Vendredi 22 octobre 2021

« La victoire en pleurant»
Daniel Cordier

Daniel Cordier est mort le 20 novembre 2020, à 100 ans. J’ai écrit trois mots du jour le concernant début décembre 2020.

J’étais revenu notamment sur son extraordinaire destin et sur son livre « Alias Caracalla »

Je racontais alors que, pendant l’été 2016, j’avais lu ou plutôt dévoré ce livre extraordinaire qui narre le récit précis des faits auxquels Daniel Cordier a participé entre le 17 juin 1940 et le 23 juin 1943.

La première date correspond au jour du discours de Pétain, dans lequel se trouve cet appel insupportable à Daniel Cordier :

« C’est le cœur serré que je vous dis aujourd’hui qu’il faut cesser le combat.
Je me suis adressé cette nuit à l’adversaire pour lui demander s’il est prêt à rechercher avec nous, entre soldats, après la lutte et dans l’honneur, les moyens de mettre un terme aux hostilités. »

La seconde date est le lendemain de l’arrestation de « Rex », Jean Moulin, le 22 juin 1943, à Caluire.

Et entre ces deux dates, le tout jeune Daniel Cordier s’est embarqué sur un navire qui l’a emmené en Angleterre pour continuer le combat. Il s’est alors engagé corps et âme dans « la France libre » sous les ordres du Général de Gaulle. Il a ensuite été parachuté sur la France et a rejoint Lyon où les circonstances vont faire de lui le secrétaire de Jean Moulin alors que ce dernier va tenter d’organiser et de rassembler toutes les chapelles de la résistance sous l’autorité de De Gaulle.

« La victoire en pleurant » est la suite de ce récit, jusqu’à la fin de la guerre et la démission de De Gaulle.

Daniel Cordier abandonnera alors le service de la défense nationale pour le chemin de l’art dans lequel il excellera en tant que marchand d’art, collectionneur et organisateur d’expositions.

Il retrouvera beaucoup plus tardivement cette période, à travers son travail d’historien pour réhabiliter et défendre Jean Moulin attaqué par d’anciens résistants obstinés et vindicatifs.

En particulier, il répondra aux accusations d’Henri Frenay qui prétendait que Jean Moulin était un agent crypto-communiste.

Et c’est à la fin de sa vie qu’il écrira ce que beaucoup appellent ses Mémoires en deux tomes, alors qu’il s’agit d’une toute petite période de sa vie, même si elle fut intense.

Il parvint à finir le récit de cette seconde partie avant sa mort, mais sans avoir le temps de relire et de corriger quelques éléments imprécis.

C’est Bénédicte Vergez-Chaignon, qui a longtemps travaillé avec Cordier dans son travail sur Moulin, qui a finalisé l’ouvrage, l’a préfacé et annoté

La lecture de cet ouvrage, bien plus court qu’Alias Caracalla, constitue un devoir indispensable à tout honnête homme qui s’intéresse à l’Histoire de France.

J’ai profité de la pause estivale pour lire ce livre bouleversant et très instructif sur la France qui est sortie de la seconde guerre mondiale.

Pourquoi la victoire en pleurant ?

Parce Daniel Cordier a perdu beaucoup d’amies et d’amis dans ce combat terrible contre l’ennemi nazi. Certains ont été tués, torturés à mort, se sont suicidés, sont morts dans les camps ou sont revenus dans un tel état physique qu’ils sont morts de la suite de leur déportation.

Il explique qu’il ne se doutait pas de ce que ses camarades avaient enduré dans les camps. Dans son esprit de l’époque, il pensait que si les camarades avaient résisté à la torture, la vie au camp marquait la fin des souffrances et de la lutte contre la mort.

A la fin de la guerre, il va chercher des camarades revenant des camps à la gare :

« Je le fixe intensément pour ajuster ce visage squelettique à un visage connu…Heureusement son regard vif et moqueur me permet de le reconnaître : « Montet ». Il s’agit de Maurice Montet qui dirigeait le service d’évasion vers l’Espagne et qui a été arrêté quelques jours avant Rex (Jean Moulin). Nous nous embrassons. Je n’ose lui demander comment il va. Je suis horrifié de ce que je découvre d’un coup et je me sens d’autant plus coupable d’avoir échappé à la déportation, mais surtout d’avoir imaginé la vie paisible des déportés.
Rompant le silence, il me dit « Ça a été dur, mais on les a eus ». […] Il pèse trente-cinq kilos.
Pages 204-205

Le courage et la détermination de ces femmes et hommes et aussi de leur famille étaient inouïs, incroyable à notre vécu d’aujourd’hui.

Les arrestations de la Gestapo désorganisent les réseaux que Cordier anime. Et voilà ce qu’il écrit page 64 :

« Je reçois un mot des parents de Limonti, à qui j’ai annoncé l’arrestation de leur fils : ils me proposent d’embaucher leur fille Dominique pour remplacer son frère. J’accepte avec émotion et je suis comblé de découvrir qu’elle est dactylo. »

Le frère est tombé aux mains de l’ennemi, la sœur le remplace et les parents encouragent cette montée vers le danger.

Rien n’illustre mieux la vérité de ce vers du chant des partisans

« Ami, si tu tombes un ami sort de l’ombre à ta place. »

«En pleurant», aussi à cause des divisions entre les résistants, entre la France libre et la résistance, à l’arrivée massive dans le camp de la victoire des français de Vichy qui se sont révélés tardivement résistants.

Tout cela créant une atmosphère pesante et bien loin du récit d’une France unie derrière De Gaulle.

Daniel Cordier avait révélé à Paulin Ismard dans De l’Histoire à l’histoire en 2013 :

« Après le 21 juin 1943, j’ai vécu la fin de la guerre en somnambule. »

Bien sûr il sera, à partir de cette date, orphelin de Rex, son chef tellement admiré et dans lequel il avait une confiance absolue. Il ne retrouvera plus cette relation avec un autre.

Pour illustrer le panier de crabes qu’est devenu la France de Londres à la fin de la guerre, un fait écrit révèle cette triste situation. Cordier doit fuir la France, quasi l’intégralité de son réseau a été arrêté suite à la maladresse d’un de ses membres qui gardait à son domicile le nom et l’adresse de tous les membres du réseau.

Et quand il revient ainsi, en avril 1944, en Angleterre, le protocole veut qu’il soit soumis à un interrogatoire d’abord du contre-espionnage britannique puis français.

La conclusion du britannique est :

« Un homme très intelligent et intéressant. J’aurais tendance à considérer ses informations comme fiables. […] J’ai remarqué qu’il prenait grand soin de ne pas donner d’informations dont il ne soit pas certain. […] Ne pose pas de problème de sécurité. »

La conclusion du français est

« L’intéressé a de toute évidence « préparé » son interrogatoire. Il était au courant des critiques formulées contre lui et s’est volontairement retranché dans un vague peu compromettant. Ces quelques lignes font néanmoins ressortir le désordre, la prétention et le manque de franchise de cet agent qui en aucun cas ne devra retourner en France où il serait un véritable danger public »

75 ans après, l’Histoire ayant fait son œuvre, on peut affirmer tranquillement que c’est l’officier britannique qui disait la vérité. L’autre était influencé par les milieux résistants hostiles à jean Moulin.

Un livre qui dit la grandeur de certains humains et la moindre grandeur de certains autres, loin des récits mythiques pour les croyants.

Bénédicte Vergez-Chaignon était l’invité <des matins de France Culture> pour parler de ce livre.

Elle était aussi invitée par <Public Sénat> accompagné de l’historien Emmanuel De WARESQUIEL.

<1610>

Mardi 1 décembre 2020

« Subitement, mon fanatisme aveugle m’accable : c’est donc ça l’antisémitisme ! »
Daniel Cordier, « Alias Caracalla »

Après la fameuse émission «les Dossiers de l’écran», dans laquelle Daniel Cordier a eu le sentiment d’avoir trahi Jean Moulin en ne parvenant pas à le défendre des attaques que Frenay avait lancé contre lui, il a d’abord écrit des livres d’Histoire sur Jean Moulin :

  • 1983 : Jean Moulin et le Conseil national de la Résistance, Paris, éd. CNRS
  • 1989-1993 : Jean Moulin. L’Inconnu du Panthéon, 3 vol. , Paris, éd. Jean-Claude Lattès De la naissance de Jean Moulin à 1941.
  • 1999 : Jean Moulin. La République des catacombes, Paris, éd. Gallimard Récapitulation du précédent ; action de Jean Moulin de 1941 à sa mort ; postérité de son action et de sa mémoire.

Puis, avec Alain Finkielkraut et Thomas Piketty, il a participé à un ouvrage sur un autre héros de la résistance : Pierre Brossolette, arrêté et torturé par la Gestapo, qui avait choisi de se suicider en se jetant par la fenêtre du siège de la Gestapo, avenue Foch.

  • 2001 : Pierre Brossolette ou Le Destin d’un héros, Paris, éditions du Tricorne, écrit avec 43

Et c’est après ces travaux que Daniel Cordier a écrit le récit précis des faits auxquels il a participé et qui se sont déroulés entre le 17 juin 1940 et le 23 juin 1943 : «Alias Caracalla».

La première date correspond au jour du discours de Pétain, dans lequel se trouve cet appel insupportable à Daniel Cordier :

« C’est le cœur serré que je vous dis aujourd’hui qu’il faut cesser le combat.
Je me suis adressé cette nuit à l’adversaire pour lui demander s’il est prêt à rechercher avec nous, entre soldats, après la lutte et dans l’honneur, les moyens de mettre un terme aux hostilités. »

La seconde date est le lendemain de l’arrestation de « Rex », Jean Moulin, le 22 juin 1943, à Caluire.

Entre temps, il raconte son départ vers Londres, sa rencontre des Forces françaises libres puis son retour en France et son rôle auprès de Jean Moulin.

C’est absolument passionnant, on ne se rend pas compte que le livre compte 1000 pages (dans l’édition Folio).

L’essentiel se passe à Lyon. Il arrive à Lyon le 28 juillet 1942, le 30 juillet il rencontre Rex et le 1er août il commence sa mission de secrétaire.

Puis, pour des raisons stratégiques il est décidé de transférer le quartier général à Paris et il part pour Paris le 24 mars 1943, pour organiser avec ses amis l’arrivée de Jean Moulin.

Ce livre raconte la lumineuse personnalité de Jean Moulin et son combat incessant pour arriver à coordonner les différents mouvements de résistance et leur faire accepter le leadership de De Gaulle.

Tout ce qu’il raconte est magnifiquement résumé par cette formule de Bidault : « Les résistants c’est comme les trotskystes, avec un, tu fais un Parti, avec deux, tu fais un congrès, avec trois, tu fais une scission»

Cordier n’est pas membre de la résistance, il prend exactement les mêmes risques, mais lui est un soldat, un soldat discipliné des Forces Françaises Libres, totalement dévoué à Rex.

Au début du livre, un texte d’Yves Farge, résistant et futur ministre du ravitaillement est cité :

« Nous avions « notre » Jacques Inaudi : Cordier, que l’on appelait Alain à Lyon et Michel à Paris. Il ne notait rien : il savait tout. « Bonaventure n’oubliez pas que le douze du mois prochain on vous attend à Grenoble, place aux Herbes, à neuf heures du matin » et il partait à grandes enjambées, désinvolte, très jeune homme du monde à marier et efficace en diable. »
Yves Farge, « Rebelles, soldats et citoyens.

Mais pourquoi Caracalla ?

<Caracalla> est le nom d’un personnage historique peu recommandable. Il fut empereur romain de 211 à 217. fils et successeur de Septime Sévère. Il assassina son frère, cela est un fait historique établi. Certains prétendent qu’il a aussi tué son père. Il fut lui-même assassiné.

Mais il présente une particularité : il est né le 4 avril 188 à Lyon, Lugdunum à l’époque. Il n’est pas le seul, l’empereur Claude qui a régné entre Caligula et Néron est aussi né à Lyon.

Daniel Cordier explique en préambule de son livre, la raison de l’utilisation de ce nom :

« En 1943, je fis la connaissance de Roger Vailland, dont je devins l’ami. Après la libération, il m’offrit « Drôle de jeu », récit à peine romancé de notre relation. « J’ai choisi pour votre personnage le pseudonyme de Caracalla. J’espère qu’il vous plaira. » Aujourd’hui, pour retracer une aventure qui fut, par ses coïncidences, ses coups de théâtre et ses tragédies, essentiellement romanesque, ce pseudonyme imaginaire a ma préférence sur tous ceux qui me furent attribués dans la Résistance »,

Lors de la sortie de « Alias Caracalla », en 2009, <Le monde> avait commenté :

« Ces 900 pages sont éblouissantes. Elles constituent l’un des témoignages les plus précis, les plus honnêtes et les plus bouleversants qui aient jamais été publiés sur la Résistance. Celui d’un homme dont le destin fut doublement exceptionnel. D’abord parce que Daniel Cordier compta parmi les tout premiers Français à rejoindre Londres, dès le 25 juin 1940, à l’âge de 19 ans. Ensuite parce qu’il fut, pendant onze mois, le secrétaire de Jean Moulin, et à ce titre la personne qui connut le mieux celui sur qui comptait le général de Gaulle pour rallier autour de lui la Résistance intérieure. »

Le monde reçoit aussi le témoignage de Cordier :

« Exceptionnel ? Le qualificatif met visiblement Daniel Cordier mal à l’aise. « Vous savez, j’ai vraiment le sentiment de ne pas avoir fait grand-chose pendant cette période », dit aujourd’hui cet homme de 88 ans. Coquetterie ? Fausse modestie ? « Non, je vous assure. Quand je suis parti à Londres, je n’avais qu’une obsession : tuer du boche. Or, quatre ans plus tard, à la Libération, je n’en avais toujours pas tué un seul. Cela a été le désespoir de ma vie. C’est sans doute pour cela que j’ai tellement attendu avant de publier ce livre. Je ne voyais pas en quoi mes souvenirs pouvaient intéresser les gens. »

Mais il y a aussi une autre raison pour laquelle Daniel Cordier a attendu 64 ans pour rédiger ses mémoires de guerre. Il l’explique :

« Quand je me suis décidé à raconter ma vie, je me suis dit qu’il fallait que je dise toute la vérité, sans rien cacher. Or il y a une chose dont je ne voulais pas parler, une chose affreuse, impardonnable, c’est l’antisémitisme qui était le mien à l’époque. Cela m’a pris du temps d’accepter d’en parler. »

Et c’est un extrait du livre sur ce sujet que je veux partager aujourd’hui.

Les juifs ne portaient pas l’étoile jaune en zone libre, Pétain s’y était opposé. Mais à Paris, tous les juifs devaient porter l’étoile jaune sinon ils étaient déportés.

Cordier vient juste d’arriver à Paris, il a rendez-vous avec ses camarades qui l’ont précédé à Paris, dans un café près des Champs Élysées et :

« En approchant du café, je vois venir à moi, serrés l’un contre l’autre, un vieillard accompagné d’un jeune enfant.
Leur pardessus est orné de l’étoile jaune. Je n’en ai jamais vu : elle n’existe pas en zone sud.
Ce que j’ai pu lire en Angleterre ou en France sur son origine et son exploitation par les nazis ne m’a rien appris de la flétrissure que je ressens à cet instant : le choc de cette vision me plonge dans une honte insupportable.

Ainsi les attaques contre les Juifs, auxquelles je participais avant la guerre, sont-elles l’origine de ce spectacle dégradant d’êtres humains marqués comme du bétail, désignés au mépris de la foule.
Subitement, mon fanatisme aveugle m’accable : c’est donc ça l’antisémitisme !

Entre mes harangues d’adolescent exalté – « fusiller Blum dans le dos » – et la réalité d’un meurtre, il n’y avait dans mon esprit aucun lien.
Je comprends à cet instant que ces formules peuvent tuer. Quelle folie m’aveuglait donc pour que, depuis deux ans, la lecture de ces informations n’ait éveillé en moins le plus petit soupçon ni, dois-je l’avouer, le moindre intérêt sur le crime dont j’étais complice ?

Une idée folle me traverse l’esprit : embrasser ce vieillard qui approche et lui demander pardon.
Le poids de mon passé m’écrase ; que faire pour effacer l’abjection dont j’ai brusquement conscience d’avoir été le complice ?

A cet instant, j’aperçois Germain sortir du café et s’avancer vers moi en souriant : Bonjour, patron. ». il ajoute aussitôt : « Comme vous êtes pâle. Rien de grave, j’espère ? »

(…) Sa présence me ramène à la réalité : je ne suis pas à Paris pour soigner mes états d’âme. Rex arrive le 31, et tout doit être prêt pour le recevoir.
Assurément, la Résistance n’est pas le lieu propice à la culture des remords. »
Alias Caracalla pages 905 et 906

C’est un instant de sidération.

C’est aussi une prise de conscience, Daniel Cordier abandonne immédiatement son antisémitisme.

Il revient sur son évolution dans cette émission de France Culture : <Episode 3> et il dit dans cette émission en revenant sur cet épisode où la première fois il a vu un homme portant une étoile jaune à Paris :

« En vrai, vous n’imaginez pas ce que c’est. […] avoir été antisémite, avoir été contre [cette] race, tout d’un coup j’ai eu le sentiment que c’était un crime, que c’était quelque chose d’inacceptable. »

Subitement il parvient à cette connaissance que des « formules peuvent tuer ! ».

Il écrit en 4ème page de couverture :

«J’ai consacré beaucoup de soins à traquer la vérité pour évoquer le parcours du jeune garçon d’extrême droite que j’étais, qui, sous l’étreinte des circonstances, devient un homme de gauche. La vérité est parfois atroce.»

<1499>

Lundi 30 novembre 2020

« Vous savez Daniel, c’est quelqu’un qui a toujours eu 20 ans, même quand il en avait 100. Parce que ce sont les passionnés qui vivent, les raisonnables, ils ne font que durer. »
Régis Debray à propos de Daniel Cordier à France Inter le 27 novembre 2020

Je n’ai jamais consacré de mot du jour à Daniel Cordier. Je l’ai découvert et cité en 2013 après avoir entendu une émission, aujourd’hui disparue : « La marche de l’Histoire ».

Il rapportait les propos d’un grand résistant, Georges Bidault «Les résistants c’est comme les trotskystes, avec un, tu fais un Parti, avec deux, tu fais un congrès, avec trois, tu fais une scission».

Par la suite, j’ai lu des articles, j’ai vu plusieurs émissions ou vidéo dans lesquelles il intervenait toujours avec mesure et intelligence.

Et puis un jour, j’ai entendu Régis Debray dire lors d’une émission :

« Il faut absolument lire Alias Caracalla de Daniel Cordier»

Alors, pendant l’été 2016, j’ai lu ou plutôt dévoré « Alias Caracalla » et depuis je voulais en faire un mot du jour.

Régis Debray est devenu l’ami de Daniel Cordier .

Il a d’ailleurs réalisé un documentaire sur son action lors de la résistance : <Daniel Cordier la résistance comme un roman>. Ce documentaire peut être vu jusqu’au 23/12/2020 sur le site de France 5.

Régis Debray avait aussi organisé une rencontre entre 4 anciens de la France Libre dont Daniel Cordier : <Des français libres se souviennent> .

Alors, c’est tout naturellement à Régis Debray qu’il faut donner la parole pour décrire le mieux cet homme admirable que fut Daniel Cordier mort le 20 novembre, après qu’il ait fêté son anniversaire de 100 ans, le 10 août 2020. Régis Debray était l’invité de France Inter lors du grand entretien du <27 novembre 2020>. Et voilà ce qu’il a dit :

« Vous savez Daniel, c’est quelqu’un qui a toujours eu 20 ans, même quand il en avait 100.
Parce que ce sont les passionnés qui vivent, les raisonnables, ils ne font que durer.
Et Daniel avait gardé cette passion.
D’abord cette passion de savoir exactement ce qu’il avait fait et pour qui il l’avait fait : pour Jean Moulin et Jean Moulin pour qui : pour la Résistance et la Résistance pourquoi : pour la France.
Il a toujours voulu comprendre, expliquer. Il a trouvé les documents.
Et puis j’aimais en lui, ce côté un peu enfantin, ce sourire narquois, il avait beaucoup d’humour. Et surtout, il ne bombait pas le torse. »

C’est en effet un homme qui a refusé d’être considéré comme un héros.

« Il y avait chez lui à la fois un héros et un dandy. Ce n’est pas contradictoire, il avait cette sorte de détachement, cet humour et surtout cette humilité. »

Demain je tenterais de dire quelques mots d’Alias Caracalla et surtout de citer un extrait qui m’avait marqué.

Aujourd’hui je voudrais simplement parler des quatre vies de Daniel Cordier.

La première vie débute à Bordeaux où il est né dans une famille bourgeoise. Ses parents divorcent et sa mère se remarie avec un autre bourgeois, Charles Cordier. Ce beau-père est d’extrême droite, royaliste, partisan de Charles Maurras, et du mouvement de l’Action française.

Ce milieu est violemment antisémite. Très influencé par son beau-père, Daniel Cordier adhère à cette idéologie et devient membre de <La Fédération nationale des Camelots du roi> qui est un réseau de vendeurs du journal L’Action française et de militants royalistes qui constituent le service d’ordre et de protection du mouvement de l’Action française.
Il fonde à Bordeaux le cercle Charles-Maurras. Et comme il le reconnaît dans Alias Caracalla, en tant qu’admirateur de Charles Maurras, il est, au début de la guerre, antisémite, antisocialiste, anticommuniste, antidémocrate et ultranationaliste.

Mais en 1940, à 20 ans, son patriotisme lui interdit de se soumettre et d’accepter le défaitisme de Pétain que dès lors il considère comme un traitre. Il se détache aussi de Charles Maurras qui soutient Pétain et se rallie à la France libre.

Immédiatement, il cherche et parvient à quitter la France sur un navire belge parti de Bayonne le 20 juin 1940. Son projet avec quelques amis est d’aller en Afrique, dans l’empire français continuer la lutte, mais le bateau fait finalement route vers l’Angleterre.

La deuxième vie de Daniel Cordier commence en Angleterre, il s’engage avec ses camarades dans les premières Forces françaises libres de la « Légion de Gaulle ». Il rencontre Raymond Aron, Stéphane Hessel et Georges Bidault, auxquels il restera lié. Il est aussi impressionné par le charisme de De Gaulle. Il poursuivra une formation militaire et obtiendra le grade de Lieutenant. Il faut bien comprendre qu’il ne fait pas partie de ce qu’on appelle «  la Résistance » mais des « Forces française libres » et parmi les tous premiers. Et puis il rencontre la grande Histoire, parachuté sur la France, le 26 juillet 1942, il va devenir le secrétaire de Jean Moulin, sans savoir qu’il s’agit de Jean Moulin, il ne le connait que sous le nom de « Rex ». Il n’apprendra qu’après la guerre que cet homme qu’il a servi était un ancien préfet et qu’il avait pour nom Jean Moulin.

Il se donnera corps et âme à sa mission. Fasciné par Rex, il le soutiendra jusqu’au bout : son arrestation à Caluire.

Jean Moulin aura une influence déterminante sur sa vision du monde, ses idées politiques qui vont muter vers l’humanisme et le socialisme.

Jean Moulin aura une autre influence déterminante pour la troisième partie de sa vie :

« Jean Moulin fut mon initiateur à l’art moderne. Avant de le rencontrer, en 1942, j’étais ignorant de cet appendice vivant de l’histoire de l’art. Il m’en révéla la vitalité, l’originalité et le plaisir. Surtout il m’en communiqua le goût et la curiosité »
Daniel Cordier, en 1989, dans la préface du catalogue présentant sa donation au Centre Pompidou

Après l’arrestation de « Rex » il continuera le combat jusqu’à la victoire finale.

Et il continuera même après la victoire, mais la démission de De Gaulle met un terme définitif à son engagement public.

Je l’ai entendu dire dans une émission qu’il ne voulait surtout pas ressembler à ces vieux combattants de 14-18 qui racontaient inlassablement à la jeunesse le récit de leur drame et de leur courage.

Et c’est ainsi qu’il ne parlera plus de la Résistance en public pendant plus de trente ans.

La troisième vie est alors consacrée à l’art. Il prend des cours de peinture, commence une carrière de peintre et surtout il achète des œuvres d’art contemporain et commence une collection. Puis ouvre une galerie d’art. Et il deviendra un des plus grands marchands d’art et organisateur d’expositions de la place de Paris.

Et il deviendra aussi mécène et il fera don d’une partie de sa collection à l’État, en particulier au Centre Pompidou. J’ai lu qu’ainsi il a transmis 1000 œuvres au Centre.

La quatrième vie sera une vie d’Historien. J’ai plusieurs fois entendu Daniel Cordier raconter ce qui s’est passé sur le plateau de cette émission de télévision célèbre à l’époque : « Les Dossiers de l’écran », le 11 octobre 1977. Cette émission était consacrée à Jean Moulin. On l’avait invité puisqu’il avait été son secrétaire pendant la période la plus importante : celle au cours de laquelle jean Moulin a tenté de réunir l’ensemble des forces de la Résistance sous un commandement unique rallié à De Gaulle.

<France Info> écrit :

« Le ton monte sur le plateau de la célèbre émission « Les Dossiers de l’écran », ce 11 octobre 1977. Installés face à face dans de grands fauteuils en cuir camel, Henri Frenay et Daniel Cordier ne s’étaient plus croisés depuis trente-cinq ans. Le premier est un habitué des plateaux télé, présentant son dernier livre, L’Enigme Jean Moulin (éd. Robert Laffont, 1977). A la tête du plus important mouvement de résistance non communiste, Combat, il défend la thèse selon laquelle Jean Moulin n’est pas le résistant que le public connaît, mais plutôt un agent double des services secrets russes.

Face à lui, Daniel Cordier, de 15 ans son cadet, ancien secrétaire de Jean Moulin, balbutie quelques mots avec un léger zozotement, pour défendre celui qui était son chef : « Ce soir, je voulais apporter des documents, mais on m’a dit que ce n’était pas le lieu. Je pouvais apporter un paquet de documents, car… Enfin… C’était mon poste, c’était ma fonction. » En quittant le plateau d’Antenne 2, Daniel Cordier sait qu’il n’a pas convaincu. […]

C’est donc lors de cette fameuse soirée d’octobre 1977 que la vocation de Daniel Cordier est née. De résistant, il est devenu gardien de mémoire, passeur d’histoire, en décidant de se plonger dans les documents qu’il avait scrupuleusement gardés, inconnus de beaucoup d’historiens. Je me suis dit : Mais au fond, depuis la guerre, je vis très heureux, je fais ce qui me plaît. Mais Jean Moulin, c’était mon patron, c’est lui qui m’a appris la peinture et aujourd’hui je suis incapable de le défendre. Je suis un salaud, confiait-il au micro de France Culture en 2013. […]

Après cette débâcle télévisée, la nouvelle carrière d’historien qu’il embrasse le pousse à retrouver pour la première fois depuis trente-cinq ans ses compagnons de guerre. Pendant six ans, Daniel Cordier se plonge dans ses propres archives. Il constitue également une équipe et se fait aider par un historien reconnu, Jean-Pierre Azéma.

« J’ai tiré au clair ces accusations [d’espionnage] », disait alors Daniel Cordier, toujours dans « Apostrophes ». « Ç’aurait pu être vrai. Je me suis mis au travail dans cette perspective. Comme je connaissais bien les archives de la Résistance, je m’étais mis en tête de faire la preuve que Moulin était cryptocommuniste [dont les idées sont proches de celles des communistes sans être affirmées]. Je me suis vite aperçu qu’il n’y avait absolument rien, aucun indice d’aucune sorte, mais qu’en plus, il existait des documents que j’avais oubliés qui prouvaient exactement le contraire. »

L’autodidacte recoupe toutes les preuves qu’il peut, ne laisse rien au hasard. « Il a une démarche scientifique », salue Christine Levisse-Touzé, historienne spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, présidente du conseil scientifique du musée de l’Ordre de la Libération, contactée par franceinfo. « Il avait un respect absolu des preuves et des faits. » Daniel Cordier a ainsi apporté des récits précieux pour comprendre le quotidien des résistants. « Il a, pièces d’archives à l’appui, expliqué pourquoi des dissensions existaient entre les chefs de la Résistance, abonde Laurent Douzou, historien spécialiste de la Résistance. Notamment entre Jean Moulin et Pierre Brossolette. Cela se savait avant 1983, mais Cordier a mis en évidence cet affrontement, à partir de pièces d’archives et de rapports mentionnant des disputes précises. »

Son travail immense va alors profondément renouveler l’historiographie de la Résistance.

La figure de jean Moulin va en sortir grandie et hélas les mouvements de résistance sortiront de ce travail avec un certain nombre de réalités peu glorieuses.

Parce qu’après la guerre, bien des chefs de la Résistance ont privilégié une vision édulcorée et idéalisée de leurs actions. Cordier montre leurs querelles, leurs rivalités, leurs divergences politiques et stratégiques qui les avaient opposés entre eux et aussi à Londres. Il a toujours privilégié l’écrit à l’oral qui a toujours tendance à réinventer le passé selon les convictions présentes.

Vous pouvez écouter aussi l’émission de France Culture dans laquelle il parle de ce travail : <La solitude a été la compagne de ma vie>

Aujourd’hui son travail d’Historien est reconnu pour sa qualité et sa grande valeur éthique.

Je crois qu’on peut reprendre pour Daniel Cordier cette phrase de Camus : « Il y a des êtres qui justifient le monde, qui aident à vivre par leur seule présence. »

<1498>

Mercredi 20 mai 2020

«En fait ce que je veux, c’est assez simple, c’est que personne n’oppresse personne, qu’aucun homme n’oppresse un autre homme et  qu’aucun état n’oppresse un autre état.»
Anne Beaumanoir

Le mot du jour est butinage et partage. J’avais prévu de continuer cette semaine de m’inspirer du livre « Comprendre le Monde » de la Revue XXI. Mais, samedi j’ai entendu Claude Alphandery à France Culture. Son expression, son optimiste, sa volonté, sa sagesse m’ont conduit à lui consacrer l’article d’hier. Mais j’ai lu qu’il n’était pas le seul président du « Conseil National de la Nouvelle Résistance », il partage cet honneur avec Anne Beaumanoir.

Si j’avais déjà entendu parler de Claude Alphandery, sans en connaître les détails que j’ai pu approcher hier, je n’avais jamais entendu parler d’Anne Beaumanoir.

Alors j’ai cherché. Et une nouvelle fois me vient cette citation d’Albert Camus :

« Il y a des êtres qui justifient le monde, qui aident à vivre par leur seule présence. » (Le premier homme)

Anne Beaumanoir mérite autant que Claude Alphandery cette appellation : « des êtres qui justifient le monde »

Je voudrais commencer par cette page du Collège Christiane Bernardin de Francheville qui l’avait invitée pour témoigner auprès des collégiens.

Sur cette page on peut lire :

« Mardi, au collège Christiane Bernardin, Anne Beaumanoir a raconté son histoire aux élèves de Troisième. Les collégiens étaient émus et très respectueux face à cette grande dame, car ils sont conscients de leur chance. A 96 ans, forte du feu qui l’anime toujours, elle exerce son Devoir de Mémoire auprès des élèves. Une nouvelle fois, elle est revenue jusqu’à Francheville pour raconter son incroyable vie, héroïque pour nous, simplement citoyenne et engagée  pour elle. »

Dans les différents articles et vidéo que j’ai vu d’elle, c’est probablement outre son côté chaleureux et pétillant, l’humilité qui parait son trait de caractère dominant.

Elle a fait de brillantes études de médecine, elle a fait de la recherche en neurosciences, fait de la résistance à Paris, sauver avec ses parents de jeunes juifs des griffes des nazis, elle s’est engagée totalement dans la guerre d’indépendance de l’Algérie. Et pour tout cela elle dit, et on la sent sincère, ce n’était pas grand-chose.

Anne Beaumanoir est née le 30 octobre 1923 en Bretagne, près de Dinan, dans les Côtes-du-Nord. Elle est issue d’un milieu modeste. Ses parents sont restaurateurs.

Ce site <Le Maitron> consacré au mouvement ouvrier et social donne davantage de précisions.

« Le père d’Anne Beaumanoir avait été privé de sa part des biens de famille pour avoir déchu en se mariant avec une vachère, Marthe Brunet, fille de valets de ferme ; leur fille Anne est née avant leur mariage. […] Elève de l’école laïque, ce qui est déjà un signe de républicanisme qui vaut en pays catholique traditionnaliste, l’appellation de « rouges », Anne Beaumanoir grandit auprès de parents vivement antifascistes, partisans du Front populaire et vibrant au soutien des Brigades internationales dans la guerre d’Espagne. La mère suivait les réunions et activités communistes, [sans] être formellement membre du parti ; le père tout en soutenant les communistes résistants avait une réserve vis à vis du caractère sectaire et policier du parti (« l’esprit de parti ») ; quand en 1942, sa fille lui fit part de son adhésion au PCF, il eut cette réflexion sur les partisans communistes : « dans ce parti, la moitié d’entre eux est occupée à espionner l’autre ».

Anne Beaumanoir fut d’abord interne au collège de Dinan avant que ses parents au début de la guerre, viennent s’installer en ville tenant un café restaurant. Ayant commencé ses études de médecine à la faculté de Rennes, suspecte de sympathie pour la Résistance et le communisme, elle gagne Paris en 1942 et poursuit ses études médicales en suivant les stages à l’hôpital Cochin »

Elle poursuit donc, pendant la Seconde Guerre mondiale, des études de médecine à Paris. Clandestinement, elle est militante communiste et membre des réseaux de résistance.Des amis de ses parents l’avertissent un jour qu’une rafle va avoir lieu la nuit suivante dans le 13e arrondissement de Paris, et lui demandent de prévenir une dame, Victoria, qui cache une famille juive. Anne Beaumanoir se rend chez Victoria, puis auprès de la famille juive, les Lisopravski ; mais elle ne parvient pas à les convaincre tous de la suivre d’urgence, seuls les deux enfants, Daniel et Simone, partiront avec elle.

Elle emmène, d’abord les enfants dans une cachette où logent de nombreux membres de la Résistance. Mais la Gestapo investit peu après le repaire, vraisemblablement sur dénonciation, et arrête tous les résistants sauf le chef qui parvient à s’enfuir par les toits, avec les deux enfants. Par la suite Anne Beaumanoir qui n’était pas à Paris à ce moment-là ; revient et emmène les deux enfants chez ses parents en Bretagne, dans leur maison de Dinan.

Anne Beaumanoir en 1940

À Dinan, son père Jean Beaumanoir est interrogé par la police qui soupçonne sa participation à la Résistance, mais le relâche faute de preuve. Sa mère Marthe Beaumanoir cache les enfants à deux endroits différents pendant deux semaines, puis avec son mari les accueille chez eux pendant presque un an. Après la Libération, les deux enfants sauvés gardent contact avec Anne Beaumanoir et ses parents.

Pour cet acte, Anne Beaumanoir et ses parents seront reconnus « Juste parmi les nations » le 27 août 1996 par l’institut Yad Vashem.

Elle raconte un peu de cette histoire dans ce court extrait d’une émission de <C à vous> de 2015.

Le Comité français pour Yad Vashem écrit au sujet d’Anne Beaumanoir :

« Lorsqu’on lui demanda, après la guerre, pourquoi elle avait sauvé deux Juifs, risquant ainsi sa vie et celle de ses parents, Anne Beaumanoir répondit simplement : « Je hais le racisme ; c’est physique ». »

« La Croix » lui a consacré un article en « Anne Beaumanoir, une vie d’actions » et elle raconte comment est venu cette vocation d’aller témoigner dans les établissements scolaires :

« Depuis neuf ans, Anne Beaumanoir transmet dans les écoles ces expériences et ce passé. Cela a commencé à Lyon. « Un couple d’amis m’a demandé d’en parler à leurs deux garçons. Ils ont suggéré ensuite que je le fasse pour leurs copains. » Une nièce, inspectrice d’académie, lui propose de continuer en Bretagne. Un jour, elle croise la ministre de l’éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem. « Nous nous faisions coiffer avant de passer sur un plateau de télévision. Nous avons causé comme chez le coiffeur. »

La ministre l’engage dans la « réserve citoyenne » créée après les attentats de Charlie Hebdo, pour aller témoigner dans les classes. « Je tire une certaine fierté d’être Juste. Et de l’être avec mes parents. J’ai fait ce que j’ai pu, confie Anne Beaumanoir. C’est une reconnaissance qui engage. Mon travail dans les écoles est utile pour faire comprendre la vertu d’être tolérant. Si l’on vous nomme Juste, c’est pour vous dire : « Continuez » ! » »

Après la guerre, elle reprend ses études de médecine à Marseille, devient neurologue et se marie avec un médecin. Elle quitte le Parti communiste en 1955.

« Ce n’était pas l’idéologie qui me dérangeait. Simplement, je n’étais pas d’accord depuis un bout de temps avec les méthodes. »

Elle rencontre des prêtres ouvriers qui font un travail social auprès d’Algériens vivant à Marseille. Devenue chercheuse à Paris, elle aide le FLN qui combat pour l’indépendance de l’Algérie. Elle est arrêtée, jugée et condamnée à dix années de prison en 1959.

« J’ai trouvé cela normal. Quand on s’engage, on sait que c’est une possibilité. »

Libérée provisoirement pour accoucher, elle en profite pour s’évader en Tunisie. Elle devient la neuropsychiatre de l’armée algérienne, un poste où elle remplace l’illustre tiers-mondiste Frantz Fanon.

À la fin de la guerre d’Algérie, elle entre au cabinet du ministre de la santé du gouvernement de Ben Bella, le premier président du pays. « Le combat des Juifs, des résistants ou des Algériens est le même. C’est celui contre l’exploitation », résume-t-elle.

En 1965, elle est exfiltrée d’Algérie après le coup d’État militaire qui renverse Ben Bella, et va diriger un service de neurophysiologie à l’hôpital universitaire de Genève.

Elle a écrit un livre, publié en 2009 <Le feu de la mémoire – La Résistance, le communisme et l’Algérie, 1940-1965>

Elle est bien sûr retraitée et vit tantôt à Saint-Cast-le-Guildo en Bretagne, son village natal, tantôt à Dieulefit dans la Drôme.

Là encore elle agit dans l’humanité et la solidarité.

Elle est à l’origine d’une lettre ouverte à la communauté de communes de Dieulefit pour l’accueil de réfugiés Syriens. Une quarantaine de personnes l’ont signée, et la commune « s’est occupée de trouver un logement à une famille syrienne. »

La Croix rapporte :

« Sur l’ensemble de cette épopée, Anne Beaumanoir a un constat clinique : « Non, ma vie n’est pas exemplaire. J’ai vécu dans une période extrêmement importante de notre vie nationale. Je fais partie de ces gens qui ont fait des choix que l’on trouve bien aujourd’hui. »

Denis Robert, journaliste d’investigation et documentariste, réalise en 2016 un documentaire sur la vie d’Anne Beaumanoir : « Une vie d’Annette ».

Je n’ai trouvé que <cette bande annonce> le documentaire dans son intégralité ne semble plus accessible.

C’est dans ce petit extrait qu’elle dit :

« En fait ce que je veux, c’est assez simple, c’est que personne n’oppresse personne, qu’aucun homme n’oppresse un autre homme et  qu’aucun état n’oppresse un autre état. »

Et aussi en s’adressant à une jeune fille de 17 ans elle dit :

« C’est facile à 17 ans de s’engager, d’ailleurs il faut s’engager, c’est sûr, il faut faire des choix difficiles pour ton âge, c’est nécessaire parce-que ça te construit. »

Le même Denis Robert l’a interviewé pour « Le Media » : <Vivre c’est résister>. Dans cet entretien, elle parle de l’actualité, c’était le 1er juillet 2019, elle avait 96 ans. Elle montre son dynamisme, son humour, son alacrité.

J’ai encore trouvé ce témoignage de sa part :

« Pendant mon enfance bretonne, la rencontre avec ma grand-mère a été déterminante. Elle était illettrée. Enfant, elle gardait les vaches et on la payait d’une paire de sabots une année, d’une cape l’année suivante. Ensuite, veuve avec trois enfants, elle a vécu de la pêche à pied, c’est-à-dire qu’elle pêchait des coques, qu’elle mettait sur son dos et qu’elle vendait au porte à porte. Sa vie me montre combien nous avons fait des progrès depuis. »

Que dire de plus qu’Albert Camus :

« Il y a des êtres qui justifient le monde, qui aident à vivre par leur seule présence. »

Je vais profiter de ce week-end de l’ascension pour profiter de faire une pause salvatrice. Prochain mot du jour, si tout va bien, lundi 25 mai 2020.

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Jeudi 27 septembre 2018

« Je fus dupée par mon époque »
Marceline Loridan

J’avais évoqué, lors du mot du jour de mardi, Marceline Loridan appelée parfois aussi Marceline Loridan-Ivens, en raison du nom de son époux Joris Ivens.

Camarade de déportation de Simone Veil, cinéaste, ce fut une femme tout à fait remarquable comme le disent toutes les personnes qui interviennent sur la page vers laquelle je renvoie et de nombreuses autres personnes.

C’est indiscutable et je m’incline devant le destin et la force de cette grande Dame.

C’est une grande question que celle de dire ou de taire les parts d’ombre des personnes qui méritent notre admiration et notre respect.

Récemment, tout en disant toute mon affection et ma gratitude à l’égard de Leonard Bernstein j’ai glissé aussi un article parlant d’un aspect de sa personnalité moins défendable.

Mon ami Bertrand m’en a fait reproche :

« Cela dit, je préfère écouter ses disques et regarder ses vidéos que de gloser sur la face cachée de sa nature complexe. »

Il me semble cependant qu’on ne doit pas cacher ces choses, car elles expliquent d’où on vient : « d’un monde où parce qu’on était reconnu comme un génie, on avait droit à l’impunité ».

Roman Polanski et certains de ses soutiens, semblent parfois le croire encore.

Cela nous permet de relativiser, de ne pas croire aux surhommes et de rester prudent et mesuré.

Alors pour cette grande dame, quelle fut sa part d’ombre ?

C’est que, comme beaucoup d’autres elle a succombé au mirage du maoïsme.

C’est d’autant plus surprenant qu’elle a, elle-même, subi l’horreur d’un totalitarisme et qu’elle a ensuite combattu et dénoncé le fascisme.

Mais elle n’a pas su reconnaître et comprendre qu’elle soutenait un des plus grands criminels de l’Histoire des totalitarismes. Si on s’en tient à la seule comptabilité morbide des morts, c’est le plus horrible.

C’est cela ici la question qui me parait fondamentale, comment n’a-t-elle pas compris immédiatement qu’il s’agissait d’un totalitarisme criminel, aveugle et ennemi absolu de la liberté ?

Heureusement, elle s’en est cependant rendu compte, même si c’est un peu tard.

Pierre Haski a publié le 15 juin 2014 sur le site de l’Obs (Rue 89) une interview de Marceline Loridan où elle reconnait son erreur.

Pierre Haski introduit le sujet ainsi :

«  Il reste les images. Somptueuses. Une plongée exceptionnelle dans la vie de la Chine maoïste à une époque où elle était encore verrouillée et ne projetait au monde que les images de la folie collective de la Révolution culturelle.

Revoir, ou découvrir, en 2014 les treize heures de film de « Comment Yukong déplaça les montagnes », la saga chinoise de Joris Ivens et Marceline Loridan, éditée en coffret par Arte, c’est comme découvrir un trésor archéologique d’une époque révolue. »  […]

Joris Ivens, cinéaste engagé néerlandais, déchu de sa nationalité par son pays pour avoir pris fait et cause pour l’« ennemi » sur tous les fronts du monde, et Marceline Loridan, Française d’origine juive polonaise, rescapée des camps nazis d’Auschwitz-Birkenau où elle avait été déportée adolescente, devenue sa compagne et complice, ont filmé la Chine de la Révolution culturelle au ras des hommes. Ils ont filmé les Chinois plus que la Chine, et c’est ce qui fait la valeur de leur document quatre décennies plus tard.

Lorsque l’engouement aveugle pour le maoïsme s’est dissipé en Occident, Ivens et Loridan ont dû faire face au reproche de « propagande » pour avoir filmé avec « empathie » (le mot est de Marceline Loridan) une expérience politique jugée sévèrement par l’histoire.

Ensuite vient l’entretien

Rue89 : Quel regard portez-vous sur ces films qui ressortent quatre décennies plus tard ?

Marceline Loridan :

« C’est très difficile à exprimer. Il reste profondément l’essentiel de ce qui est dit dans ces films. Avant on pouvait dire « c’est de la propagande… », on ne le dit plus aujourd’hui.

Tout d’un coup, ce qui reste, c’est la force des gens qui s’expriment et ce qu’ils disent, même si ce sont les choses les plus expérimentales. […] Mais comment présenter ces films à une génération qui grandit dans un monde tellement différent, sans avoir connu les utopies et les engagements de ces années-là ?

Je leur dis que nous avons été à la fois les complices et les victimes du « scientisme » du XIXe siècle. Ce que les générations précédentes nous ont laissé nous ont marqués profondément, et nous ont fait croire à un monde qui n’était pas possible, qui était faux. Il disait ce qui n’était pas : c’est ce que je pense aujourd’hui. […]

Notre connaissance vient de notre expérience individuelle, et c’est ce qui est le plus difficile à transmettre. Les nouvelles générations prennent l’histoire où elle en est, pour en faire tout autre chose. Du coup, sont gommés, quand on revoit ces films, nos cauchemars et nos rêves… Et il en reste quelque chose d’un réel qui est à la fois vrai et faux, mais qui a été.»

Elle parle d’utopie et on sent comme une nostalgie. Pourtant elle raconte des comportements des autorités chinoises qui auraient dû l’interpeller, et elle, victime du nazisme, l’arrêter immédiatement :

«  Nous avons été durement attaqués par Jiang Qing [la femme de Mao, ndlr] après avoir montré nos films : nous avons quasiment dû nous enfuir de Pékin. Zhou Enlai [le Premier ministre, ndlr], qui était presque mourant, nous a fait passer un message pour nous dire de décamper au plus vite et de sortir nos films… Il n’a jamais pu les voir.

Nous étions tout à fait conscients. Ils nous demandaient 61 coupures, j’ai été traitée d’espionne parce que je faisais des photos de femmes voilées au Xinjiang, ou de femmes aux pieds bandés, ou que je montrais trop la pauvreté… Et Dieu sait si nous ne la montrions pas trop ! »

Heureusement qu’en 2014 elle pose le problème sous son véritable aspect :

« Mais cette empathie nous conduisait à croire les gens. Aujourd’hui, quand je revois certains films, je me dis « j’ai été une vraie conne, j’aurais dû poser aussi telle question, aller plus loin » […]

On s’est fait avoir pour deux raisons principales :

  • la rupture idéologique entre l’Union soviétique et la Chine ;
  • le fait qu’un chef d’Etat – Mao – appelle à la révolte de la jeunesse. Ce fut une réalité, mais une réalité sanglante.

On voulait cesser de caricaturer la Chine comme elle l’était dans la presse à l’époque. »

Et quand Haski pose la question qui ne peut que nous interpeller aujourd’hui :

« Vous avez connu le totalitarisme le plus total – le nazisme – et vous avez connu le maoïsme également considéré aujourd’hui comme un totalitarisme… »

Elle répond :

« Je crois que j’étais sous influence… des hommes. C’est une longue lutte que celle de la libération des femmes.

Après la guerre, j’avais beaucoup de mal à me construire. Et je me suis dit que puisque je ne pouvais rien faire pour moi, je pouvais peut-être le faire pour les autres. C’était une illusion.

Je ne savais plus qui j’étais. Je n’avais aucun bagage intellectuel. Quand j’ai été déportée, j’étais en classe de quatrième, interrompue parce qu’il fallait se cacher. Après, ça a été les camps, l’enfer, la violence qui pénètre en vous. Vous n’en sortez pas innocent.

Et quand vous revenez et que le monde ne vous entend pas, même dans votre propre famille, que la famille se détruit devant vous. Plus de père, la mère qui se remarie, deux frères qui se suicident… Comment faire ?

J’ai pensé que la seule solution était de m’occuper des autres, à travers la politique. J’ai passé six mois au Parti communiste français, mais j’étais incadrable. Je n’ai jamais pu rester dans une organisation, même de déportés !

Même aujourd’hui, je reste un électron libre, et donc pas aimée par ceux qui détiennent des pouvoirs, quel que soit le lieu.

Aujourd’hui, j’ai beaucoup plus de recul par rapport à cette gauche dont je vois les erreurs, les flottements, les compromissions, les corruptions, etc.  […] Joris m’a embarquée… Mais je pense que j’ai été dupée par mon époque. »

Cet exemple montre que l’on peut avoir les meilleurs sentiments du monde, avoir vécu l’impensable et rester pourtant aveugle et sourd aux délires du présent. Je pense qu’aujourd’hui aussi des intellectuels et des bien-pensants sont dupés par leur époque sur bien des sujets et des causes dont ils ne voient pas le côté obscur..

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Mercredi 04 septembre 2013

Mercredi 04 septembre 2013
«Les résistants c’est comme les trotskystes
Avec un, tu fais un Parti
avec deux, tu fais un congrès
avec 3, tu fais une scission»
Georges Bidault
Lyon a été libérée le 3 septembre 1944
Lyon était aussi la capitale de la résistance.
J’ai écouté une émission «la Marche de l’Histoire» où Daniel Cordier (le secrétaire de jean Moulin à Lyon) était invité. Il a insisté sur le fait qu’au début le nombre de résistants, notamment à Lyon, était très faible.
Et il a rapporté ce propos très drôle de Georges Bidault qui constitue le mot du jour.
Georges Bidault était professeur d’Histoire au Lycée du Parc de Lyon pendant la guerre
Il a appartenu au réseau «Combat» à Lyon et succède à Jean Moulin en juin 1943 comme président du Conseil national de la résistance
Il devient député de la Loire en 1945 et il est deux fois président du Conseil avant la Vème république.
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