulman ont verrouillé l’expression de paroles alternatives. Comme à l’époque des Lumières, les libres penseurs, les intellectuels, les philosophes doivent jouer un rôle d’éclaireurs. »

Dans cet article il parvient de résumer en quelques lignes l’Histoire de l’évolution contrariée de l’Islam :

« Il y a eu depuis le Moyen Âge de nombreuses réformes, mais homéopathiques. Et ceux qui les ont -portées l’ont souvent payé cher.

Dès le VIIIe siècle, soit un siècle après la Révélation, un esprit critique s’amorce en islam : on voit des ajustements et des correctifs au dogme théologique.

Du XIe au XVe siècle, l’islam produit une série de penseurs majeurs et autant de philosophies distinctes de la doxa. À cette époque, Averroès, né en Andalousie, juriste, médecin, philosophe et grand commentateur d’Aristote, milite pour asseoir la prééminence de la raison sur la croyance, ou au moins un équilibre entre les deux. Ibn Rochd, c’est son nom arabe, avance l’idée d’une foi cantonnée à la sphère privée. Mais il est exilé : son ouverture d’esprit et sa modernité déplaisent aux autorités musulmanes. Aujourd’hui encore, son œuvre est tenue pour subversive, certaines bibliothèques nationales refusent de la mettre à disposition des étudiants.

Il faut attendre le XIXe siècle pour voir naître un mouvement d’envergure, appelé « Nahda ». Ce mouvement, le « renouveau », est animé par une élite arabe souvent laïque. Il se développe sur les ferments du projet de Bonaparte, qui entendait transformer la -société égyptienne selon les idéaux de la Révolution française. Au Caire, puis à Damas, des philosophes, des activistes politiques et des journalistes ouvrent le débat sur la pertinence de la charia, sur la polygamie, sur l’adaptation de l’islam au monde…

Le juriste Mohamed Abduh crée avec un Afghan le mouvement du modernisme islamique et publie de nombreux articles sur le rôle de l’instruction et le retard de l’islam. De retour en Égypte après son exil, il est nommé mufti, soit « interprète de la loi musulmane ». Un autre intellectuel égyptien, Ali Abderraziq, publie en 1925 un livre majeur, « L’Islam et les fondements du pouvoir », qui s’attaque au refus de la distinction entre temporel et intemporel, un dogme qui permet aux théologiens de se mêler de politique. Ce livre, longtemps retiré de la vente, vaut à Ali Abderraziq d’être déchu de ses responsabilités à l’université.

En Algérie, au Maroc, en Tunisie, partout, une floraison extraordinaire de penseurs, d’hommes d’État, de théologiens et même de femmes font alors bouger les lignes, en posant des questions d’une audace folle.

Le tournant de la crise de l’islam se joue au XVe siècle avec la chute de Grenade. La perte de l’Espagne andalouse, le plus beau joyau, marque le début du rétrécissement du monde musulman. La perte d’influence est forte, l’islam se « provincialise » et les premières pensées critiques provoquent immédiatement des contre-réformes. Prenant le passé comme horizon, des théologiens réclament une application stricte de la charia, qui n’est autre qu’un discours humain sur le Coran.

Le début de la colonisation et la fin du califat, aboli par Atatürk en 1923, renforcent cette contraction d’un monde sur lui-même. Les fondamentalistes se mettent à jouer des frustrations pour s’ériger en censeurs. Ils se servent de l’islam comme d’un outil. Pour accéder au pouvoir, comme les Frères musulmans. Pour obtenir des droits à la sainteté, comme les salafistes. Ou pour régner sur un pays, comme les djihadistes.

La crise est profonde dans le monde musulman : absence de légitimité, absence d’éducation, peu de perspectives pour les jeunes.

L’islam n’est qu’un habit, et il est balkanisé.

Aucune puissance, aucune autorité n’a de magistère. »

Selon Malek Chebel 80 % du corpus de l’islam s’adapte parfaitement à notre époque. Sa conception du monde, sa pratique, ses analyses et ses objectifs sont conciliables avec les règles économiques modernes, mais aussi avec l’éthique universelle : la démocratie, la République, les droits de l’homme et les conventions internationales :

« L’islam encourage la philosophie, les mathématiques, la biologie, la médecine, la curiosité scientifique et l’obligation de la lecture mais, de cela, personne ne parle ! ».

Le blocage provient à la fois d’archaïsme défendu par un groupe d’hommes qui n’ont pas intérêt au changement. Ce qui explique le statut médiéval de la femme, le refus quasi systématique de s’ouvrir à une théologie critique. Il dénonce aussi le rôle de grandes puissances régionales comme l’Arabie Saoudite ou l’Iran, arc-boutés sur leurs privilèges régaliens pour tirer profit d’avantages matériels immédiats.

Et il trouve dans les propos du prophète et le Coran, la justification de ses théories sur la sensualité au sein de l’Islam :

« Interrogé sur ce qu’il avait aimé de ce monde, le Prophète répondit : « Les femmes, les parfums et la prière. » La tradition raconte qu’il passa vingt-huit nuits consécutives avec son épouse copte Marya ! Sur les 6 218 versets du Coran, 650 parlent de la sexualité, de la femme, des règles, de la fécondité… Soit plus d’un dixième des versets !

Les musulmans vivent dans un quiproquo immense : ils subissent la contrainte de la religion, alors que l’islam leur recommande de vivre pleinement leur vie terrestre. La civilisation musulmane repose sur une idée fondamentale : le masculin et le féminin sont de création divine. L’exercice de la sexualité, l’amour et la tendresse sont donc, pour les hommes et les femmes unis par le mariage, une bénédiction de Dieu. Je n’ai fait qu’analyser les textes, mais écrivant cela, j’ai été traité de mécréant. Aucun de mes livres sur l’intime n’a encore été traduit dans le monde arabe ! »

Il ne répond pas à la question que lui pose la journaliste quant à sa croyance :

« Je suis en quête de sens, l’existence de l’homme m’intrigue. Mais il faut me juger selon ma méthodologie. Je suis d’abord un penseur ou un chercheur, la foi est du ressort de l’intime. »

A la fin de l’entretien il continue à prôner l’optimiste selon lui la société musulmane est en attente, l’histoire du monde musulman s’accélère, les blocages ne pourront durer.

J’aimais l’écouter et le lire.

Il permettait de voir la face lumineuse de l’Islam.

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Mercredi 1er avril 2020

« Si la seule chose que vous faites, c’est critiquer, vous n’irez probablement pas bien loin. »
Barack Obama

Dans ce temps particulier que nos sociétés traversent dans le monde entier, la solidarité s’exprime, le dévouement des soignants et d’autres travailleurs dont on comprend aujourd’hui l’importance. Même si ce sont souvent des personnes que le monde de l’économie ne met pas en avant : les éboueurs, les caissières des supermarchés, les routiers qui véhiculent les denrées indispensables ou encore tous ceux et beaucoup plus celles qui nettoient les lieux de travail, les hôpitaux, les Ehpad.

Il y aussi beaucoup de critiques et même d’expression de haine.

Certains ont l’air de savoir exactement ce qu’il aurait fallu faire et qui sont les responsables de tous nos malheurs.

Et pourtant, ne faudrait-il pas davantage d’humilité ?

Beaucoup d’exemples pourraient être donné, mais je n’en donnerai qu’un celui de Christophe Prudhomme, représentant CGT des urgentistes qui tient désormais des propos très virulents contre le gouvernement, son manque d’anticipation, ses décisions en retard etc.

Ces propos qu’il tient à la fin du mois de mars sont incroyables quand on les rapproche des propos de ce même professionnel au début du même mois de mars. Sur le plateau de LCI il accusait alors le gouvernement de surréagir et considérait ce virus comme peu dangereux.

Vous trouverez tous les éléments dans cet article avec notamment les deux interventions incompatibles de la même personne à 3 semaines d’intervalle.

Evidemment, nous manquons de masques !

Mais pourrions-nous nous souvenir que lors de l’épisode de la grippe H1N1, la ministre de la santé d’alors, Roselyne Bachelot avait anticipé et fait acheter des centaines de millions de masques ?

Cette épidémie-là ne s’était pas déployée, alors on l’a critiqué méchamment d’avoir dilapidé l’argent public.

J’aimerais qu’on rappelle les propos d’alors des spécialistes qui aujourd’hui trouvent anormal qu’on ne dispose pas d’un milliard de masques.

C’est <La revanche de Roselyne Bachelot>, elle qui dit aujourd’hui :

« Il suffirait de relire mon audition après la grippe A, je n’ai qu’une théorie : en matière de gestion d’épidémie, l’armement maximum doit être fait. Nous avions un stock près d’un milliard de masques chirurgicaux et de 700 millions de masques FFP2. J’ai été moquée pour cela, tournée en dérision, mais quand on veut armer un pays contre une épidémie, c’est ce qu’il faut ! »

Elle n’appartient pas à la majorité présidentielle, mais son expérience lui fait tenir des propos très mesurés :

« Je pensais qu’on me rendrait justice après ma mort. J’ai dû attendre dix ans. Gérer une crise sanitaire, c’est conduire une Ferrari sur une route verglacée. C’est très compliqué !

Olivier Véran est un bon ministre qui gère ça bien. Le chef de l’État prend les décisions appropriées. Le problème avec les masques ne vient pas d’eux. De toute façon, l’heure n’est pas aux polémiques, il faut respecter le confinement, rester chez soi. Faire preuve d’obéissance civile. Il n’y a que cela à faire. »

Je ne résiste pas au partage d’une petite vidéo d’une intervention de Barack Obama Le 29 octobre 2019 à Chicago dans le cadre du troisième sommet annuel de la fondation de Michelle et Barack Obama.

Il s’adresse aux jeunes et notamment aux jeunes sur les campus universitaires américains et particulièrement à ceux qui préconisent le « woke » expression américaine que je tenterai d’expliquer plus loin.

Barack Obama a dit :

« Cette idée de la pureté, de ne jamais faire de compromis, d’être toujours concerné par les questions sociales etc.

Vous devriez passer rapidement à autre chose.
Le monde est chaotique.
Il y a des ambiguïtés.

Les gens qui font de très belles choses ont des défauts.
Les personnes avec lesquelles vous vous disputez, aiment peut être leurs enfants et ont des points communs avec vous.

Je pense qu’il y a un danger chez les jeunes, particulièrement sur les campus universitaires.
Ma fille Malia et moi, nous en parlons.

J’ai parfois l’impression qu’aujourd’hui, chez certains jeunes, et ça s’est accéléré avec les réseaux sociaux, qu’il y a parfois ce sentiment que pour faire changer les choses, il faut être le plus critique possible envers les autres, et que cela suffit.

Par exemple, si je tweete ou si je mets un hashtag sur ce que vous avez mal fait ou sur le mauvais verbe que vous avez employé et après cela je peux me détendre et être plutôt fier de moi, genre : « T’as vu comme j’ai été concerné par les questions sociales ? Je t’ai bien affiché !

Puis j’allume ma télévision et je regarde mon émission, je regarde [ma série]. Ce n’est pas de l’activisme, ça !

Ça ne fait pas changer les choses.

Si la seule chose que vous faites, c’est critiquer, vous n’irez probablement pas bien loin. C’est trop facile. »

Barack Obama essaye donc de convaincre les jeunes qui se retrouvent sous l’expression», typiquement américaine « woke » qui signifie « éveillé ». Cette expression a été reprise par tout un nombre de représentants de minorités qui se jugent victimes de discriminations et développent une vigilance exacerbée contre la moindre trace de racisme ou de discrimination qu’ils pensent découvrir. Dans cette tendance un auteur blanc ne peut plus écrire sur le racisme à l’égard des noirs, parce qu’il n’est pas noir lui-même. Cet <article de la revue des deux mondes> explique cette dichotomie entre les adeptes de la pureté et ceux de l’universalisme.

Caroline Fourest a décrit cette dérive dans son livre <Génération offensée>

Mais je crois que ce discours de Barack Obama peut s’adresser à un plus grand nombre, notamment à tous ceux qui n’ont que la critique dans la bouche et sur leur clavier, qui pensent toujours que le problème vient d’ailleurs.

Que s’il y a un problème, c’est qu’une question technique n’a pas été bien analysée et que quelqu’un quelque part a « merdé ».

Les problèmes que nous avons à affronter ne sont pas toujours aussi simples.

Une grande part des difficultés ne se trouvent pas à l’extérieur de nous, mais dans nos impatiences, nos contradictions, nos désirs et notre adhésion à l’individualisme et au consumérisme.

Critiquer ne suffit pas, il faut aussi proposer.

Proposer des solutions qui peuvent être mises en œuvre, non de simples utopies dont on n’a pas le moindre commencement de début d’organisation viable à proposer à la dimension d’un État, sans parler de la dimension du monde.

Et quand on propose une solution, il faut en comprendre et décrire les conséquences pour notre quotidien, nos désirs et ceux des autres.

Il y a des ambigüités dit Obama.

<1384>

Jeudi 19 mars 2020

« Nous ne sommes pas en guerre et n’avons pas à l’être »
Sophie Mainguy-Besmain

Les réseaux sociaux sont comme les couteaux ou la langue, ils peuvent être l’instrument du pire, de la haine, de la bêtise, du crime.

Ils peuvent être aussi, le lieu du partage de l’intelligence, de la réflexion, de la profondeur.

Comme pour le coronavirus, nous devons nous efforcer de transmettre tout ce qui aide la vie, la construction, l’intelligence, l’entraide et stopper la transmission de la bêtise et de toute la horde de ce qui détruit, divise et abaisse.

C’est au départ mon ami Yves qui m’a renvoyé vers une page facebook qui elle-même m’a renvoyé vers la page de Sophie Mainguy-Besmain qui est médecin à Toulon.

Elle a réagi à cet appel du Président Macron : « Nous sommes en guerre »

Et elle a répondu par la négative :

« NOUS NE SOMMES PAS EN GUERRE et n’avons pas à l’être…
Il est intéressant de constater combien nous ne savons envisager chaque événement qu’à travers un prisme de défense et de domination.
Les mesures décrétées hier soir par notre gouvernement sont, depuis ma sensibilité de médecin, tout à fait adaptées. En revanche, l’effet d’annonce qui l’a accompagné l’est beaucoup moins.
Nous ne sommes pas en guerre et n’avons pas à l’être.
Il n’y a pas besoin d’une idée systématique de lutte pour être performant.
L’ambition ferme d’un service à la vie suffit.
Il n’y a pas d’ennemi.
Il y a un autre organisme vivant en plein flux migratoire et nous devons nous arrêter afin que nos courants respectifs ne s’entrechoquent pas trop.
Nous sommes au passage piéton et le feu est rouge pour nous.
Bien sûr il y aura, à l’échelle de nos milliards d’humains, des traversées en dehors des clous et des accidents qui seront douloureux.
Ils le sont toujours.

Il faut s’y préparer.
Mais il n’y a pas de guerre.
Les formes de vie qui ne servent pas nos intérêts (et qui peut le dire ?) ne sont pas nos ennemis.
Il s’agit d’une énième occasion de réaliser que l’humain n’est pas la seule force de cette planète et qu’il doit – ô combien- parfois faire de la place aux autres.
Il n’y a aucun intérêt à le vivre sur un mode conflictuel ou concurrentiel.
Notre corps et notre immunité aiment la vérité et la PAIX.

Nous ne sommes pas en guerre et nous n’avons pas à l’être pour être efficaces.
Nous ne sommes pas mobilisés par les armes mais par l’Intelligence du vivant qui nous contraint à la pause.
Exceptionnellement nous sommes obligés de nous pousser de côté, de laisser la place.
Ce n’est pas une guerre, c’est une éducation, celle de l’humilité, de l’interrelation et de la solidarité.

Sophie Mainguy»

Cette épidémie constitue une leçon qui doit nous permettre de comprendre qu’il faut mettre des limites à notre individualisme forcené.

Non pas renoncer à la part de liberté qu’il représente, mais d’égoïsme qu’il génère.

L’entraide est plus que jamais la force dont le monde a besoin.

Et quand on parle de virus et de bactéries, on ne peut s’empêcher de penser au « microbiote intestinal humain » où des milliards d’êtres vivants et de virus collaborent, sans organisation pyramidale, pour nous aider à vivre et à digérer.

C’est vrai que dans cette connaissance du vivant, il semble hors de propos de parler de guerre, mais d’en appeler au vivant, à la coopération des ressources de vie et à l’éloignement des forces de destruction.

<1373>

Lundi 17 février 2020

« Je n’oublie pas, ça fait partie de ma vie, mais je n’y pense plus »
Fatima Zekkour , une jeune fille qui a choisi d’aider les autres

Un mot du jour de 2017 était consacré à ce livre de Pablo Servigne et Gauthier Chapelle « L’autre loi de la jungle : l’entraide »

Tant il est vrai que si les médias et notre propre attention sont le plus souvent mobilisés pour nous intéresser à des faits qui n’honorent pas ou peu la réputation d’altruiste d’homo sapiens, il existe pourtant tous les jours des êtres humains qui aident d’autres êtres humains et même d’autres espèces vivantes qui en ont besoin, comme par exemple ces australiens qui ont sauvé des koalas.

Quelquefois, des humains se haussent à la dimension de l’héroïsme pour appliquer cette autre loi de la jungle.

Ce fut le cas d’une jeune fille : Fatima Zekkour, en mai 2013

C’est encore, France Inter, la revue de Presse de Claude Askolovitch du <11 février 2020> qui m’a appris l’existence et l’acte de courage de Fatima Zekkour :

« On parle d’une jeune fille…

Que je découvre en dehors de toute actualité apparente dans le Journal du Centre, mais souvent quand elle apparait les gens se lèvent et l’applaudissent, c’est encore arrivé le week end passé au rassemblement nivernais de l’Ordre national du mérite: Fatima Zekkour est une héroine de la république, qui à 17 ans est entrée dans un immeuble en flamme pour sauver des vies et en est ressortie comme une torche vivante, elle a 24 ans et accepte son corps reconstitué, elle cherche du travail.

Le 4 mai 2013 elle se promenait au quartier de la grande pâture à Nevers, quand elle a vu un départ d’incendie dans le hall d’un immeuble où un canapé abandonné avait pris feu… Fatima et sa soeur enceinte sont allé taper à toutes les portes des quatre étages de l’immeuble, la fumée montait après elle, la soeur de Fatima est sortie mais elle est resté prisonnière des flammes; elle pensait que les pompiers n’allaient pas tarder mais les pompiers n’avaient pas cru sa maman qui les avait appelés -on leur  fait si souvent des blagues… Ne voyant rien venir, fatima est allé seule traverser le rideau de feu.  « Je suis tombée dans les pommes plusieurs fois en descendant. J’ ai traversé le hall, je me suis à nouveau évanouie sur le canapé en feu. Je ne me souviens pas comment j’ai pu ouvrir la porte et sortir ».

Elle est brulée à 70 %,  au visage aux mains aux jambes, aux poumons, on la plonge dans un coma artificiel pendant 20 jours, quand elle se réveille elle a tout oublié et puis elle se souvient et elle cauchemarde enveloppée de bandages, on va l’opérer 50 fois, micro chirurgie et greffes de peau…

Fatima est un personnage du Journal du centre. J’ai retrouvé dans les archives une photo d’elle avant, mignonne brunette, je vois une photo d’elle aujourd’hui, femme au grand sourire dont je devine la peau torturée. Elle n’est plus jamais retournée au lycée, elle a tâtonné avant de trouver sa voie dans l’accompagnement médical auprès de malades d’Alzheimer, elle cherche un emploi stable et si elle n’enlève pas les gants qui couvrent ses mains meurtries, elle  n’a plus peur d’allumer des bougies et voudrait se marier. Elle avait 17 ans le jour où le courage l’a pris. ».

Le journal du Centre avait dans un <article de juin 2013> parlé de cet acte héroïque et publié une photo de Fatima Zekkour dans la beauté de sa jeunesse.

Le même journal a publié récemment l‘article que commentait Claude Askolovitch et qui relatait le parcours de cette jeune fille jusqu’à aujourd’hui. Vous y trouverez une photo récente de cette jeune femme qui a appliqué la loi de l’entraide au péril de sa vie et de son intégrité physique, après les nombreuses opérations qu’elle a subies.

L’article conclut sur les objectifs actuels de Fatima :

« Mon souhait, désormais, c’est juste de mener une vie normale. Trouver du travail, d’abord, car je suis au chômage depuis un mois. J’ai arrêté les CDD car je cherche un emploi à plein-temps, mais dans le même milieu, auprès des personnes souffrant de la maladie d’Alzheimer. Je suis d’ailleurs prête à partir de Nevers. Pour le reste, j’ai des envies simples : fonder une famille, me marier… Une vie normale. »

Jeune femme admirable qui continue à trouver sa motivation dans le fait d’aider les autres et notamment les plus fragiles : celles et ceux qui ont perdu leurs repères et la capacité de mémoire.

La vie est plus belle quand on croise la route, même si ce n’est qu’à l’occasion d’un article ou d’une émission, d’une femme comme Fatima Zekkour.

<1350>

Vendredi 14 février 2020

« La vie »
Eternellement actuel, ce mot est aussi le titre d’un livre de Didier Fassin

Je termine aujourd’hui cette série sur les mots et expression d’aujourd’hui.

Il s’agissait de mots nouveaux qui viennent d’être inventés : « TikTok », « Méga-feux », « Flygskam » ou des expressions : « OK boomer »

Et puis il y avait aussi des mots qui ont une signification différente que celle attendue « Les sardines » ou des mots dont on retrouve la signification réelle comme « le consentement ».

Enfin des mots plus anciens mais qui ont une brûlante actualité « Populisme », « Hôpital public »

J’aurais pu parler d’« agribashing » de « Brexit » de « retraite » de « censure » et sur ce dernier mot il faut lire l’édito de Riss sur le site de Charlie Hebdo : « Les nouveaux visages de la censure »

Et puis « Féminicide » qui a été désigné comme le <mot de l’année> par le dictionnaire du Petit Robert. Ce terme qui <interroge la magistrature> et <le Droit> mais qui correspond à cette triste réalité de la violence que les hommes exercent à l’égard des femmes.

Mais je veux terminer par ce mot : « La vie ».

Je ne crois pas qu’il puisse exister un mot plus éternellement actuel que « la vie ».

Si je n’étais pas en vie je ne pourrais pas écrire, et si vous ne l’étiez pas vous ne pourriez pas lire. La vie est ce que nous avons de plus précieux.

La vie qui est relation comme l’écrit si bien Alain Damasio :

« Une puissance de vie !
C’est le volume de liens, de relations qu’un être est capable de tisser et d’entrelacer sans se porter atteinte. »

L’académicien François Cheng qui parle si bien de la beauté (regardez cette <vidéo> à partir de 21’10 qui est un replay de la Grande Librairie) et qui a rédigé « Cinq méditations sur la mort autrement dit sur la vie » a écrit :

« Disons dès à présent sans détour que je fais partie de ceux qui se situent résolument dans l’ordre de la vie. […] pour nous, le principe de vie est contenu dès le départ dans l’avènement de l’univers. Et l’esprit, qui porte ce principe, n’est pas un simple dérivé de la matière. Il participe de l’Origine, et par là de tout le processus d’apparition de la vie, qui nous frappe par sa stupéfiante complexité. Sensibles aux conditions tragiques de notre destin, nous laissons néanmoins la vie nous envahir de toute son insondable épaisseur, flux de promesses inconnues et d’indicibles sources d’émotion. »
Cinq méditations sur la mort, pages 16 & 17

Si un jeune, dans un moment de sérénité pendant lequel il n’aurait pas la tentation de me lancer « Ok boomer » mais plutôt de me demander : à ton âge, avec ce que tu as appris si tu n’avais qu’une phrase à me dire, laquelle serait-elle ?

Je répondrai certainement

« N’oublie pas qu’il y a une vie avant la mort ! »

Qu’il y ait une vie après la mort, certains le croient, mais ce n’est pas sûr.

En revanche, avant la mort il y a une vie à vivre.

L’actualité du mot « vie » est aussi liée aux menaces qui pèsent sur la biodiversité. « La sixième extinction massive a déjà commencé ». La disparition des insectes est profondément préoccupante.

L’homme n’est pas seul sur terre. Sa vie, son équilibre dépendent aussi de la vie d’autres espèces.

Le médecin Marie François Xavier Bichat (1771-1802) a écrit dans son livre « Recherches physiologiques sur la vie et la mort » un aphorisme souvent repris :

« La vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort »

Jean d’Ormesson a nuancé cette définition :

« Ma définition à moi serait plutôt l’inverse : la vie, c’est ce qui meurt. La vie et la mort sont unies si étroitement qu’elles n’ont de sens que l’une par l’autre. »

La vie est aussi tout ce qui se passe entre la naissance et la mort.

Et cette vie n’est pas la même pour tous, ni en ce qui concerne la durée, la santé, la souffrance, le plaisir et la joie.

Et ainsi l’actualité du mot « La vie » vient aussi de la leçon inaugurale, le 16 janvier, de Didier Fassin au Collège de France sur « l’inégalité des vies ».

Vous trouverez sa leçon inaugurale derrière <ce lien>

Didier Fassin, né en 1955, est un anthropologue, sociologue et médecin français. Il est professeur de sciences sociales à Princeton et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Il a été élu au Collège de France pour occuper une chaire annuelle en 2020 consacrée à la santé publique. Il a travaillé sur les malades du sida, les demandeurs d’asile, l’humanitaire, la police, la justice, la prison, et sur « l’inégalité des vies ».

Il a écrit un livre paru en 2018 qui pour titre « La vie » et sous-titre « Mode d’emploi critique ».

Je l’ai d’abord entendu sur France Inter, le 17 janvier 2020, invité par Ali Baddou puis sur France Culture, le 18 janvier 2020, pour évoquer sa leçon inaugurale pour parler de ses recherches et de sa réflexion.

L’Obs a republié un grand entretien qu’il avait mené avec Didier Fassin lors de la sortie de son livre sur la « Vie »

Ces différents points d’entrée dans la réflexion et les études de Didier Fassin m’ont énormément intéressé.

Il arrive à réaliser cette performance de décliner avec naturel les statistiques et les études générales sur l’espérance de vie, la qualité de vie et les inégalités mais aussi de se mettre à hauteur d’homme pour illustrer la froideur des chiffres par l’émotion et la vérité de l’histoire de la vie d’êtres humains dont il raconte la réalité.

Il ne m’est pas possible de faire une synthèse de son propos mais je citerai un extrait de sa leçon inaugurale qui commence par l’espérance de vie :

« (…) Ce que nous nommons d’une expression aussi élégante que trompeuse « espérance de vie » n’est qu’une mesure abstraite résultant de la sommation de la probabilité de décéder aux différents âges et imaginant une génération fictive soumise aux conditions de mortalité de l’année considérée. Mais où donc est passée la vie ? Certes, l’espérance de vie nous informe sur un fait majeur : les disparités considérables de longévité existant dans nos sociétés – treize ans en France, quinze ans aux Etats-Unis, quand on compare les plus riches et les plus pauvres.

Mais ce qu’on peut dire de l’inégalité des vies tient-il dans cette seule mesure ? Deux illustrations suggèrent que cette quantification est nécessaire mais non suffisante. Elément troublant, en France, mais l’observation vaut pour d’autres pays occidentaux, quelle que soit leur catégorie socioprofessionnelle, les femmes ont une mortalité plus faible que les hommes. Ainsi les ouvrières vivent-elles plus longtemps que les hommes cadres, même si l’écart s’est réduit au cours des dernières décennies.

Ce fait, principalement lié à des différences de comportements à risque au regard de la santé, a souvent été décrit comme signant un privilège pour le sexe féminin. Or, d’une part, si les ouvrières ont une espérance de vie à 35 ans de deux années supérieure aux hommes cadres, leur espérance de vie sans incapacité est de sept ans inférieure, conséquence probable de conditions de travail défavorables ; l’avantage apparent est donc un artifice. D’autre part, et surtout, l’espérance de vie ne renseigne pas sur la qualité de vie, que ce soit en termes d’autonomie, d’émancipation, d’exposition au sexisme, et finalement de réalisation de soi ; nul besoin de souligner combien, sur ces différents plans, les femmes ont été et sont encore pénalisées dans un pays où elles n’ont obtenu que récemment le droit de voter et d’ouvrir un compte bancaire, l’accès à la contraception et à l’interruption volontaire de grossesse, l’autorité parentale conjointe et l’égalité des époux dans la gestion des biens de la famille, la reconnaissance des violences conjugales et du harcèlement sexuel.

 Comme n’a cessé d’y insister Françoise Héritier [1933-2017], ce qu’elle appelle la « valence différentielle des sexes » est, dans toutes les sociétés humaines connues, le produit de hiérarchies qui opèrent dans l’univers symbolique autant que dans le monde social, le premier servant souvent de justification au second pour distribuer inégalement le pouvoir. Qu’en France, ou ailleurs, les femmes vivent plus longtemps que les hommes ne nous dit rien, par conséquent, de ce qu’est leur vie ou, plus précisément, ce que la société en fait.

Une réflexion en quelque sorte symétrique peut être développée pour ce qui est des hommes noirs aux Etats-Unis qui, eux, vivent moins longtemps que les hommes blancs. La mort d’hommes et d’adolescents afro-américains tués par des policiers, et notamment d’Eric Garner étouffé lors de son interpellation pour vente de cigarettes à la sauvette [le 17 juillet août 2014, à New York], de Michael Brown abattu de plusieurs balles alors qu’il marchait dans la rue [le 11 août 2014, à Ferguson], de Freddie Gray victime de fractures cervicales occasionnées par son arrestation à la suite d’un contrôle d’identité [le 15 avril 2015, à Baltimore], de l’enfant Tamir Rice tué sur un terrain de jeux alors qu’il portait à la ceinture un pistolet factice [à Cleveland, le 22 novembre 2014], et de bien d’autres, a révélé la fréquence de ces incidents mortels. »

Et il revient à la réflexion sur la vie que j’ai essayé d’esquisser au début de ce mot du jour mais en la confrontant à la réalité des inégalités :

« Il y a ainsi, d’un côté, la vie qui s’écoule avec un commencement et une fin, et de l’autre, la vie qui fait la singularité humaine parce qu’elle peut être racontée : vie biologique et vie biographique, en somme. L’espérance de vie mesure l’étendue de la première. L’histoire de vie relate la richesse de la seconde. L’inégalité des vies ne peut être appréhendée que dans la reconnaissance des deux. Elle doit à la fois les distinguer et les connecter. Les distinguer, car le paradoxe des femmes françaises montre qu’une vie longue ne suffit pas à garantir une vie bonne. Les connecter, car l’expérience des hommes afro-américains rappelle qu’une vie dévalorisée finit par produire une vie abîmée. »

Et il cite Bourdieu et parle de notre société économique et sociale :

« Comme Pierre Bourdieu, dont les livres m’ont fait découvrir les sciences sociales, l’a montré à propos de sa propre histoire : c’est en prenant la distance épistémologique nécessaire qu’on transforme une expérience en connaissance et qu’on fait d’une dette sociale une œuvre scientifique. La question de l’inégalité est présente dans toute la sienne, même s’il lui donne d’autres noms, reproduction et domination, force de l’habitus et lutte des classements. De cette inégalité, qui prend de multiples formes, à l’école et dans le travail, en termes de capital économique et de capital social, la plus profonde est celle devant la vie même. »

J’ai donc voulu terminer cette série de mots par la « vie » avec un regard d’abord philosophique et poétique pour ensuite, grâce à Didier Fassin, esquisser la réalité sociologique des inégalités devant la vie. Car la vie n’est pas la même si un enfant nait en Somalie ou en Allemagne, s’il nait dans une famille pauvre ou dans une famille riche, s’il nait dans une famille noire ou dans une famille blanche, s’il nait femme ou homme dans beaucoup de pays du monde.

Et sur ce point on comprend bien que les solutions ne sauraient être individuelles mais sont politiques au sens le plus noble de ce terme.

Je sais que beaucoup ne croit plus en la politique. C’est pourtant la seule solution, celle de ne pas s’occuper de son seul ego, de sa petite famille, de son petit jardin mais de s’intéresser plus globalement à la communauté des vivants.

Didier Fassin restreint son propos à homo sapiens. J’aimerais élargir cette vision et inclure dans la communauté des vivants, non seulement l’espèce humaine mais aussi les autres espèces et les végétaux qui sont « en vie ».

Je finirai pas un dessin qui pose une question :


<La Leçon inaugurale de Didier Fassin : l’inégalité des vies>

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Lundi 27 janvier 2020

« Il nous reste les mots »
Georges Salines et Azdyne Amimour

Lorsque mon fils Alexis travaillait et résidait à Lyon, nous avions pris l’habitude de nous retrouver, une fois par semaine, à l’heure du déjeuner pour nous voir en tête à tête et dialoguer, c’est-à-dire nous féconder mutuellement l’intelligence. Un jour Alexis m’a dit : « Si on y réfléchit, les humains ont fait le choix de communiquer essentiellement par le langage et les mots. Ce n’était peut-être pas la meilleure solution. »

Les scientifiques ne savent pas encore très bien comment communiquent entre eux les poulpes. Mais l’hypothèse qu’ils communiquent à partir de leur système nerveux qui est complètement distribué sur tout leur corps est possible. Franz de Waal posait cette question provocante : « Est-ce que l’homme est plus intelligent que le poulpe ? On ne sait pas ».

Daniel Barenboïm a écrit qu’il en apprenait plus sur la personnalité et l’intimité d’un humain en jouant de la musique avec lui pendant dix minutes plutôt qu’en lui parlant pendant des heures.

Quand on s’enlace avec tendresse et ouverture, il y aussi communication qui dépasse les mots.

Mais pour exprimer la complexité, nous autres humains utilisons les mots.

C’est l’objet même du mot du jour.

Le 1er septembre 2014, après un autre silence d’un mois j’avais fait appel à Victor Hugo et au 8ème poème du livre Un des contemplations : « Les mots sont les passants mystérieux de l’âme ».

Mais quand on analyse ce qui se passe, de la difficulté à exprimer et encore plus à entendre le message que peut former les mots, on peut être découragé.

Parce qu’un mot ne suffit pas, il faut une phrase, puis une autre qui précise ou nuance la première. Puis d’autres qui vont encore apporter des précisions et des nuances. Celui qui écoute a souvent envie d’intervenir dès la première phrase ou la seconde, enfin très vite ne laissant pas celui qui parle, développer la complexité de sa réflexion.

Sur les plateaux de la télévision, on demande toujours de s’exprimer en quelques mots.

On privilégie le « bon mot », « la phrase choc » que les anglicistes appellent les punchlines.

Faisons l’hypothèse que vous possédiez, sur un sujet particulier, une réflexion complexe dans votre cerveau et que vous vouliez la transmettre à votre interlocuteur.

Ce qui serait idéal c’est que vous puissiez transmettre, en une fraction de seconde, l’intégralité de cette réflexion dans le cerveau de l’autre, par une sorte de télé transmission et que l’autre puisse la recevoir en une seule fois, dans sa globalité et la comprendre immédiatement.

Mais ce n’est pas possible, pas encore, disent peut être les transhumanistes.

Il nous reste, pour l’instant les mots. Alors il faut accepter de prendre le temps, pour que mot après mot la communication confiante et détaillée puisse s’épanouir et se partager.

C’est ce qu’ont fait Georges Salines, le père de Lola qui a perdu la vie, à 28 ans, au Bataclan le 13 novembre 2015 et Azdyne Amimour, le père de Samy qui a aussi perdu la vie, à 28 ans, le même jour, dans le même lieu mais qui était, lui, un des trois terroristes qui a donné la mort avant de la recevoir.

« Il nous reste les mots » est le titre du livre qu’ils ont commencé à écrire ensemble après avoir dialogué plus d’un an. Ils ont utilisé ces outils imparfaits, insuffisants, pauvres que sont les mots pour échanger leur chagrin, leur désarroi, leurs blessures mais aussi trouver la force pour continuer à croire à la vie, au bonheur, à l’humanisme.

Georges Saline est médecin, il a bien sûr été dévasté par l’assassinat de sa fille, mais n’a pas voulu rester figé dans sa douleur, sa colère. Il a rapidement participé à la création d’une association : « 13 onze 15 : fraternité et vérité » dont il est devenu Président. Il voulait comprendre et faire de la prévention, comme le rapporte cet article de <La Croix>.

Il est devenu ainsi une personnalité publique qui s’exprimait dans les médias. C’est ainsi que l’a connu Azdyne Amimour qui a pris l’initiative de lui écrire en février 2017, pour le rencontrer.

C’est ainsi qu’ils se voient pour la première fois dans un café de la place de la Bastille, à Paris.

Un journaliste commente et leur donne la parole :

« Les deux pères, évidemment, appréhendent cette impensable rencontre. « Au départ, j’étais inquiet, je ne savais pas comment il allait prendre la chose, se rappelle Azdyne Amimour. Dès les premiers mots, j’ai lu sur son visage ses traits de caractère et donc il m’avait mis à l’aise. »  Lors de cette première rencontre, le père du terroriste montre une photo de son fils à l’âge de 12 ans. « On voit la photo d’un petit garçon propre sur lui, mignon, auquel on a envie de faire une bise, décrit Georges Salines. Ce que ça m’a apporté, c’est d’essayer d’être capable de ne pas réduire cette vie à son acte final. Personne ne peut être réduit à ce qu’il a fait de pire dans sa vie. Je sais que je suis sorti de cet entretien totalement bouleversé. »

La première question du père de Lola au père de Samy a été de demander pourquoi il voulait le rencontrer.

« L’homme d’origine algérienne lui répond : « Parce que je me sens aussi victime par rapport à mon fils. » Une réponse qui ne choque pas Georges Salines. « J’avais publié un livre qui s’appelle L’indicible de A à Z où j’avais dit que les familles de jihadistes sont aussi des victimes, se souvient le père de Lola. Je le savais pour avoir rencontré des mères qui avaient perdu leur enfant en Syrie et j’avais pu toucher du doigt leur détresse. À vrai dire, je pense que les terroristes, qui sont totalement coupables et à qui je ne pardonne rien, sont aussi des victimes de leur propre folie. Ils ont perdu leur vie en poursuivant une chimère »

Le père de l’enfant devenu terroriste exprime ses terribles questions :

« Je sais que j’ai failli quelque part mais je n’arrive pas à trouver. Le ‘pourquoi ?’, ça me hante, jusqu’à présent. »

<Libération> présente la famille du jeune tueur :

A Drancy (Seine-Saint-Denis) chez les Amimour, Samy, cadet de la fratrie, est un adolescent influençable et taiseux. Ses parents s’inquiètent souvent pour lui.

Dans la famille, l’islam n’est pas central, le père se définit comme «croyant mais pas pratiquant». Pour lui, Samy a «déraillé»; il a voulu partir en Afghanistan et au Yémen, pour finir par rejoindre le groupe État islamique en Syrie en septembre 2013.

La question du pardon est difficile :

« Quand le père de Samy demande «pardon pour son fils», le père de Lola balaie la question: M. Amimour «n’a pas de pardon à demander, il n’est coupable de rien, et moi je ne peux pas accorder de pardon parce qu’il n’y a plus personne pour me le demander».

«Vous étiez à mille lieues de l’intolérance, du sectarisme et de la violence, (…) tu n’es pas responsable des méfaits de ton fils (…) Le déterminisme à ses limites», répond le père de Lola. »

<Ouest France> présente les doutes de Georges Salines après la lettre d’Azdyne Amimour :

« D’abord « perplexe », le père de Lola, alors président de l’association de victimes « 13onze15 : Fraternité et vérité », accepte. « J’avais déjà parlé avec des mères de jeunes partis en Syrie, dit-il. Mais là, c’était un autre engagement : le fils d’Azdyne était potentiellement le meurtrier de ma fille. »

Mais ils concluent :

« Ce dialogue, estiment finalement les auteurs, représentait une extraordinaire opportunité de montrer qu’il nous était possible de parler. Si un tel échange avait lieu entre nous, alors nous pouvions abattre les murs de méfiance, d’incompréhension, et parfois de haine, qui divisent nos sociétés. »

Vous pouvez aussi visionner cette émission de France 24 dans laquelle, ils ont tous les deux participé.

Il a fallu du temps pour que ces mots échangés puissent permettre de se faire confiance, de se comprendre et d’avancer.

Puisqu’il nous reste les mots, je vais, dans les prochains jours, évoquer des mots et des expressions qui ont été inventés récemment ou ont été très utilisés dans l’actualité. Je tenterai de les éclairer par d’autres mots, pour continuer d’essayer maladroitement, péniblement et modestement de mieux comprendre le monde.

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Vendredi 27 décembre 2019

«Le monde n’a plus besoin de battants, de gens qui réussissent, il a besoin de rêveurs, de personnes capables de reconstruire et de prendre soin… et surtout, surtout, on a tous besoin aujourd’hui, plus que jamais, de gens heureux.»
Pedro Correa

Le mot du jour a coutume de se mettre en pause à la fin de l’année. On parle de la trêve des confiseurs.

L’année dernière j’ai commencé « une tradition » d’une pause d’un mois. Plus qu’une trêve de confiseurs, il s’agit plutôt d’une hibernation.

Le mot du jour va donc se mettre en congé et reviendra, lundi 27 janvier 2020, jour anniversaire de la naissance de Wolfgang Amadeus Mozart né le 27 janvier 1756

Et, c’est une histoire belge que je voudrais partager pour ce dernier mot du jour de l’année.

Pedro Correa est un artiste photographe professionnel. Mais ses études l’avaient conduit d’abord à un diplôme d’ingénieur civil qu’il avait décroché dans l’école d’ingénieur de l’UCL, c’est-à-dire « l’Université Catholique de Louvain. »

Il explique son parcours <sur ce site bruxellois>

Et son université d’origine a eu l’idée de l’inviter à faire un discours à la cérémonie de remise de diplômes d’ingénieur de cette année, c’est-à-dire devant celles et ceux qui ont suivi les mêmes études que lui, quelques années après lui.

Et il a tenu un discours que ce <site catholique belge> appelle «Un surprenant discours ». Ce discours il l’a tenu devant les nouveaux ingénieurs, leurs parents, leurs professeurs et d’autres anciens élèves

L’université lui avait donné carte blanche et il avait donc toute liberté d’aborder tous les sujets qu’il souhaitait.

C’est pourquoi il a commencé à remercier pour cette initiative :

 « Je voulais aussi féliciter l’AILouvain, ( Association des diplômés de l’Ecole Polytechnique de Louvain) d’avoir fait preuve de courage, non seulement en m’invitant dans ce panel (ce qui est déjà assez courageux) mais surtout en mettant au centre de ses interventions et de leur programme de conférences des termes comme « le sens », « le bonheur » « et la joie au travail », au-delà de ceux sur lesquels on insistait uniquement lors des discours que j’avais à votre âge en ingénieur, et qui étaient plutôt à l’époque « le sacrifice », « le sérieux », « la compétitivité » ou « l’excellence ». Merci donc vraiment à l’UCL pour cet élan de vent frais ».

Avec beaucoup d’humour préparatoire à ce qui va suivre, il prévient :

« Faire un Doctorat en Sciences Appliquées pour finir artiste photographe, je pense que cela doit figurer dans le top 3 des cauchemars des parents ici présents… »

Puis il évoque la figure qu’il nomme « son idole », Philippe Bihouix.

Philippe Bihouix est un ingénieur français qui écrit des livres qui vantent les « Low-Tech » par opposition au « High Tech ».

Bien sûr, comme toute personne raisonnable il est préoccupé par le défi climatique et écologique qui se dresse devant nous. Il a la conviction que les hautes technologies, comme le numérique ou la robotique, ne peuvent être la solution magique pour lutter contre la crise climatique en raison de leur impact sur notre environnement et nos ressources.

Il ne croit pas à la croissance verte et à la civilisation des énergies renouvelables, des réseaux intelligents, de l’économie circulaire, des nano-bio-technologies et des imprimantes 3D

Il a ainsi écrit un livre que cite Pedro Correa : « L’âge des Low Tech »

Il décrit la civilisation du high tech comme plus consommatrice de ressources rares, plus difficiles à recycler, trop complexe et menant à une impasse. C’est pourquoi il propose de prendre le contre-pied de la course en avant technologique en se tournant vers les low tech, les « basses technologies ». Il ne s’agit pas de revenir à la bougie, mais de conserver un niveau de confort et de civilisation agréables tout en évitant les chocs des pénuries à venir.

Mais revenons au discours de Pedro Correa devant les jeunes ingénieurs.

Vous trouverez une grande partie de ce discours sur le site du journal la Libre Belgique.

J’ai choisi comme exergue la dernière phrase, mais je souligne dans le texte les autres phrases avec lesquelles j’ai hésité.

Il ne faut pas recevoir tout ce discours comme parole d’évangile, mais le prendre comme un regard décalé qui pose des questions fondamentales et appelle à s’interroger sur le sens, l’essentiel et le chemin :

« Mais si je ne vais pas vous donner de conseils, c’est surtout parce que je me rends compte que nous, les plus vieux, n’avons rien à vous apprendre, et que bien au contraire, nous ferions mieux de plus vous écouter. Quand je vois les valeurs de consommation, d’accumulation, d’égocentrisme, de compétition et de croissance continue, sur lesquelles les deux générations précédentes ont bâti le système dans lequel on surnage pour l’instant, et quand je vois les élans de solidarité, d’empathie, de collaboration, et de quête de sens qui brillent au fond des yeux des jeunes aujourd’hui… je me dis que vous êtes celles et ceux qui peuvent inverser la tendance vers une société plus heureuse et plus juste… et que vous avez déjà tout en vous.

Je vais par contre commencer par une statistique que je vais poser là, exprès pour vous faire un peu peur. C’est une donnée que l’on entend très rarement, et qui représente à mes yeux le canari dans la mine qui devrait nous alerter que quelque chose va mal : depuis 5 ans, la Belgique dépense plus de budget national en malades de longue durée (essentiellement des dépressions et des burn-out), qu’en charges liées au chômage. Cela veut donc dire que contrairement à ce que l’on nous martèle chaque jour à propos du chômage, en sortant d’ici, vous avez plus de risques de tomber malade ou de devenir dépressifs à cause de votre emploi, que de ne pas en trouver. »

Ce constat assez déroutant et dérangeant est aussi développé sur le <site de la RTBF>. Il s’agit de la Belgique, le taux de chômage y était en juin 2019 de 5,7%, en France nous sommes juste en dessous de 9%. Je pense cependant que si le coût du chômage en France est nettement plus élevé, le constat par rapport à la santé psychologique au travail est probablement très proche de la Belgique.

Il ajoute :

« Passionné de développement personnel, je me suis penché sur les causes de cette donnée, et ce résultat n’est finalement pas si étonnant. Toutes les études scientifiques en neurosciences et en psychologie du bonheur sont unanimes : placer des termes anxiogènes comme le « sérieux », l' »excellence », la « compétitivité » ou le « sacrifice » au centre de notre vie, sans en placer d’autres, essentiels, comme « la joie », « le sens » ou « la collaboration », c’est prouvé, cela ne peut que mener à la tristesse, à la fatigue, et au final, à la maladie… au burn-out.[…]

Certains vous feront miroiter des contrats avec d’énormes voitures à la clé, et ils vous assureront que c’est la preuve ultime de la réussite. De mon côté, je ne peux que vous parler avec le gage de mon propre bonheur lorsque je me lève chaque matin pour faire mon travail, que je reste absorbé pendant des heures sans voir le temps passer à capturer des instants de beauté éphémère, et le bonheur de mes enfants avec qui je passe de longues après-midi.

Je ne peux donc que vous partager mon expérience, qui a tout d’abord été de me rendre compte que le bonheur, ça se travaille. Le bonheur ne nous tombe pas du ciel en regardant notre vie s’écouler sur des rails construits par d’autres, des rails qui vont on-ne-sait-où, plutôt que de mettre en pratique nos propres envies.[…]

Mon chemin a commencé par cette condition, indispensable je pense, d’écouter mes propres envies, d’écouter ma voix intérieure. Cette voix intérieure n’a rien de mystique, c’est juste la propre voix de chacun, cette voix authentique qui n’a de compte à rendre à personne, c’est une voix du cœur, celle qui vous prend aux tripes. Elle est très difficile à entendre parce que depuis tout jeune, nous avons entassé d’autres voix par-dessus : la voix des parents, des professeurs, des pubs. […]

Nous avons tous en nous la voix qui sait ce qui est mieux pour nous. Il faut juste du travail sur soi pour l’entendre et la reconnaître. »

Et il dit combien notre conditionnement peut nous empêcher d’écouter et d’entendre cette voix intérieure. Et pour donner un exemple, ll décrit le malaise d’un salarié dans le contexte suivant :

« C’est super dur d’écouter cette voix sans se dire que c’est du n’importe quoi, sans se dire oh là là mais qu’est ce qui me prend, j’invente des trucs. Mais il est très bien rémunéré ce super job qui optimise ce software d’évasion fiscale pour une multinationale qui empoisonne l’eau potable de milliers de personnes à l’autre bout du monde. Je ne comprends vraiment pas pourquoi mon estomac se noue et que j’ai des sueurs froides à chaque fois que j’arrive au bureau, c’est absurde. Et puis si on ne fait rien, l’estomac reste noué comme ça, jour après jour pendant des mois. Et puis, bizarrement on tombe malade. »

Il donne ensuite une clé de son parcours personnel qui passe par le décès brutal de son père à un âge auquel on s’attend désormais à vivre encore de longues années.

« Pour moi, cela a été plus rapide : j’ai pris un raccourci et j’ai pu éviter des années d’écoute attentive pour arriver à l’entendre. C’est un raccourci, certes, mais que je ne souhaite à personne : c’était de voir mourir mon père, soudainement. Il avait 56 ans, j’en avais 29. Il était fort comme un roc un jour, et parti le lendemain. Nous savons tous que nous sommes mortels, mais la nuance est énorme entre savoir que nous sommes mortels et savoir que nous allons mourir, et que ça peut arriver du jour au lendemain.

À ce moment-là, ma voix intérieure a pris un mégaphone et a percé toutes les autres voix, pour me demander chaque jour très clairement : «maintenant que tu sais que tu pourrais mourir demain, aurais-tu changé quelque chose à cette dernière journée que tu viens de passer ? »

Et c’est impossible de vivre comme avant lorsque l’on se pose cette question à la fin de chaque journée. Cette prise de conscience a été douloureuse au début. De là sont nés d’abord de petits changements, des compromis, puis des plus grands, et puis petit à petit, cette voix est devenue un guide sur le chemin vers le bonheur.

Pour être heureux, il m’a fallu aussi trouver du sens. Je pense qu’il faut que notre vie à tous (et donc notre métier, où nous passons 8h par jour) ait du sens à nos yeux. Car notre voix intérieure sait que nous sommes tous sur le même bateau, et le bonheur ne pourra donc être atteint que si nos actions ont un impact réel sur ce bateau.

Et pour finir, il nous faut aussi du courage, parce qu’en plus d’entendre et de reconnaître votre voix, il faudra aussi avoir le courage de l’écouter, car elle ne va pas toujours dire des choses évidentes à mettre en place, ni des choses qui vont plaire à votre entourage.

On m’a souvent dit : « Mais quel courage ! Ça ne doit pas être facile de vivre en tant qu’artiste ! ». Ce à quoi je répondais : « Parce que vous croyez que c’est facile, pour un artiste, de vivre en tant que banquier  ? ».

Je vais terminer. Et vous l’avez compris, j’ai menti, je vous ai quand même donné un conseil tout au long de ce discours : celui de ne pas m’écouter. Vous êtes des adultes, vous avez votre diplôme, la vie est à vous. Alors n’écoutez plus ceux issus de ce monde périmé, de ce constat d’échec que nous vivons. Ne m’écoutez plus moi, n’écoutez plus les parents, n’écoutez plus les professeurs, n’écoutez plus les pubs ni les médias, et écoutez-vous, écoutez-vous en tout premier.

Le monde n’a plus besoin de battants, de gens qui réussissent, il a besoin de rêveurs, de personnes capables de reconstruire et de prendre soin… et surtout, surtout, on a tous besoin aujourd’hui, plus que jamais, de gens heureux. »

Paul Eluard écrivait déjà : « Il ne faut pas de tout pour faire un monde. Il faut du bonheur et rien d’autre »

Il existe des vidéos de ce discours. Il faut l’écouter parce qu’il est drôle aussi et que cela fait passer le message autrement : <ICI>

C’est très beau, cela donne des désirs d’utopie dont nous avons besoin. Ce n’est pas un discours programme.

Il peut être nuancé et critiqué comme par cet autre ingénieur : «  pourquoi je ne suis pas d’accord avec Pedro Correa »
Mais je pense que sur des questions de sens, d’éthique et de priorité de vie il dit des choses essentielles.

Le mot du jour du 7 janvier 2014 citait John Lennon :

« Quand je suis allé à l’école, ils m’ont demandé ce que je voulais être quand je serais grand.
J’ai répondu « heureux ».
Ils m’ont dit que je n’avais pas compris la question,
j’ai répondu qu’ils n’avaient pas compris la vie. »

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Mercredi 11 décembre 2019

« Une île »
Michèle Bernard-Requin

Aujourd’hui, je ne ferais aucun commentaire, je n’ajouterai rien.

Ma seule action sera de relayer un article publié le 09/12/2019 sur « Le Point » : <La déclaration d’amour de Michèle Bernard-Requin>

Michèle Bernard-Requin, magistrate exemplaire, a rassemblé ses dernières forces pour écrire un hymne au personnel hospitalier du pavillon Rossini de l’hôpital Sainte-Perrine.

Voici un texte poignant, bouleversant, qui tirera les larmes même aux plus insensibles d’entre nous. Des lignes que Michèle Bernard-Requin nous envoie depuis l’hôpital Sainte-Perrine à Paris, où elle se trouve, selon ses mots, « en fin de vie ». Michèle Bernard-Requin est une des grandes figures du monde judiciaire. Elle fut tour à tour avocate puis procureure à Rouen, Nanterre et Paris. En 1999, elle est nommée vice-présidente du tribunal de grande instance de Paris, elle présida la 10e chambre correctionnelle de Paris puis la cour d’assises, et enfin elle fut avocate générale à Fort-de-France de 2007 à 2009, date à laquelle elle prit sa retraite.

Auteur de plusieurs livres, elle intervient de temps à autre dans les médias et tient depuis 2017 une chronique régulière sur le site du Point dans laquelle elle explique avec clarté, talent et conviction comment fonctionne la justice et pourquoi, parfois, cette institution dysfonctionne. Aujourd’hui, c’est un tout autre cri d’alarme qu’elle pousse dans un « petit et ultime texte pour aider les « unités de soins palliatifs » », a-t-elle tenu à préciser dans ce mail envoyé par sa fille dimanche 8 décembre au matin. Un texte que nous publions tel quel en respectant sa ponctuation, ses sauts de ligne, son titre évidemment. JB.

« UNE ÎLE

Vous voyez d’abord, des sourires et quelques feuilles dorées qui tombent, volent à côté, dans le parc Sainte-Perrine qui jouxte le bâtiment.
La justice, ici, n’a pas eu son mot à dire pour moi.
La loi Leonetti est plus claire en effet que l’on se l’imagine et ma volonté s’exprime aujourd’hui sans ambiguïté.
Je ne souhaite pas le moindre acharnement thérapeutique.
Il ne s’agit pas d’euthanasie bien sûr mais d’acharnement, si le cœur, si les reins, si l’hydratation, si tout cela se bloque, je ne veux pas d’acharnement.
Ici, c’est la paix.
Ça s’appelle une « unité de soins palliatifs », paix, passage… Encore une fois, tous mes visiteurs me parlent immédiatement des sourires croisés ici.
« Là tout n’est qu’ordre et beauté, luxe calme et volupté ».
C’est une île, un îlet, quelques arbres.
C’est : « Mon enfant, ma sœur, Songe à la douceur d’aller, là-bas, vivre ensemble ».
C’est « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans » (« Spleen ») Baudelaire
Voilà, je touche, en effet, aujourd’hui aux rivages, voilà le sable, voilà la mer.
Autour de nous, à Paris et ailleurs, c’est la tempête : la protestation, les colères, les grèves, les immobilisations, les feux de palettes.
Maintenant, je comprends, enfin, le rapport des soignants avec les patients, je comprends qu’ils n’en puissent plus aller, je comprends, que, du grand professeur de médecine, qui vient d’avoir l’humanité de me téléphoner de Beaujon, jusqu’à l’aide-soignant et l’élève infirmier qui débute, tous, tous, ce sont d’abord des sourires, des mots, pour une sollicitude immense.
À tel point que, avec un salaire insuffisant et des horaires épouvantables, certains disent : « je préfère m’arrêter, que de travailler mal » ou « je préfère changer de profession ».
Il faut comprendre que le rapport à l’humain est tout ce qui nous reste, que notre pays, c’était sa richesse, hospitalière, c’était extraordinaire, un regard croisé, à l’heure où tout se déshumanise, à l’heure où la justice et ses juges ne parlent plus aux avocats qu’à travers des procédures dématérialisées, à l’heure où le médecin n’examine parfois son patient qu’à travers des analyses de laboratoire, il reste des soignants, encore une fois et à tous les échelons, exceptionnels.
Le soignant qui échange le regard.
Eh oui, ici, c’est un îlot et je tiens à ce que, non pas, les soins n’aboutissent à une phrase négative comme : « Il faut que ça cesse, abolition des privilèges, il faut que tout le monde tombe dans l’escarcelle commune. » Il ne faut pas bloquer des horaires, il faut conserver ces sourires, ce bras pour étirer le cou du malade et pour éviter la douleur de la métastase qui frotte contre l’épaule.
Conservons cela, je ne sais pas comment le dire, il faut que ce qui est le privilège de quelques-uns, les soins palliatifs, devienne en réalité l’ordinaire de tous.
C’est cela, vers quoi nous devons tendre et non pas le contraire.
Donc, foin des économies, il faut impérativement maintenir ce qui reste de notre système de santé qui est exceptionnel et qui s’enlise dramatiquement.
J’apprends que la structure de Sainte-Perrine, soins palliatifs, a été dans l’obligation il y a quelques semaines de fermer quelques lits faute de personnel adéquat, en nombre suffisant et que d’autres sont dans le même cas et encore une fois que les arrêts de travail du personnel soignant augmentent pour les mêmes raisons, en raison de surcharges.
Maintenez, je vous en conjure, ce qui va bien, au lieu d’essayer de réduire à ce qui est devenu le lot commun et beaucoup moins satisfaisant.
Le pavillon de soins palliatifs de Sainte-Perrine, ici, il s’appelle le pavillon Rossini, cela va en faire sourire certains, ils ne devraient pas : une jeune femme est venue jouer Schubert dans ma chambre, il y a quelques jours, elle est restée quelques minutes, c’était un émerveillement. Vous vous rendez compte, quelques minutes, un violoncelle, un patient, et la fin de la vie, le passage, passé, palier, est plus doux, c’est extraordinaire.
J’ai oublié l’essentiel, c’est l’amour, l’amour des proches, l’amour des autres, l’amour de ceux que l’on croyait beaucoup plus loin de vous, l’amour des soignants, l’amour des visiteurs et des sourires.
Faites que cette humanité persiste ! C’est notre humanité, la plus précieuse. Absolument.
La France et ses tumultes, nous en avons assez.
Nous savons tous parfaitement qu’il faut penser aux plus démunis.
Les violences meurtrières de quelques excités contre les policiers ou sur les chantiers ou encore une façade de banque ne devront plus dénaturer l’essentiel du mouvement : l’amour. »


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