Vendredi 1er mai 2020

«Mais nous, dis, nous resterons tendres ?
On va pas se faire avaler !»
Sophie Fontanel, lettre à son frère

Mot de jour spécial pendant la période de confinement suite à la pandémie du COVID-19

Nous sommes le 1er mai. Je n’écris jamais de mot du jour le 1er mai, ni les autres jours fériés, ni les week ends.

Mais depuis Samedi 28 mars et sur une suggestion de Jean-François, j’écris aussi ces jours, pendant cette période de confinement. J’arrêterai cette pratique probablement après le 11 mai, pour reposer l’esprit, la plume et l’inspiration.

Augustin Trapenard continue sur France Inter, chaque matin à neuf heures moins 5, à lire une lettre que lui a envoyée un écrivain ou un artiste dans sa chronique : <Lettres d’intérieur>.

J’ai partagé le samedi 4 avril la lettre de l’écrivain algérien Yasmina Khadra à sa mère décédée et le dimanche 19 avril la lettre d’un autre écrivain Wajdi Mouawad à son fils : « Donne du courage autour de toi et n’accepte jamais ce qui te révulse… »

Cette fois c’est la lettre d’une écrivaine à son frère : « Tu t’en souviens très bien je pense, de la chambre de notre enfance… »

Cette lettre a été lue le vendredi 17 avril, il y a deux semaines.

L’écrivaine qui est aussi journaliste s’appelle Sophie Fontanel.

Sophie Fontanel est issue d’une famille d’origine arménienne., Actuellement elle est journaliste à l’Obs.
Elle est née en 1962 et publie des livres depuis 1995. En tant que journaliste elle est spécialiste de la mode.

Elle exprime des positions qui me plaisent. Ainsi, elle évoque cette incongruité qui veut que les hommes qui vieillissent restent séduisants et deviennent même sages alors qu’« On fait croire aux femmes qu’elles n’ont pas le droit de vieillir ».
Elle parle aussi de cette injonction aux femmes de teindre leurs cheveux. Elle la refuse et entend garder ses cheveux blancs : « Mes cheveux blancs m’ont fait entrer dans la lumière »

Vous trouverez sa lettre ci-après. Mais je crois qu’il faut surtout l’écouter.

Sophie Fontanel a twitté :

« La façon dont Augustin Trapenard lit…
il a lu cette Lettre à mon frère ce matin…
et c’était comme si je la découvrais. »

« Tu t’en souviens très bien je pense, de la chambre de notre enfance… »

Normandie, le 16 avril 2020

Lettre à mon frère,


Mon frère, tu es là près de moi.
Je te vois faire une réussite.
Eh, c’est un « solitaire », dis-moi !
Tu vois que je comprends très vite…
Je t’embête avec la télé,
Je ne veux plus la regarder,
Et je t’oblige à mettre un casque,
C’est ça, quand on n’a pas de masque.

Le studio est face à la mer,
Tu vis là depuis une année…
Et que penserait notre mère
À nous voir ici confinés ?
Ta seule possession sur terre
Ces tout petits mètres carrés.
Devant l’infini on se terre
Et l’on regarde les marées.

Quand tu es venu me chercher,
Déjà, on n’osait rien toucher…
Maintenant, on est immobiles.
On sort pas, on est inutiles.
On écoute les médecins,
Et tu m’as dit : « Ce sont des saints ».

Tu t’en souviens très bien je pense
De la chambre de notre enfance,
Le paquet de Choco BN
Et la bouteille de Fruité…
Je vois la vie se répéter.

Il y a des gens qui ont la haine
Parce que je suis venue ici
Au lieu de rester à Paris.

Mais je ne vois vraiment personne
À part l’horizon et ton rire
Quand notre humour enfin résonne
Et nous fait échapper au pire.

Les gens qui n’ont plus de famille
Ceux qui n’ont rien au-dessus d’eux,
Ils savent pourquoi on est deux,
Même espacés comme des quilles.

C’est drôle, ce mètre de distance
Il nous fait frôler tout le sens
Que l’on ne voyait plus aux choses,
Même si c’est une indécence
De voir les mots que certains osent.

Notre père racontait la guerre,
Ce qui se révélait en l’homme
Ce que l’on ne pouvait plus faire,
La vie réduite au minimum.

Notre mère en parlait aussi,
Paris était à la merci
D’une autre maladie virale,
La lâcheté d’un Maréchal.

Elle avait 16 ans en 39,
Et ils se partageaient un œuf.
On est loin de sa catastrophe,
Donc il faut rester philosophes.

Ses dents étaient toutes barrées
Elle avait manqué de calcium
Et elle souriait, contrariée,
En planquant tout au maximum.

Je te regarde mettre des cœurs
Sur des carreaux et sur des piques,
On discutera tout à l’heure,
Tu diras : « Qu’est-ce que tu fabriques ? »
Tu me soupçonneras d’écrire,
C’est ainsi depuis des années,
J’écouterai ta réthorique,
Et je t’admire, mon aîné.

Toi, tu découvres mon métier.
Je redécouvre ta bonté.
Tu sais comment ça va finir ?

L’être humain ne va rien comprendre
Et tout ce qu’il croit approcher
Tout ce grand vers quoi il croit tendre
Bah, ça fera des ricochets.

Il y aura des choses à vendre.
Et bien sûr, on va resaler.
Mais nous, dis, nous resterons tendres ?
On va pas se faire avaler !
Voilà, maintenant tu repères
Pourquoi j’ai voulu ce matin
Te faire écouter France Inter :
On parle de toi, mon frangin…
On parle de tous les frangins.

Sophie Fontanel

<1411>

Une réflexion au sujet de « Vendredi 1er mai 2020 »

  • 1 mai 2020 à 17 h 38 min
    Permalink

    Merci Alain pour ce bouquet de muguet et ce bouquet de mots,
    bises a vous deux. confinement votre.:-)

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