Mercredi 27 juin 2018

« Quand, dans cent ans, on sondera les fonds de ce petit bout de Méditerranée et qu’on y trouvera des centaines de corps humains, on se demandera quelle guerre s’est jouée là. »
Roberto Saviano

Roberto Saviano est un journaliste et un écrivain qui s’est rendu célèbre pour avoir décrit précisément les milieux mafieux dans ses écrits et articles, en particulier dans son œuvre Gomorra (2006), dans laquelle il décrit celui de la Camorra. En raison de l’immense succès dans son pays et à l’étranger de son livre, il vit maintenant sous protection policière permanente.

Roberto Saviano s’insurge dans un texte exclusif transmis au « Monde », contre la politique migratoire du ministre italien de l’intérieur, Matteo Salvini. Cet article a été publié le 21 juin 2018. Matteo Salvani l’a menacé de retirer sa protection policière, ce qu’il ne peut pas faire a priori, car la décision de cette protection appartient à une commission indépendante.

Roberto Saviano a répliqué à Salvani en l’accusant en tant qu’élu en Calabre, d’avoir fermé les yeux sur les activités de la ‘Ndrangheta, la mafia calabraise, d’avoir « oublié » les liens de la Ligue du Nord, son propre parti, avec cette mafia qui, selon lui, a recyclé de l’argent sale grâce au parti régionaliste. Et conclut, en rappelant les menaces de mort dont il est l’objet depuis des années :

« Tu crois que je vais avoir peur de toi ? Bouffon ! »

Je vous livre ci-après des extraits de cette tribune :

« On ne compte plus les journalistes et les faiseurs d’opinion qui, à l’aube du nouveau gouvernement, mais aussi au crépuscule du précédent, adoptent déjà des positions xénophobes à peine voilées. Matteo Salvini est en train de mettre en œuvre la « méthode Minniti », la doctrine de ce penseur politique [membre du Parti démocrate, ancien ministre de l’intérieur] qui entendait – je ne sais par quel miracle – éloigner le spectre d’un gouvernement jaune-vert (ainsi appelle-t-on en Italie, avec une pointe d’ironie, le ramassis formé par la Ligue et le M5S) en proposant une ligne politique proto-léguiste.

C’est Marco Minniti qui, l’année passée, fut le premier à déclarer : « Nous fermerons les ports aux ONG. » C’est lui qui obligea, au moyen d’une politique médiatique sans précédent, les ONG à signer un code de conduite parfaitement arbitraire, dont l’effet immédiat a été de diviser un front humanitaire qui doit rester uni pour pouvoir défendre ceux qui viennent en aide aux plus faibles. C’est encore Minniti qui expliqua aux Italiens à peu près ceci : même si les chiffres des cambriolages sont en baisse, nous, nous ne nous intéressons ni aux faits ni aux statistiques, mais à vos sentiments et, si vous vous sentez en insécurité, nous étudierons les moyens de vous laisser davantage de marge de manœuvre pour que vous puissiez vous défendre seuls. Tout cela a préparé le terrain à ce qui est en train de se produire aujourd’hui – pas de stupeur donc, rien qu’une infinie amertume.

[…]

Et la France dans tout cela ? Elle a criminalisé la solidarité, exactement comme l’a fait le gouvernement Gentiloni et exactement comme est en train de le faire le gouvernement Salvini-Di Maio. Prenez le cas de ce guide de montagne, Benoît Ducos, interpellé par la police française pour avoir porté secours à une migrante enceinte à la frontière franco-italienne. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres, mais un exemple criant qui nous dit ce qui se fait couramment, et nous raconte comment les gouvernements ont décidé de contrer les extrémistes de droite en cherchant à les battre sur leur propre terrain.

[…]

A peine nommé, le ministre de l’intérieur déclare : « Pour les migrants, la fête est finie. » Quelle fête de naître en Afrique, de tout sacrifier et de s’endetter pour tenter de construire un avenir meilleur, dans l’espoir de pouvoir changer la donne et d’aider sa famille qui, en attendant, reste là-bas, parce qu’elle est trop nombreuse, parce qu’elle compte des femmes, des personnes âgées et des enfants qui ne supporteraient pas les souffrances d’un voyage long et éprouvant. Quelle fête de traverser le continent, de voyager entassé dans un véhicule conçu pour dix personnes qui en transporte cinquante. Quelle fête d’aller sans nourriture et presque sans eau, d’être dans la fleur de l’âge et pourtant si fatigué, épuisé, à bout et d’avoir, malgré tout, encore de l’espoir.

Quelle fête d’arriver en Libye, de faire l’impossible pour ne pas rester prisonnier dans un camp de réfugiés, de chercher à ne pas devenir une monnaie d’échange entre des ravisseurs assoiffés d’argent et la famille restée au pays qui, pour aider celui qui s’enfuit en Europe, contracte des dettes qu’elle remboursera avec des années de labeur – un emprunt pour la liberté, un crédit pour acheter l’espoir.

Quelle fête de payer sa place sur un Zodiac et d’être, peut-être, celui qui sera chargé de le diriger et qui se trouvera de fait considéré comme « passeur » au cas où les choses tourneraient mal. Quelle fête de passer des heures et des heures en mer. En mer calme, en mer agitée. En mer chaude et éblouissante le jour, froide et noire la nuit. Quelle fête d’être écrasé, entassé avec plus de cent personnes sur une embarcation qui prend l’eau de toutes parts, et de se trouver au centre, là où l’air manque, puis d’être assis au bord, les jambes ballantes, engourdies, glacées. Quelle fête d’être enfant et de vivre cet enfer, d’être mère, père, et de se sentir responsable d’avoir emmené ce que l’on a de plus précieux au monde dans une situation de danger extrême. Quelle fête quand le Zodiac ne tient plus le coup, qu’il prend l’eau et que la peur de couler vous tenaille.

Quelle fête quand Malte, l’Italie et le reste de l’Europe tentent de se débarrasser de la patate chaude et de l’envoyer le plus loin possible. Quelle fête quand les ONG – ces « taxis de la mer » (copyright Luigi Di Maio), ces « vice-trafiquants » (copyright Matteo Salvini) – sont empêchées de porter secours à des êtres humains, mais que l’on donne le feu vert à la garde côtière libyenne, à elle oui, elle qui est de mèche avec les trafiquants (source : ONU). Quelle fête lorsque l’on transmet à la télévision des vidéos des opérations de sauvetage de cette même garde libyenne et que l’on coupe les longues minutes pendant lesquelles les militaires frappent les migrants, tirent en direction des embarcations et menacent le personnel des ONG.

Impossible de me taire

Quelle fête quand personne ne vient à votre secours et quand votre embarcation est en train de sombrer, emportant avec elle les corps à présent sans force de ceux qui ont supporté la séparation d’avec leur famille, le voyage à travers le désert, la faim, les coups, les tortures dans les camps libyens, les viols et violences de tout type. Pensons-y, merde, quelle fête ! Quand, dans cent ans, on sondera les fonds de ce petit bout de Méditerranée et qu’on y trouvera des centaines de corps humains, on se demandera quelle guerre s’est jouée là.

Rome persiste et signe : Matteo Salvini, le ministre de l’intérieur a réitéré, samedi 16 juin, l’interdiction aux ONG d’accéder aux ports de la péninsule, au risque d’envenimer encore les tensions européennes autour de la crise migratoire.

Il s’est exprimé sur son compte Facebook : « Alors que le navire Aquarius navigue vers l’Espagne [arrivée prévue dimanche] deux autres navires d’ONG battant pavillon des Pays-Bas [Lifeline et Seefuchs] sont arrivés au large des côtes libyennes, en attente de leur cargaison d’êtres humains abandonnés par les passeurs. Que ces messieurs sachent que l’Italie ne veut plus être complice du business de l’immigration clandestine, et ils devront donc chercher d’autres ports (non italiens) vers lesquels se diriger. En ministre et en père, je le fais pour le bien de tous », a-t-il ajouté.

Matteo Salvini qui entend maintenant faire le recensement des roms en Italie pour les expulser et qui a eu cette phrase terrible de mépris et de racisme :

«Les Roms italiens, malheureusement, tu dois te les garder à la maison ».

Dans l’article du Monde Roberto Saviano continue

« L’objectif du « zéro débarquement » en Méditerranée n’est que de la propagande criminelle. Cela n’arrivera pas du jour au lendemain – cela n’arrivera de toute façon jamais. Matteo Salvini – c’est la ligne partagée par la Ligue et le M5S et c’est ce que nous souhaitons tous – dit vouloir empêcher d’autres tragédies en mer et soustraire les migrants à la voracité des trafiquants d’êtres humains de Libye et à celle des organisations criminelles d’Italie, mais la propagande est une chose, les faits en sont une autre. Le « zéro débarquement », tous les prédécesseurs de Salvini ont essayé d’y parvenir avant lui, avec les mêmes recettes et le même fiasco (construire des camps en Libye ne marche pas ; ce qui marche, c’est respecter les droits de tous les êtres humains). Salvini est juste plus ostensiblement mauvais et il a des alliés au gouvernement qui le soutiennent.

Au fil des ans, nous avons accordé des fonds à des pays instables, nous avons arrosé trafiquants et criminels avec l’argent des Italiens et des Européens sans rien résoudre, parce que tant qu’il y aura des personnes pour vouloir quitter l’Afrique et venir en Europe, en l’absence de moyens légaux de le faire, il y aura des personnes pour prendre leur argent et les y conduire.

Pour les Africains, les portes de l’Europe sont closes et l’unique voie est celle de la clandestinité – et il se trouve que ce sont les mafias libyennes qui les font passer (en moyenne 100 000 par an). Il existe une demande mais aucune offre légale pour la satisfaire. Qu’importent les méthodes brutales de Matteo Salvini et les discours mielleux de Luigi Di Maio, c’est la loi du marché la plus élémentaire : quand il y a une demande, il y a une offre, légale ou non.

Pouvons-nous accueillir tout le monde ? Non. Mais la part assumée par l’Italie n’est pas telle que l’on pourrait dire : « Là, c’est bon, ça suffit ! » Je me demande souvent quelle est la solution, comme s’il existait une solution qui pourrait résoudre le phénomène de la migration. Il n’existe pas une solution définitive, mais plusieurs pas à accomplir.  »

Dans cette opposition frontale entre le courageux et humaniste Saviano et le raciste et démagogue Salvini, on ne peut être que résolument du côté du premier.

La situation est cependant loin d’être simple.

Les passeurs qui sont une autre mafia envoient des bateaux surchargés sur la méditerranée et gagnent un argent fou en promettant aux migrants qu’une fois arrivé au milieu de la méditerranée des bateaux occidentaux les prendront en charge pour éviter qu’ils fassent naufrage. Secourir, et il faut le faire, c’est aussi aider les mafias libyennes et autres à continuer leur business criminels.

En outre nous avons fermé nos frontières européennes aux migrants, dès lors des migrants économiques tentent d’entrer en Europe en essayant de se prétendre réfugiés. Or si nous devons accueillir, en raison des conventions internationales que nous avons signées, les réfugiés qui fuient les persécutions nous n’avons pas d’obligation d’accueillir les migrants économiques. Cette confusion augmente le chaos, car les vrais réfugiés sont regardés avec suspicion car les autorités croient qu’ils ont affaire à des migrants économiques, beaucoup plus nombreux aujourd’hui.

Mais certains considèrent que c’est une abomination de sélectionner les réfugiés et les migrants économiques, de «trier» disent-ils. Ils veuelent que tout le monde soit accueilli, parce que ce sont des humains qui cherchent simplement à avoir une vie meilleure.

Mais pendant ce temps, un après les autres les peuples européens votent pour les partis qui promettent de lutter brutalement contre cette immigration qu’ils qualifient d’invasion. L’Italie vient de tomber aussi dans cette spirale.

L’immigration ne s’est jamais passé facilement, le racisme contre l’étranger qui vient d’ailleurs a toujours existé. A cela s’ajoute cette fois que nos systèmes sociaux qui sont encore remarquables par rapport au reste du monde, régressent, avant tout à cause du vieillissement de notre population et de la crise économique.

Et mis bout à bout, les peuples européens ont peur de perdre leur identité et leurs droits sociaux.

En face de ces inquiétudes, les politiques de rigueur et de marchandisation du monde ne leur ouvrent que peu de perspectives d’espérer vivre un avenir de progrès social.

Mais que répondre à cette prophétie terrible de Saviano :

« Quand, dans cent ans, on sondera les fonds de ce petit bout de Méditerranée et qu’on y trouvera des centaines de corps humains, on se demandera quelle guerre s’est jouée là. »

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Une réflexion au sujet de « Mercredi 27 juin 2018 »

  • 27 juin 2018 à 8 h 22 min
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    Tous les déséquilibres économiques mondiaux dont on a tiré profit ainsi que les problèmes liés à l’explosion des populations dans certaines du monde qu’on a laissé prospérer voire qu’on a encouragée ne pouvaient qu’aboutir à des troubles humanitaires majeurs.
    Peut-être faut-il une vraie crise et l’émergence des populismes un peu partout pour qu’on commence à aborder les véritables problèmes et responsabilités de chacun afin de proposer des solutions raisonnables en dehors du business humanitaire

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