Jeudi 23 octobre 2025

« La guerre des récits»
Une part d’explication du monde

Lundi, je rappelais que notre espèce, homo sapiens, se distinguait des autres par le langage qu’elle avait inventé pour communiquer et échanger à l’aide d’une suite de mots. .

Avec ces mots, sapiens a développé un outil d’une puissance inouïe qui lui a permis de s’imposer et de devenir « le maître des espèces sur terre ». Dans la série consacrée à « Sapiens » de Yuval Noah Harari, le mot du jour consacré aux mythes relevait cette belle formule de l’auteur :

« Jamais vous ne convaincrez un singe de vous donner sa banane en lui promettant qu’elle lui sera rendue au centuple au ciel des singes. »

C’est cette faculté d’inventer des histoires, des mythes, des religions qui ont donné à Sapiens les moyens de réunir des groupes, tribus, empires immenses liés par ces croyances communes. Aucune autre espèce n’a jamais été capable de réunir autant d’individus liés par un destin et des objectifs communs.

Les groupes humains, pour faire société, se rassemblent, ainsi, autour de « récits » qui font sens pour eux, donnent le lien qui leurs permettent d’affronter ensemble des défis et construire une communauté, une nation, jusqu’à une civilisation.

Ces récits peuvent devenir le ferment de conflits entre groupes humains : « Nous contre Eux »

« La guerre des récits » est une expression que Christine Ockrent a utilisé, en 2020, dans un livre consacré à la pandémie du Covid 19. Le Grand Continent avait interviewé, à cette occasion, l’autrice : « La Guerre des récits, par Christine Ockrent »

Amélie Férey, professeure à Sciences-Po Paris et à École polytechnique et chercheuse à l’Institut français des relations internationales (IFRI) a donné, en 2024, comme titre à un podcast : « De l’Ukraine à Gaza : la guerre des récits » consacré à son dernier livre dans lequel elle explore comment le langage et les récits jouent un rôle crucial dans la conduite des conflits modernes, y compris les guerres en Ukraine et à Gaza.

Yad Vashem, le mémorial de la Shoah à Jérusalem

Dans le conflit entre Israël et les Palestiniens, j’ai appris et présenté cette douloureuse histoire en me basant sur le récit sioniste : Un peuple, uni par une religion, rejeté et martyrisé par les nations européennes et chrétiennes qui poursuit le projet de se regrouper sur la terre qui est au cœur de son livre sacré autour de la ville de Jérusalem. C’est ce que j’ai développé dans le mot du jour « Le sionisme apparaît parce qu’il y a l’antisémitisme » ou encore dans celui-ci : « Israël est né d’une angoisse de mort comme aucun peuple n’en a connue à ses origines. ».

Mais on peut aussi raconter une autre histoire, un autre point de vue, un récit concurrent.

En 1914, la Palestine faisait partie de l’Empire Ottoman. Sur ce territoire, selon Wikipedia, habitait 525 000 musulmans, 70 000 chrétiens et 60 000 Juifs, soit 80% de musulmans et 9 % de juifs. C’est une population arabe, fier de sa civilisation, qui est sous le joug d’une nation, certes musulmane, cependant honnie : les turcs, peuple guerrier et impérial.

L’élite du peuple arabe souhaite se débarrasser de ces importuns pour se retrouver « entre arabes » et créer, comme en en Europe, une nation arabe. L’erreur de l’Empire Ottoman d’entrer en guerre du côté des empires centraux, l’Autriche-Hongrie et l’Allemagne, constitue pour cette élite, une opportunité de pouvoir se libérer des Ottomans.

C’est alors qu’en Europe, un petit groupe de chrétiens protestants mu en partie par des mythes religieux sous la direction de celui qui est le ministre des affaires étrangères du gouvernement de l’Empire Britannique prend l’initiative de produire, ex nihilo, « la  déclaration Balfour » qui soutient l’implantation en Palestine d’un « Foyer National Juif »

Il faut considérer cette affaire. Vous êtes musulman arabe, vous voulez vous libérer de l’emprise ottomane. Et voilà, que sur un autre continent, à Londres, le gouvernement occidental, chrétien, de la plus grande puissance colonisatrice européenne de l’histoire de l’humanité déclare la chose suivante : Nous soutenons l’implantation d’une partie de la population européenne, de confession juive, sur la terre que vous habitez. Et c’est ainsi que dans un plan organisé et financé, des juifs européens viennent s’installer sur la terre entre la Méditerranée et le Jourdain. Ce sont certes des juifs, reliés à cette terre, par leurs mythes religieux, mais ils sont très différents de la communauté juive de Palestine, des juifs orientaux qu’on appelle « le vieux Yichouv ». Ils ne se mélangent d’ailleurs pas.

Comment ne pas comprendre que cette histoire est vécue par les habitants arabes de la Palestine, comme une « colonisation » européenne de peuplement, sous la protection de la plus grande puissance coloniale occidentale.

Des mots du jour ont été écrits sur ce sujet. L’analyse cinglante d’Arthur Koestler « Une nation a solennellement promis à une seconde le territoire d’une troisième. » Et puis plus saisissant encore cette confidence du premier des israéliens David Ben Gourion rapportés par son ami Nahum Goldmann : « Ils ne voient qu’une chose : nous sommes venus et nous avons volé leur pays. Pourquoi l’accepteraient-ils ? ». Et cette synthèse qu’en a fait Dominique Moïsi : «Quand Israël naît […] en 1948, […] Pour le monde Arabe, c’est le dernier phénomène colonial de l’histoire européenne qui est anachronique. Pour les Israéliens, c’est avec quelque retard, le dernier phénomène national de l’histoire européenne du 19ème siècle.[…] Et en fait ce conflit de calendrier n’a jamais été surmonté.»

Goulag, une histoire Soviétique documentaire de Patrick ROTMAN

Dominique Moïsi nous entraîne dans une transition plus globale encore entre occidentaux et non occidentaux. L’historien Timothy Snyder, plusieurs fois cités dans les mots du jour, a écrit un ouvrage de référence : « Terres de sang » dans lequel il parle de l’Europe et des meurtres de masse communistes et nazis : Le goulag et la shoah. Pour les occidentaux ce sont les récits des deux plus grandes tragédies du monde.

Les européens depuis leur colonisation de l’Amérique, commencée en 1494, dont ils ont tiré un récit « La découverte de l’Amérique », ont dominé pendant des siècles le monde puis ont passé le relais à leur colonie de peuplement : « Les Etats-Unis ». Cet Occident a dominé, a exploité les richesses du monde, a imposé ses valeurs et ses récits. Les deux grands malheurs de l’humanité furent la shoah et le goulag.

L’Occident domine moins, on lui impose d’autres récits. Pour le reste du monde les deux grands malheurs de l’humanité sont la colonisation et l’esclavage.

Les bateaux négriers Transportent 300 à 400 Noirs réduits en esclavage.Ces hommes, entassés entre deux ponts.
L’absence d’hygiène fait mourir 10 à 15 % des passagers.
À l’arrivée, les Noirs sont exposés et vendus.

Un jour je suis tombé sur cette interview que Thierry Ardisson a fait de Dieudonné. Elle s’intitule « la dernière interview de Dieudonné » car le polémiste antisémite n’a plus,depuis, été invité à la télévision. Dieudonné raconte sa dérive à partir d’un moment particulier de son existence. Il voulait faire un film sur l’esclavage des noirs africains et il s’est heurté, selon son témoignage, à un mur financier qui lui a refusé de faire ce film. Selon son récit dès qu’il s’agit de sujets sur la shoah, les financements sont faciles à obtenir, dès qu’il s’agit de parler de l’esclavage, il n’y a plus personne.

Je ne sais pas quelle crédibilité apporter à ce récit, mais je suis certain qu’il s’agit d’un ressenti fort d’une grande partie du monde et d’une partie de notre société française.

Guillaume Erner a tenté de rapprocher les récits lors de sa matinale du mardi 21 octobre. Il a invité l’essayiste indien Pankaj Mishra qui défend l’idée que « La création de l’État d’Israël s’est faite à rebours d’un processus de décolonisation » dans son livre « Le Monde après Gaza ».

Erner a essayé d’engager un dialogue entre Pankaj Mishra et François Zimeray, président de l’Association française des victimes du terrorisme, l’AFVT, ancien ambassadeur en charge des droits de l’Homme qui défendait davantage le récit occidental.

Daniel Schneidermann voit cette image, au Musée de l’armée. Sur la base de cette image il va écrire un essai « Cinq têtes coupées » L’image est une gravure réalisée d’après photographie et reproduite dans le journal L’illustration, numéro 2511 du 11 avril 1891. Les soldats coloniaux trouvaient commode de décapiter les récalcitrants, cela permettait d’imposer la soumission aux autres. Ils ne s’en cachaient pas, comme le montre cette publication de 1891.

Force est de constater que cet échange fut très compliqué, parce que chacun est resté sur son récit et n’a pas voulu ou su accueillir le récit de l’autre.

Cela me permet d’arriver à une conclusion provisoire.

Les récits dont il est question ne constituent jamais « la vérité », ils dévoilent une vérité.

Pour que le récit fonctionne, il faut qu’il s’inscrive dans des faits réels, mais il faut aussi une part de conte, de refus d’entrer dans les détails et les nuances. Patrice Boucheron a écrit récemment dans un article de Libération

« La meilleure façon de gâcher une fête traditionnelle, c’est d’y inviter un historien. Rien de tel pour doucher vos enthousiasmes »:

C’est folie que de croire que notre récit explique par lui seul la complexité du monde ou son malheur.

Il nous faut comprendre cette force du récit, être capable d’un saisir, même imparfaitement, les limites. Et surtout, surtout comprendre qu’il peut exister d’autres récits, être en capacité de les accueillir pour tenter de construire ensemble, à partir de nos points de vue différents.

Dans le mot du jour consacré au « Concert de Ramallah », Daniel Barenboim a magnifiquement résumé ce conflit de récit en Palestine :

« Nous avons le choix : nous entretuer ou apprendre à partager ce qui peut se partager. »

3 réflexions au sujet de « Jeudi 23 octobre 2025 »

  • 22 octobre 2025 à 12 h 15 min
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    Encore Daniel Barenboïm : https://youtu.be/uigMVRF6tXQ?si=a_7tZ6yEaD8Gysdb
    En 2004, le chef d’orchestre reçoit le prix Wolf pour ses « réalisations dans l’intérêt de l’humanité et des relations amicales entre les peuples »
    Lors de la réception de ce prix, dans les locaux de la Knesset, il fait un discours remarquable dans lequel il montre la contradiction entre la déclaration d’indépendance d’Israël et le comportement de l’état sioniste à l’égard des palestiniens. Il explicite son soutien à la demande des Palestiniens d’avoir leur propre État.
    Il rappelle aussi qu’il a créé avec Edward Saïd l’orchestre du West-Eastern Divan Orchestra faisant jouer côte à côte des israéliens, des palestiniens et aussi des musiciens issus d’autres pays arabes.
    Ce discours a beaucoup déplu à la ministre israélienne de l’éducation, Limor Livnat. Elle le dit dans la video. Le premier ministre israélien était alors Ariel Sharon.
    JE pense que le Prix Nobel de la Paix aurait eu plus de sens s’il avait été attribué à Daniel Barenboïm ou encore mieux au West-Eastern Divan Orchestra, plutôt qu’à la politicienne d’extrême droite du Venezuela, soutien de Trump et de Netanyahou.

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  • 22 octobre 2025 à 12 h 18 min
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    Ce que tu rappelles sur la déclaration Balfour et le rôle de la puissance coloniale britannique rend d’autant plus délétère l’idée de créer une autorité de gestion de Gaza dirigé par Tony Blair, ancien premier ministre britannique. Et le fait qu’il ait soutenu l’intervention catastrophique de Bush et des néoconservateurs américains en Irak aggrave son cas.

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  • 23 octobre 2025 à 8 h 55 min
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    Les récits donnent du sens et servent les intérêts de ceux qui les écrivent principalement lorsqu’ils sont liés à des problématiques d’identité ou lorsqu’ils servent à justifier l’exercice de la force.
    Pas étonnant qu’ils s’entrechoquent suivant l’origine de leurs auteurs, c’est déjà faire preuve d’une grande humanité que d’accepter de les confronter pour les comprendre

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