C’est Mon ami Daniel qui a attiré mon attention sur cet article paru dans Slate et écrit par Monique Dagnaud Sociologue, directrice de recherche au CNRS : « Le diplôme, instrument de domination sociale des classes aisées américaines »
Nous savons qu’il est important de s’intéresser aux Etats-Unis puisque ce qui arrive là-bas le plus souvent se passe chez nous quelques années après.
C’est un article intéressant, en outre, parce qu’il évoque le concept de « Premier de cordée » cher à notre Président de la République.
Il s’agit d’une analyse des liens entre les plus riches et le système éducatif :
« Tout le monde a le sentiment que la réussite scolaire est socialement biaisée, en France comme dans beaucoup d’autres pays. Mais aux États-Unis, la grâce rendue à la compétition universitaire constitue le pendant de la vénération envers la société de marché et les jeux de concurrence.
La place que se taillent aujourd’hui les cadres sup’ et les professions intellectuelles au sommet de la société en témoigne: cette catégorie, en deux ou trois générations, a su capter en sa faveur les ressources croisées de l’éducation, de la culture, des revenus, des bons emplacements résidentiels (situés à proximité des écoles d’excellence), de la santé et de la –relative– stabilité familiale. »
Bref pour devenir riche aux Etats-Unis, il vaut mieux que les parents le soient aussi. Ce clivage qui se creuse est aussi une explication de l’élection de Trump.
L’article cite un ouvrage de 2017, d’un philosophe et politicien Richard V. Reeves, Dream Hoarders («Accapareurs de rêves») :
« Richard Reeves a quitté sa ville natale anglaise de Peterborough, tant il ne supportait plus le snobisme de classe régnant au Royaume-Uni. Lui-même issu d’un milieu populaire, il espérait en traversant l’Atlantique pouvoir baigner dans une «vraie société démocratique», où chaque individu est d’abord jugé pour lui-même –et en particulier dans les strates élevées de la société. Or c’est aux États-Unis qu’il découvre la société la plus cadenassée par les titres universitaires.
Le mythe américain de la méritocratie scolaire permet aux couches supérieures de justifier leur position par leur brillance intellectuelle et leurs efforts assidus bien plus que par la chance ou par un système parfaitement rodé. Au moins, la classe supérieure anglaise a la décence de se sentir coupable.
De cette stupéfaction est né un livre très documenté sur la façon dont les couches supérieures américaines, de plus en plus souvent formées dans les universités d’élite, ont édifié une digue de séparation avec la société, faisant éclater en mille morceaux le rêve américain du pays où chacun ou chacune a ses chances.
L’étude de Richard Reeves concerne le sommet de la pyramide des revenus, les 20% de personnes les plus aisées (le premier quintile). Les résultats sont imparables: c’est en facilitant l’accès de leur progéniture aux diplômes les plus élevés que les riches ont assuré leur maintien dans le haut de l’échelle sociale, un tournemain qui emboîte avec maestria revenus hérités et optimisation de l’effort éducatif.
Quelque 46% de leurs enfants quittent l’université avec le plus haut niveau d’éducation, et 76% atteignent un niveau éducatif très satisfaisant (l’indicateur retenu est le nombre d’années de scolarisation) –un score spectaculaire par rapport aux autres catégories: dans le quatrième quintile, juste en dessous, la proportion de hauts diplômes est plus de deux fois moindre.
Le collège –premier niveau des études supérieures aux États-Unis– auquel on accède s’avère le marchepied crucial de ces parcours d’excellence. Une claire corrélation se dessine entre le niveau de revenus des parents et les colleges de l’Ivy League, le summum étant détenu par Harvard, qui comprend 65% d’enfants appartenant aux familles du top 20%, et presque aucun des strates les plus pauvres.
Sur deux ou trois générations, le tremplin du collège s’est révélé une redoutable machine de sélection sociale, car l’accès à ces institutions se solde d’une pléiade d’avantages: sociabilité dans le milieu des personnes biens nées, accès à des réseaux tout au cours de la vie, meilleures chances pour des stages et des emplois et, last but not least, atout pour que votre progéniture puissent être recrutée par ce même collège. »
Bien sûr, le milieu social est fondamental à la maison pour stimuler l’évolution cognitive des enfants :
« Le parcours de l’enfant suit ensuite des balises que l’on connaît bien dans le système français: stimulation intellectuelle et abondance de jeux éducatifs dès le premier âge, suppression des écrans pendant la toute petite enfance, création d’un environnement protégé des risques et des violences, sélection d’écoles à pédagogie innovantes, dîners familiaux animés, suivi des devoirs et aides de profs à la maison, et multiplication des activités extra-scolaires. Chez ces parents, on parle en moyenne trois heures de plus aux enfants par semaine que dans les milieux modestes, ce qui étend le vocabulaire et favorise la dextérité argumentative: un word podometer, de fait, permet de mesurer l’exposition des jeunes à la diversité du vocabulaire.
Comme l’explique Richard Reeves, «nous ne sommes pas juste des parents, nous pratiquons le métier de parent». Un chercheur a d’ailleurs construit un indice de qualité du «parenting». Son étude longitudinale menée dans le cadre de la statistique nationale montre que près de 35% des ménages situés dans les 20% les plus aisés pratiquent une parentalité très active (et 4% une parentalité de faible intensité), contre moins de 5% pour les ménages situés dans les quatre derniers déciles des revenus (et 57% de parentalité de faible intensité). »
Et bien sûr, ces gens se marient entre eux :
« Ce tour d’horizon sur l’entre soi des 20% serait incomplet si l’on omettait une donnée essentielle, le renforcement de l’homogamie des mariages dans la classe aisée américaine. Depuis le boom de l’enseignement supérieur et son ouverture aux femmes, on se marie entre niveaux universitaires équivalents.
«Loin d’abandonner le mariage, les Américains diplômés l’ont réhabilité au profit d’une institution éducative adaptée à l’âge de l’économie de la connaissance.» David Brooks, auteur de Bobos in Paradise, démarre son livre par une succulente exploration des annonces matrimoniales du New York Times des années 2000.
«Si vous regardez le carnet mondain, vous pouvez sentir la force qui se dégage de tous ces taux de réussite aux examens d’entrée à l’université.» »
La conclusion est particulièrement intéressante :
« Une enquête sur la philosophie politique des créateurs et créatrices d’entreprises de la Silicon Valley, lieu où abondent les personnes très hautement diplômées et où la quête de talents constitue un leitmotiv des sociétés, démontre combien un sentiment de légitimité tranquille s’est installé dans ces milieux.
Les leaders du web se révèlent, comme on pouvait s’y attendre, radicalement pro business: peu favorables aux syndicats, elles et ils revendiquent l’extension des libertés d’entreprendre et pensent, entre autres, que le système scolaire pourrait être amélioré s’il était géré comme une entreprise.
Leur vision de la société est celle d’une méritocratie génératrice d’inégalités. Ces dirigeantes et dirigeants ne sont pas choqués par les écarts colossaux de revenus: pour elles et eux, les revenus doivent être alignés sur la contribution que chacun apporte à la société, ce qui induit naturellement des inégalités entre les individus. D’ailleurs, et sans plus de précaution, elles et ils «pensent que les citoyens n’ont pas tous le même potentiel, le même talent, pour contribuer à la société».
Ces premières et premiers de la cordée scolaire se lovent dans la bonne conscience de qui a remporté un marché à la loyale, à l’instar du self-made man qui se sent légitime par les risques qu’il a pris et les investissements qu’il a déployés pour développer ses affaires.
Dans le nouveau monde, on croit aux vertus du marché et de la compétition, et personne n’a envie de trop se prendre la tête pour savoir si la sélection scolaire résulte d’une concurrence réellement libre et non faussée. Les 20% se sentent pleinement de leur bon droit sur leur Olympe: le problème, c’est qu’ils sont de plus en plus souvent les seuls à le penser. »
Ce qui est très inquiétant, c’est cette bonne conscience et cette croyance que tous ceux qui ont envie et travaillent très fort peuvent monter en haut de l’échelle sociale.
J’avais, en m’inspirant d’émissions de Brice Couturier, développé une série consacrée à « la méritocratie » et le quatrième mot citait Nick Cohen, un journaliste éditorialiste anglais : «L’ancienne société de classe permettait du moins, quand on était en bas de l’échelle, à se sentir victimes d’une injustice. Aujourd’hui, le système méritocratique nous fait croire que nous sommes responsables de notre situation, quelle qu’elle soit.»
C’est cela aussi, la société des premiers de cordée, une société profondément injuste dans laquelle les classes sociales les plus aisées se reproduisent et laissent très peu d’accès aux autres.
Pour lutter contre cela, il faudrait de la redistribution, des services publics pour tous financés par l’impôt et…un impôt suffisant pour que les fortunes ne puissent pas grimper de manière aussi éhontée et les inégalités se creuser toujours davantage.
Bref exactement le contraire que ce qui se passe dans la plupart des pays du monde.
Et si on attend le bon vouloir des premiers de cordée, on attendra longtemps, peut-être les calendes grecques.
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C’est, de fait, l’avènement d’une nouvelle noblesse sans la notion morale qui y était attachée