« L’enjeu de l’économie, l’enjeu de la globalisation, c’est la justice sociale. Sans justice sociale, il n’y aura plus d’économie »
Emmanuel Faber Discours pour la remise des diplômes à HEC, juin 2016
Emmanuel Faber est devenu, le 1er décembre 2017, le PDG de Danone, remplaçant Franck Riboud, qui avait succédé à son père à la tête du géant français de l’agroalimentaire. Danone c’est aussi Evian, Danette et Blédina.
Emmanuel Faber est âgé de 53 ans, il était directeur général de Danone depuis trois ans.
Je voudrais revenir sur un discours qui avait fait beaucoup de bruit et que j’avais évoqué de manière un peu étonnante au moment où il avait été prononcé en juin 2016.
J’avais, avant de partir en congé d’été en 2016 et en m’inspirant de la tradition de Charlie Hebdo : «Les unes auxquelles vous avez échappé » fait la liste des mots du jour que je n’avais pas écrit, mais pour lesquels j’avais préparé un brouillon. Il y en avait 20 et j’ai ajouté un 21ème qui était ce discours.
Mais aujourd’hui je voudrais revenir plus longuement sur ce discours, au moment où cet homme prend la tête de l’entreprise Danone.
Rappelons le contexte. Ancien élève d’HEC, Emmanuel Faber est invité, comme parrain de la promotion et comme cela se fait dans toutes Grandes Ecoles, à prononcer, lors de la cérémonie de remise des diplômes, un discours pour partager son expérience avec les étudiants qui viennent de finir leur cursus.
<Ce discours vous le trouverez en vidéo derrière ce lien>
Le début du discours est en français et commence par cette introduction :
«Si vous attendez un discours de référence intellectuelle, vous allez être déçus»
Puis il parle de son parcours personnel, de son frère malade, schizophrène, décédé depuis 5 ans au moment du discours. Et il va dire ce que son frère lui a appris de la vie, de la différence, de la beauté de l’altérité et «que l’on peut vivre avec très peu de choses et être heureux». Il révèle :
«Qu’est-ce qui m’a le plus marqué pendant mes trois ans ici [à HEC] ? C’est ce coup de fil que je n’aurais jamais voulu recevoir, à 21 heures (…) et où j’ai appris que mon frère venait d’être interné pour la première fois en hôpital psychiatrique, diagnostiqué avec une schizophrénie lourde. Ma vie a basculé»
Et puis, il va parler d’Economie, du monde futur qu’attend les brillants étudiants diplômés d’HEC.
«Après toutes ces décennies de croissance, l’enjeu de l’économie, l’enjeu de la globalisation, c’est la justice sociale. Sans justice sociale, il n’y aura plus d’économie […]
Les riches, nous, les privilégiés, nous pourrons monter des murs de plus en plus haut (…) mais rien n’arrêtera ceux qui ont besoin de partager avec nous.
Il n’y aura pas non plus de justice climatique sans justice sociale»
Puis il y a la deuxième partie du discours prononcé en anglais dont voici la traduction :
« Pourquoi est-ce que je vous dis tout cela ?
Parce qu’aujourd’hui vous êtes diplômés, vous vous tournez vers l’avenir. Je voudrais féliciter chacun d’entre vous. Vous avez désormais un outil très puissant dans vos mains.
La question est : qu’allez-vous en faire ? Pourquoi voulez-vous vous spécialiser en finance, en marketing, devenir avocat, entrepreneur social ou chef d’entreprise ?
Comment allez-vous prendre vos décisions dans ces domaines ?
J’en suis convaincu, après 25 ans d’expérience, que cette main invisible dont on vous a parlé n’existe pas.
Et s’il y en a une, elle est encore plus handicapée que mon frère. Elle est brisée.
En somme, nous avons seulement vos mains – mes mains –, toutes nos mains, pour changer les choses et les rendre meilleures.
Et vous avez beaucoup à faire pour cela. Vous allez devoir surmonter les trois principales épreuves qui arrivent facilement avec le statut que vous avez obtenu par votre diplôme, mes amis : la puissance, l’argent et la gloire.
Oubliez la gloire, c’est une course qui n’en finit jamais et qui ne mène nulle part. La liste de toutes les personnes renommées existe juste pour qu’elles regardent leur propre nom. Elles ne s’intéressent pas à ceux des autres.
L’argent : j’ai rencontré tant de personnes, quand j’étais banquier d’investissement dans la finance, quand j’ai voyagé dans le monde – j’en rencontre encore – qui sont prisonniers de l’argent qu’ils ont gagné. Ne devenez jamais esclaves de l’argent. Restez libres ! Peu importe la raison pour laquelle vous gagnez de l’argent, peu importe ce que vous en faites, restez libres !
Et la puissance : je pense que vous pouvez regarder autour de vous, il y a tant de personnes qui sont puissantes et qui ne font rien, juste pour garder cette puissance, pour qu’elle dure un jour encore. La puissance n’a de sens que dans le service rendu aux autres. Et c’est ce service qui vous fera devenir qui vous êtes en vérité. Le meilleur de vous-même, dont vous n’avez même pas conscience.
J’ai donc une question à vous poser, avec laquelle je vous laisserai, chacun d’entre vous : qui est votre frère ?
Qui est ce petit frère, cette petite sœur, qui habite en vous et qui vous connaît mieux que vous-même et qui vous aime plus que vous ne vous aimez vous-même ? C’est cette petite voix, qui parle de vous étant plus grand encore que vous ne pensez l’être.
Qui sont-elles ?
Elles vous apporteront cette voix, cette musique interne, cette mélodie qui est véritablement la vôtre.
Votre mélodie transformera la symphonie du monde qui vous entoure, qu’elle soit grande ou petite, elle le changera !
Le monde en a besoin et vous méritez cela.
Trouvez votre frère, trouvez votre petite sœur et quand vous les rencontrerez dites-leur bonjour de ma part, nous sommes amis !
Portez-vous bien. »
J’entends, pendant que j’écris, certains d’entre vous s’écrier mais enfin c’est un discours absolument démagogique. C’est le patron de Danone, s’il croit ce qu’il dit, il ne peut rester à la tête d’une multinationale qui doit contenter ses actionnaires cupides et avides.
Je ne crois pas. Je pense qu’il a compris quelque chose de fondamental : Le creusement des inégalités dans le monde est une voie sans issue qui se retournera tôt ou tard contre ceux qui accaparent les richesses. « Sans justice sociale, il n’y aura plus d’économie », cette phrase n’est pas une réflexion dogmatique ou une croyance gauchisante, mais l’aboutissement d’une réflexion rationnelle.
Je ne le crois pas non plus parce qu’Emmanuel Faber est un esprit particulier que vous pourrez découvrir dans cet article de «La Croix ».
La découverte de la pensée phénoménologique, notamment grâce à un essai de George Steiner sur Martin Heidegger, lui fait entrevoir la possibilité d’un « passage » vers « l’humanité du réel » en quittant « la prison rassurante de la rationalité toute puissante ». Il parviendra progressivement à « faire une place à cette échappée » dans sa vie professionnelle en rejoignant Danone. Ironie de l’histoire, c’est un peu pour sa « part d’ombre », c’est-à-dire sa dureté en affaires, en tout cas sa réputation de redoutable négociateur, que le groupe fait appel à lui en 1997 comme directeur financier. Mais, en même temps, il pressent que, dans cette maison un peu différente des autres, il va pouvoir « essayer des trucs », expérimenter d’autres « réglages » du fonctionnement des entreprises.
Dès 1972, dans un discours resté célèbre, le bâtisseur du groupe Danone, Antoine Riboud, affirmait qu’il n’y a pas de richesse économique sans développement humain. Fidèles à cet héritage, son fils Franck (qui lui a succédé comme PDG), Emmanuel Faber et les équipes de Danone vont mettre au point plusieurs outils, développer des formes différentes d’activité économique. La plus célèbre est la filiale commune créée au Bangladesh avec la Grameen Bank de Muhammad Yunus, l’inventeur du microcrédit. Cette usine prototype produit des yaourts hautement nutritifs à très bas prix. Le lait est fourni par des éleveurs locaux, les produits sont commercialisés par des colporteuses travaillant à leur compte.
Emmanuel Faber le dit clairement : la rencontre avec le prix Nobel de la paix 2006 a été décisive : « Yunus nous a donné confiance. Il a été le déclic qui nous a fait dire : on va dans cette direction. » D’autres projets de cette nature, relevant de l’entrepreneuriat social, ont été lancés depuis, en partie financés par une sicav solidaire dénommée « danone.communities », auquel le groupe a souscrit ainsi qu’un tiers de ses salariés français. En 2009, les actionnaires ont aussi accepté de prélever 100 millions d’euros sur les bénéfices afin de créer un fonds soutenant « l’écosystème » de Danone, c’est-à-dire les petites entreprises qui fournissent le groupe. Ce qui a permis, en deux ans, de consolider environ 15 000 emplois dans le monde. Ainsi, selon l’expression d’Emmanuel Faber, se développe une « zone démilitarisée » qui montre qu’« un autre monde est possible ». Le manager ne craint pas de reprendre ce célèbre slogan, lui qui a participé au Forum social de Belém en 2009, tandis que Franck Riboud intervenait au Forum de Davos.
Alors, il ne s’agit pas d’être naïf et de croire que nous sommes sur le bon chemin.
Mais de se rassurer qu’il y a, peut-être de manière maladroite ou étonnante, des prises de conscience que la cupidité et la seule compétition ne pourront que nous mener au désastre, qu’il faut le plus vite possible songer à la coopération et aux possibilités d’aller vers plus de justice sociale.
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