Vendredi 18 février 2022

« Le gosse »
Véronique Olmi

« Ce livre est glaçant… Et ne me quitte pas. Remarquable » a dit François Busnel dans son émission « La Grande Librairie du 2 février »

Ce livre est « Le gosse » de Véronique Olmi

Ce roman révèle une société violente et monstrueuse contre les enfants orphelins confiés à l’assistance publique, au sortir de la Grande Guerre.

Le gosse a pour nom Joseph. Il est né en 1919, à Paris

Son père revenait de la grande guerre, il avait la gueule cassée.

C’était un survivant, mais il ne le restera pas longtemps. Nous savons qu’il y eut à cette époque un fléau encore plus meurtrier que la guerre : une pandémie, à laquelle on donnera pour nom, la grippe espagnole.

Sa mère, Colette, était plumassière.

Grâce à « Wikipedia » nous apprenons qu’une plumassière exerce l’activité de « la plumasserie ». C’est-à-dire la préparation de plumes d’oiseaux et leur utilisation dans la confection d’objets ou d’ornements souvent vestimentaires et particulièrement les chapeaux.

Et à la mort du père, cette modeste ouvrière doit seule subvenir aux besoins de l’enfant et aussi de sa mère qui perd, peu à peu, la raison.

La vie est rude, il y a peu de loisirs. La mère rencontre un jeune homme, elle tombe enceinte. Il n’y a pas de contraception, l’avortement est interdit, pénalisé.

Cette grossesse tombe mal. Elle se confie entre les mains d’une femme qu’on appelait « faiseuse d’ange » et comme cela arrivait trop souvent, elle meurt.

Joseph se retrouve donc seul avec sa grand-mère qui n’a plus toute sa tête.

Alors que Joseph joue au football avec ses copains, on vient le chercher. Sa grand-mère vient d’être conduite à l’hôpital Sainte Anne qui est l’asile psychiatrique de Paris depuis 1651. Joseph est donc pris en charge par l’assistance publique.

Non seulement, il est orphelin. Mais il est aussi fils d’une avorteuse.

Véronique Olmi insiste sur le fait que la société d’alors jugeait les gens selon leur hérédité. Si la mère n’était pas une femme digne dans l’ordre moral, l’enfant était suspect.

Elle fut aussi invité d’Augustin Trapenard, le 8 février 2022 : <Les mots de Véronique Olmi>. Dans cette émission elle a dit :

« Le droit à l’avortement, c’est une conquête à ne jamais oublier. Je ne sais pas si le système patriarcal s’effritera un jour, ce sera un processus sûrement très long, mais le corps de la femme est toujours celui qui souffre dans ce système. »

Et il est vrai qu’alors que nous pensions que ce combat était gagné en Occident, des forces obscures, au sein des religions établies, parviennent à faire reculer cette liberté des femmes aux États-Unis, en Pologne et de manière plus insidieuse en France : < Près de 8 % des centres pratiquant l’IVG en France ont fermé en dix ans>

Joseph est d’abord confié à un orphelinat, mais très rapidement il est placé dans une ferme, près d’Abbeville. Après la grande guerre, les paysans manquaient de bras, alors il faisait appel à l’assistance publique pour en récupérer.

On les appelait « les parents nourriciers » mais Joseph considère ce lieu plutôt comme une souricière. La société d’alors considérait le travail de la terre comme quelque chose de particulièrement sain et rédempteur pour les enfants mal nés. Joseph est un gavroche parisien, cette vie à travailler dans la ferme ne lui convient pas, surtout que les parents souriciers sont âpres aux gains et brutaux.

Il retournera à Paris, mais pour le pire. Il est mal noté par l’inspecteur qui ordonne son retour dans la capitale et son incarcération à la prison de la Petite-Roquette dans le quartier de la Bastille.

Ce que j’ai appris sur cette prison pour enfant m’a sidéré et atterré.

Il en est encore capable de dire que c’était mieux avant !

<Le ministère de la justice> fait un court résumé de cette prison construite en 1836 et qui ne se videra de ses enfants qu’en 1930 pour devenir une prison pour femmes avant d’être détruite en 1974, remplacée depuis par le square de la Roquette. Le ministère de la Justice cite Victor Hugo qui trouvait cet établissement très bien en 1847.

Le principe de cette prison était l’isolement et le silence.

« 20 minutes » cite Véronique Blanchard, historienne qui a coécrit : « Mauvaise Graine: Deux siècles d’histoire de la justice des enfants » :

« Près de 500 enfants y sont incarcérés. On leur intime le silence absolu. « On applique un système philadelphien où le temps d’enfermement est plus important que les moments passés en collectivité. Les enfants passent 22 heures en cellule », raconte Véronique Blanchard. Ils n’ont pas le droit de se voir, ni de se parler. Quand ils sont amenés à se déplacer, on leur pose un sac sur la tête pour éviter qu’ils ne croisent le regard de leurs camarades. Les promenades dans les couloirs sont individuelles. « Et quand, le dimanche, ils assistent à la messe dans la chapelle, ils sont placés dans des box individuels pour limiter toute communication », poursuit l’historienne.

« Les cellules sont des cages infectes, à peines convenables pour un animal », relate le journaliste Henry Danjou. Trois mètres de long et deux mètres de large. « Le jour n’y arrive que par les vitres dépolies d’une fenêtre, dont l’espagnolette est cadenassée. Elles ne sont pas éclairées la nuit. Ni chauffées. J’y ai vu des enfants qui n’avaient plus de visages humains, hirsutes, sales, couverts de poils, jetant sur moi un regard égaré » »

« Paris Match » a aussi publié, en 2021, un article instructif : « L’histoire oubliée des enfants abandonnés de la Petite Roquette » qui rapporte que des pères mécontents de leurs enfants pouvaient les faire enfermer dans ce terrible endroit et aussi que la mortalité était de 12% par an. La nourriture y était médiocre et insuffisante.

Par la suite Joseph quittera cette prison pour être envoyé dans un domaine agricole en Touraine : «  La Colonie agricole et pénitentiaire de Mettray », véritable bagne pour enfants ouverts en 1839 et fermé en 1939.

C’est encore le mythe de la terre rédemptrice qui était à l’œuvre dans ce lieu de travail acharné, de privations de liberté et privations de soin.

Un des pensionnaires les plus célèbres de ce bagne sera Jean Genet qui décrit la vie des enfants là-bas dans son livre « Le Miracle de la rose ». Il raconte que « chaque paysan touchant une prime de cinquante francs par colon évadé qu’il ramenait, c’est une véritable chasse à l’enfant, avec fourches, fusils et chiens qui se livrait jour et nuit dans la campagne de Mettray. ».

Véronique Olmi dit dans les deux émissions ce qu’elle doit à Jean Genet

« Les mots de Genet m’ont apporté le vertige. Je l’ai lu adolescente, et c’était trop troublant. Des années après, ça m’a coupé le souffle : c’est cru, c’est violent, mais toujours pris dans une violence à nu, sublimée en permanence. Genet, c’est l’intranquillité. »

Joseph parviendra à surmonter ces épreuves et trouvera la liberté et la joie grâce à la musique et l’amour.

Lors de cette période d’avant, où ce n’était pas mieux, l’éducation des enfants qui étaient dans les griffes de l’assistance publique constituait une barbarie, quasi un esclavage et on faisait trimer ces pauvres enfants pour le plus grand bénéfice de leurs tortionnaires ou même l’État.

On ne leur apprenait rien, notamment pas l’écriture.

François Busnel parle d’une « partie méconnue de l’Histoire de la République ».

C’est la grandeur de ce livre et de Véronique Olmi de dévoiler cette partie.

<1653>

Mardi 21 décembre 2021

« Apprenez que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute. ! »
Jean de la Fontaine

Nous sommes en campagne présidentielle. Des femmes et des hommes viennent nous raconter des récits qui tentent de nous séduire, de nous donner l’impression qu’ils s’intéressent à nous et qu’ils ont des solutions pour que demain soit mieux qu’hier.

Je crois sage de rappeler alors la morale de la fable <le corbeau et le renard> : « Apprenez que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute »

Le Corbeau et le Renard est sa deuxième fable, plus précisément la deuxième fable du Livre I des Fables situé dans le premier recueil des Fables.

Si vous voulez connaître la toute première, celle qui a le numéro 1, du livre 1 du premier recueil c’est <La cigale et la fourmi>,

Jean de La Fontaine est né le 8 juillet 1621 à Château-Thierry, en Champagne, il y a 400 ans.

Sa particule nous trompe, il n’est pas issu de la noblesse, mais de la bourgeoisie champenoise. Son père, Charles de La Fontaine était maître des eaux et forêts du duché de Château Thierry, un métier cumulant les fonctions d’administrateur et de juge.

C’était une charge que l’on achetait ou dont on pouvait hériter.

La Fontaine fera les deux il en achètera une puis reprendra celle de son père.

Jean Orieux dans son livre « La Fontaine ou la vie est un conte » décrit cette charge :

« Pour le travail, elle lui parut lourde et elle l’était assez. Il fallait tenir les registres sur lesquels devaient être portées, avec ponctualité, les amendes et les confiscations. Il devait fournir avec régularité des rapports sur l’état des domaines placés sous sa surveillance. Ponctualité ! Régularité ! […] Il devait, l’épée au côté – c’était le Glaive de la Justice ! – présider la séance hebdomadaire du Tribunal des Eaux et Forêts dont il était juge. […] Il devait réprimander, condamner, taxer les contrevenants.
Qui étaient-ils ? De misérables paysans qui avaient laissé leur bétail brouter les jeunes pousse et les plantations ; « de pauvres bucherons » (clandestins) qui avaient abattu un beau chêne pour en faire la charpente de leur petite maison. Il fallait saisir le bétail, le vendre à la criée sur l’ordre et sous le contrôle de … mais de Jean de La Fontaine ! On le voit bien mal dans ces fonctions répressives, lui que l’injustice et la cruauté de la Justice étonnaient ; lui qui avait horreur, presque autant que des pédagogues, des tribunaux et des juges à bonnets carrés. »
Page 80

Quand Jean Orieux met entre guillemets de pauvres bucherons il cite bien sûr la fable <La Mort et le Bûcheron> qui commence ainsi :

« Un pauvre Bûcheron tout couvert de ramée,
Sous le faix du fagot aussi bien que des ans »

Et plus loin La Fontaine décrit sa compassion

« Quel plaisir a-t-il eu depuis qu’il est au monde ?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde ?
Point de pain quelquefois, et jamais de repos.
Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
Le créancier, et la corvée »

Je m’imagine, qu’un homme cupide dans la fonction qu’occupait Jean de La Fontaine peut devenir très riche. La morale est sauve, Jean de La Fontaine ne devint jamais riche.

Alexis Brocas dans le Hors-série de « Lire magazine » consacré à « l’homme à fables » nous révèle qu’entre la cigale et la fourmi, il tint le rôle de la première :

« La Fontaine aimait jouer de l’argent, une passion répandue à son époque et en perdit semble t’il souvent.
S’il savait donner de l’encensoir, il n’était pas du tout de ces courtisans capables de se faire couvrir de pensions. De Chapelain, le poète chargé par Colbert de dresser la liste des écrivains dignes de recevoir des gratifications royales, La Fontaine reçut bien des compliments, jamais d’argent. »

De Colbert, La Fontaine n’avait pas à attendre de bienveillance. La Fontaine avait cru trouver son Crésus, son mécène dans la personne de Nicolas Fouquet, le surintendant des Finances de Louis XIV. Nous savons comment cette histoire finit après la fête somptueuse de Vaux le Vicomte du 17 août 1661 offert à Louis XIV qui ne gouta pas le fait qu’un de ses sujets puissent exprimer plus de magnificence que le roi. En coulisse, et depuis longtemps, Colbert avait œuvré pour discréditer Fouquet aux yeux du Roi soleil.

Or La Fontaine ne reniera jamais vraiment Fouquet et Colbert ne lui pardonna pas ce manque de soumission.

Colbert qui retardera aussi son entrée à l’Académie Française mais ne put empêcher qu’il y entra en 1684.

Alexis Brocas continue :

« Quant à ses livres, ils enrichirent surtout libraires et imprimeurs.
La Fontaine était de ces hommes que les affaires d’argent ennuient, et qui se font donc voler par ceux qui s’y intéressent davantage. Lorsqu’il hérita de son père et que son frère Claude revint sur d’anciens engagements pour demander le plus possible, La Fontaine dut emprunter pour lui payer sa part. Et lorsque le fils du duc de Bouillon se trouva obligé de lui racheter se charges de maître des eaux et forêts, La Fontaine attendit quatorze ans pour être payé !
C’est ainsi qu’il s’achemina vers une ruine irrémédiable : le remboursement de ses dettes excédant ses revenus, il lui fallut vendre peu à peu son patrimoine. […] Plusieurs protecteurs le prendront sous leur aile, mais, à 70 ans, La Fontaine se trouvait encore obligé de solliciter les frères Vendôme pour survivre. »

Il dévoile probablement sa conception de l’argent dans cette fable < L’Avare qui a perdu son trésor> :

« L’Usage seulement fait la possession.
Je demande à ces gens de qui la passion
Est d’entasser toujours, mettre somme sur somme,
Quel avantage ils ont que n’ait pas un autre homme. »

Un homme éminemment sympathique !

Et il alla jusqu’à se séparer de biens avec son épouse en 1658 pour éviter de l’entraîner dans sa ruine.

Sa relation avec femme fut, disons distante…

C’est son père qui lui organisa, en 1647, il avait donc 26 ans, un mariage avec Marie Héricart (1633-1709) qui en avait 14 !

C’était d’autres temps.

Un fils naîtra, 5 ans plus tard. Charles (1652-1722).

La Fontaine est un libertin, il va et vient et délaisse très vite son épouse.

Il ne s’occupe pas non plus de son fils. Jean Orieux rapporte qu’on avait raconté que La Fontaine croisant son fils dans la rue, à Paris, ne l’avait point reconnu !

Mais il ne laissera jamais son épouse sans revenus ou dans la difficulté financière dans laquelle il se trouvait.

Mais on parle de ses fables.

Le premier recueil dans lequel se trouvait le corbeau et le renard a été publié en 1668, il avait déjà 47 ans.

Et avait écrit bien d’autres choses avant des pièces de théâtre, opéras, roman en vers et en prose, une poésie scientifique : <Poème du quinquina>, description poétique <Le songe de Vaux> pour le palais de Fouquet mais qui ne fut achever qu’après l’arrestation sur surintendant.

Mais la grande affaire de La Fontaine avant les fables furent les Contes.

La Fontaine connaît ses premiers succès littéraires grâce à ces Contes et nouvelles en vers qualifiés de licencieux, libertins, coquins, grivois, lestes, érotiques.

Dans « Lire magazine » Robert Kopp écrit :

« Dans ses contes, aujourd’hui négligés et d’un érotisme surprenant pour qui ne connaîtrait que les fables, La Fontaine chante allègrement les joies de la chair comme remède à la mélancolie. Sans étalage pornographique, mais en sachant se montrer élégamment explicite.

Il sera obligé de renier ses contes « licencieux », disait-on, pour être reçu à l’Académie française.

Et pour obtenir l’extrême onction, c’est-à-dire les sacrements de l’Église avant de mourir il sera obligé de renier une seconde fois ses contes en public. Le prêtre chargé de cette tâche persuade Jean de la Fontaine de se confesser et insiste sur une confession publique afin que tous puissent assister au reniement de ses contes. Il le fait dans sa chambre en présence des académiciens. L’abbé lui fait promettre de ne plus écrire que des textes pieux et lui accorde l’extrême onction.

Il meurt le 13 avril 1695, à 73 ans.

Au début du second confinement, j’avais consacré un mot du jour à des fables de La Fontaine dans lesquelles il évoquait un confinement <mot du jour du 29 octobre 2020>

Eric Orsenna écrit dans « Lire Magazine » :

« A bien les lire, toutes ses fables ont des morales contemporaines. Et quelle langue ! La Fontaine, avec Racine, son lointain cousin, Buffon ou Saint Simon est un des plus grands stylistes de son temps, et de toute la littérature française. Cet homme, comme Montaigne, avec tous ses défauts, c’est notre frère. Piètre mari, père inexistant, mais ami formidable. »

<1641>

Mardi 30 novembre 2021

« Le salon du livre de jeunesse de Montreuil »
Évènement annuel qui m’a marqué

Nous, Annie, Alexis et moi, habitions à Montreuil sous-bois, depuis 1991 et en 1994 Natacha nous a rejoint.

A Montreuil, le salon du livre jeunesse existait depuis 1984.

Et à la fin novembre, début décembre, pendant quelques jours, la place de la mairie de Montreuil se remplissait d’immenses tentes dans lesquelles on célébrait la fête du livre de la jeunesse

Nous avons commencé à y assister à partir de 1993.

Et en 1994, on pouvait lire dans <Le Monde>

« Sur la place de la Mairie, à Montreuil, le cirque Gruss a tendu un chapiteau géant de 8 700 mètres carrés. D’une fontaine glacée s’échappent des mots au néon, en souvenir des “paroles gelées” de Rabelais (dont on s’apprête à fêter, une dernière fois, le cinq centième anniversaire). Trois cubes immenses et colorés, de l’illustratrice tchèque Kveta Pacovska, attendent les visiteurs.
Dans quelques jours, du 30 novembre au 5 décembre, les auteurs et les illustrateurs afflueront. Plus de 130 éditeurs sont attendus.
Il y aura des débats, des expositions, des jeux, des concours, des livres par milliers. Entrez donc, mesdames et messieurs.
Et vous, petits lecteurs, approchez. Le dixième Salon du livre de jeunesse va commencer… Dix ans. Premier âge à deux chiffres. Heure des souvenirs et des bilans. “En 1984, quand nous avons débuté, nous étions tout petits, cachés derrière un centre commercial, dans un ancien parking en colimaçon”, se souvient Henriette Zoughebi, bibliothécaire de formation, fondatrice et directrice du Salon. “Montreuil” venait de naître, à l’initiative de la municipalité et du conseil général de Seine-Saint-Denis.
Mais les éditeurs avaient des doutes. Pourquoi un Salon en banlieue ? Pourquoi pas “faire Montreuil à Paris”? Dix ans plus tard, de l’avis de tous, le pari est gagné.
Le Salon a fait la preuve qu’il était plus utile en Seine-Saint-Denis (où 20% de la population a moins de dix-huit ans) que nulle part ailleurs. »

Et par la suite, toutes les années nous attendions avec impatience cette fête du livre pour les enfants, les adolescents. et les parents !

En tant que citoyen Montreuillois, nous bénéficions de privilèges.

D’abord nous avions droit à des invitations qui nous dispensaient de payer l’entrée.

Ensuite, nous avions le droit de venir le premier jour qui était en principe réservé aux professionnels. Dès lors, l’accès aux auteurs était plus simple, il y avait beaucoup moins de monde ce premier jour.

Tous les éditeurs étaient là et il y avait toutes les nouveautés de l’année.

C’était vraiment très grand !

<Le bulletin des Bibliothèques de France> précisait en 1994 :

« Le Salon du livre de jeunesse de Montreuil fêtait son 10e anniversaire du 30 novembre au 5 décembre derniers, sous le grand chapiteau blanc dressé sur la place de la mairie. Ce salon, devenu, avec la Foire internationale de Bologne, un des deux grands rendez-vous européens du livre de jeunesse, est une immense librairie ouverte à tous, qui incite à la découverte de la richesse de ce secteur éditorial. »

Nous y sommes allés avec le même enthousiasme tous les ans jusqu’à notre départ de Montreuil, en 2002.

Depuis 2000, il est organisé dans un bâtiment en dur situé 128 Rue de Paris à Montreuil et qui a désormais pour nom L’Espace Paris Est Montreuil. C’était une ancienne friche industrielle transformée en palais des Congrès

Bien des années ont passé et nos enfants sont grands désormais.

Mais, chaque année, depuis que nous sommes partis, quand s’approche le mois de décembre, je pense avec nostalgie à ces moments de lumière et de célébration du livre que nous avons vécu à Montreuil.

Et chaque année, je me promettais de consacrer un mot du jour à cette belle manifestation.

Le mot « presse » a été ajouté depuis, et cette fête s’appelle désormais « le Salon du livre et de la presse jeunesse »

Cette année 2021, ce sera la 37ème édition.

Elle aura lieu du mercredi 1er au lundi 6 décembre.

Le thème choisi cette année me semble particulièrement approprié aux temps que nous vivons : « Nous »

Sylvie Vassallo, la directrice du salon explique

“Ce qui se cache derrière ce « Nous ! » c’est à la fois une affirmation, et une interrogation.
Nous tenions à affirmer l’intérêt du commun, l’importance, et même la nécessité d’être ensemble, de se rassembler, de jouer collectif […]

C’est d’autant plus essentiel dans une société fractionnée, avec des enfants au cœur de ces fractures.
Mais ce « nous » est aussi une interrogation sur le qui nous sommes, sur le rapport à soi, et aux autres. […]

Chez les philosophes grecs, le « nous » a une signification liée au savoir, à l’esprit, à la raison, à l’intelligence,
et il me semble que la littérature jeunesse permet aussi de penser dans un esprit de communion ».

<France Inter> a consacré une page sur ce salon sur son site.

Il y a aussi <Le site du salon>

<1631>

Mardi 2 novembre 2021

« Mise à feu »
Clara Ysé

Clara Ysé a fait l’objet du mot du jour du 16 octobre 2019 « Ce matin il est arrivé une chose bien étrange. Le monde s’est dédoublé ». Cette phrase est le début d’une chanson envoutante, comme je la qualifiais alors.

Elle avait été écrite par la chanteuse suite au décès brutal de sa mère, la philosophe Anne Dufourmantelle qui était morte d’un arrêt cardiaque suite aux efforts qu’elle avait fournis pour porter secours à deux enfants qui étaient en train de se noyer dans la mer. J’avais narré cette histoire dans le mot du jour du 26 septembre 2019 « Puissance de la douceur »

Fin août 2021, elle était <l’invité des matins de France culture>, parce qu’elle venait de publier son premier roman : « Mise à feu ».

Et comme il en va quelquefois quand on entend l’auteure d’un livre, le désir de le lire jaillit.

J’ai acheté ce livre le lendemain et je l’ai lu immédiatement.

C’est un livre qui comme la chanson <Le monde s’est dédoublé> parle de la séparation et de l’absence.

Gaspard, 8 ans et Nine 6 ans vivent avec leur mère qu’ils appellent l’Amazone. C’est Nine qui est la narratrice. Voici comment elle décrit sa mère :

« L’Amazone, Gaspard et moi on inspirait la joie quand on passait quelque part. Je me souviens de la façon dont on s’accrochait à ses jambes. Le soir pendant qu’elle travaillait ou qu’elle faisait la cuisine. Elle était bijoutière. […] L’Amazone portait en elle un magnétisme qui planait au-dessus de tout ce qu’n vivait. Une forme de grâce, en plus charnel. Depuis petits, ça nous inquiétait. Comme si au creux de ce pouvoir qu’elle avait d’enchanter les êtres, résidait un pacte mortel avec le monde. Un poids que tous ses gestes tentaient désespérément de dissimuler et qui résonnait autour d’elle comme un bourdon, cette note tenue, quasi imperceptible, qui charge un morceau d’orage.
Gaspard et moi, on savait, mais on ne disait rien. »
page 12

L’Amazone est donc une femme et une mère assez étrange.

Ce roman est initiatique : le frère et la sœur vont au long des pages grandir et s’émanciper. Il constitue aussi un conte fantastique qui commence ainsi :

« Avant mes six ans, c’est le soleil. Quelque chose de pur, de frais, de vivant. Gaspard, l’Amazone, Nouchka et moi. Unis. »

Il y a Nouchka.
Nouchka est une pie Gaspard et Nine comprennent son langage et peuvent échanger avec elle :

« On l’a découverte un jour sur le bord e la route, dans le Sud. Elle avait une aile cassée. On l’a recueillie, on lui a donné à boire, à manger, tant et si bien que Nouchka nous a déclaré, au bout de quelques mois, que nous étions sa nouvelle famille. Je dis « déclaré » oui […] elle nous a appris, elle, à parler oiseau. […] On lui répondait. On lui parlait. Ca me parait étranger aujourd’hui, mais l’amazone avait ce genre de dons. Elle avait fait advenir la langue du vol, de l’air, de la liberté, entre nos bouches

Dans l’émission de France Culture, Clara Ysé confie que :

« Le langage des oiseaux est celui des poètes »

C’est un monde de l’imaginaire, dans lequel Gaspard, plus que Nine, est immergé :

«  Gaspard, mon frère, mon aîné de deux ans. Il portait des lunettes rondes et vivait dans un univers parallèle, dont l’Amazone, Nouchka et moi avions la clé. »

Et puis, il y a l’incendie. L’Amazone a invité beaucoup de monde chez elle, pour fêter le tournant du deuxième millénaire. Les adultes s’étourdissent de musique et d’alcool, et un gigantesque incendie se déclare dans la maison et l’embrase.

Au bout de la nuit de cauchemar, Nine se rend compte que l’Amazone a disparu.

Les deux enfants sont confiés à leur oncle, surnommé le Lord.

La plus grande partie du roman se déroule dans la maison de cet homme, trouble, alcoolique, violent qui invite dans sa maison des hommes et des femmes dans une ambiance malsaine pour les enfants et une sourde menace à leur égard notamment de Nine, protégée autant que possible par son frère et l’intelligence de Nouchka.

Dans une atmosphère de crainte, les enfants sont confrontés à l’absence, à la perte. Mais de temps en temps, une lettre de l’Amazone arrive, dans laquelle elle les assure de son amour et raconte qu’elle fait des travaux dans une maison de campagne où elle s’est réfugiée et qu’ils pourront venir la rejoindre quand le chantier aura suffisamment avancé. Dans la longue attente qui les conduira jusqu’à la sortie de l’adolescence, les enfants se réfugient dans l’imaginaire.

Puis des rencontres vont permettre à Nine de se libérer, revenir vers le réel, rencontrer l’amour, fuir la maison du Lord pour aller à la recherche de l’Amazone et aller vers la vie..

Gaspard ne parviendra pas à réaliser le même parcours, son monde imaginaire le tient trop fort.

Clara Ysé explique dans l’émission de France Culture :

« La symbolique de Nouchka à une double lecture puisque c’est à la fois le symbole de leur langage à deux, puis lorsque Nine ne va plus la comprendre, elle symbolise le retour au réel, l’entrée dans le monde des adultes. Gaspard à l’inverse, refuse tout rapport au réel et se laisse avaler par l’imaginaire. »

L’écriture de Clara Ysé est subtile, elle suggère plus qu’elle ne décrit.

Je trouve très juste l’avis de la journaliste Sophie Joubert dans <L’Humanité> :

«  Elle transfigure la perte et la violence par l’art, les mots, un dialogue secret avec les oiseaux. »

Dans ce même article Clara Ysé dit :

« J’ai puisé le matériel d’écriture dans la relation très forte que j’ai avec mon petit frère, à qui le livre est dédié. À deux, Gaspard et Nine forment une entité, ils ont un rapport sensible au monde et un langage commun, celui de l’oiseau, qu’ils sont les seuls à comprendre. Je voulais montrer la puissance vitale des mondes imaginaires qu’on crée à cet âge-là pour rendre le réel vivable. »

Et revient vers son histoire personnelle :

« Je n’ai jamais vécu de vrai incendie, mais, tel qu’il est présenté dans le roman, c’est un événement qui détruit tout d’une seconde à l’autre. Et ça, je l’ai vécu. »

La Nouvelle République consacre aussi un article élogieux à ce livre : « L’incandescente Clara Ysé désormais aussi écrivaine»

Elle y révèle que la musique et l’écriture l’ont accompagné depuis longtemps :

« La musique et l’écriture, ça a toujours été mes deux langues […] La musique, je l’ai partagée très vite alors que l’écriture est longtemps restée intime ».

Et Sophie Rosemont dans <Madame Figaro> écrit :

« Avec « Mise à feu », son premier roman, Clara Ysé embrase la rentrée littéraire, […] C’est un premier roman et c’est une révélation : déjà chanteuse et performeuse de haut vol, l’artiste française nous emporte dans une belle histoire d’amour et de ténèbres.

Pour ce livre, elle a reçu le <prix littéraire de la Vocation 2021>

Et elle reviendra à la chanson en 2022, un album est annoncé au printemps.

<1615>

Lundi 12 juillet 2021

« Atlas Shruggeds »
Ayn Rand

Margaret Thatcher puis Ronald Reagan vont être les fers de lance de la révolution néo libérale ou conservatrice.

Mais quels sont les penseurs de cette révolution ?

J’ai toujours lu le rôle essentiel qu’a joué l‘école de Chicago et Milton Friedman.

Mais Amin Maalouf évoque une autre figure, une femme écrivaine : Ayn Rand :

« Un des livres emblématiques de cette révolution est le roman intitulé « Atlas Shrugged » […]
Il raconte une grève organisée non par des ouvriers, mais par des entrepreneurs et « des esprits créatifs » qu’exaspèrent les règlementations abusives. Son titre évoque la figure mythologique d’Atlas qui, las de porter la Terre entière sur son dos, finit par secouer vigoureusement les épaules – c’est ce mouvement d’exaspération et de révolte qu’exprime ici le verbe to shrug, dont le prétérit est shrugged.

Cette fiction à thèse, publiée en 1957 et dont beaucoup de conservateurs américains, partisans d’un « libertarisme » résolument anti-étatiste, avaient fait leur bible, a été rattrapée par la réalité. Le soulèvement des possédants contre les empiètements de l’État redistributeur des richesses ne s’est pas produit d la manière dont la romancière l’avait décrit, mais il a bien eu lieu. Et il a été couronné de succès. Ce qui a eu pour effet d’accentuer fortement les inégalités sociales, au point de créer une petite caste d’hypermilliardaires, chacun d’eux plus riche que des nations entières.
Le naufrage des civilisations page 173

J’avais déjà cité ce livre et Ayn Rand dans un mot du jour de 2018 consacré à « La convergence des luttes ».

J’y rapportais que selon une étude de la bibliothèque du Congrès américain et du Book of the month club menée dans les années 1990, ce livre est aux États-Unis le livre le plus influant sur les sondés, après la Bible. C’était le livre de chevet de Ronald Reagan et de ses principaux conseillers.

Aujourd’hui, beaucoup des responsables de la silicon valley continuent à considérer que c’est le livre le plus inspirant pour eux.

J’ai donc souhaité approfondir ma connaissance de cette femme influente.

J’ai ainsi écouté les cinq émissions que Xavier de la Porte lui avait consacré en 2017 : <Avoir raison avec Ayn Rand>.

Et ce sont 5 émissions très instructives et qui méritent qu’on s’y arrête.

Dans la quatrième <L’héritage littéraire> Xavier de la Porte avait invité un écrivain Antoine Bello qui la présente ainsi :

« En 2007, Le Wall Strett journal a publié un dossier pour [commémorer] les 50 ans de la publication d’« Atlas Shrugged ». et il parlait de ce livre avec énormément d’éloge. […] et surtout comme d’un livre les plus influents du XXème siècle, d’un texte majeur, parmi les plus appréciés des parlementaires et des chefs d’entreprise. Alors je me suis dit comment ai-je pu vivre aussi longtemps, moi qui prétends connaître et m’intéresser à la littérature américaine, sans jamais avoir entendu parler de ce livre ? Je suis donc allé l’acheter. […] et je l’ai dévoré. C’est un très gros livre, il fait près de 1200 pages. J’ai été happé avant tout par la puissance du roman. C’est-à-dire que les idées viennent presque dans un deuxième temps. On comprend assez vite qu’il y a un système philosophique derrière tout cela, que Ayn Rand ne laisse rien au hasard. Les personnages sont les porte-paroles d’une philosophie. […] C’est la puissance romanesque, la richesse et la singularité des personnages qui m’a d’abord conquis. Parler d’un univers, le monde de l’entreprise qui n’a jamais été aussi bien décrit que par une femme qui n’a jamais travaillé en entreprise. C’est quand même assez fascinant quand on y pense […] Une compréhension intime des mécanismes de l’entreprise. […] un sens des situations qui me fascine. »

Je vais tenter de synthétiser ces cinq épisodes.

Elle a mis plus de 10 ans pour écrire « Atlas Shrugged  ». Ce roman a été publié aux Etats-Unis en 1957, mais n’a été traduit en français que 50 ans plus tard sous le nom de « La grève » publié en 2011. Quasi aucun journal français n’en a parlé, il semble que l’Obs a consacré quelques lignes.

Ce fut donc, pendant longtemps, un livre absolument ignoré en France, alors qu’il a eu une si grande importance aux États-Unis et dans le monde anglo-saxon.

Ayn Rand est souvent considéré comme une grande figure du « mouvement libertarien ». Mais elle se définissait comme une « Objectiviste », c’est-à-dire une tenant d’une pensée exclusivement rationnelle. La croyance et la religion n’ayant aucune place dans sa réflexion.

D’ailleurs si Ronald Reagan disait s’inspirer d’Ayn Rand, cette dernière n’a pas appelé à voter pour lui parce qu’elle le trouvait trop influencé par les églises chrétiennes. L’élection de Reagan s’est passée vers la fin de sa vie, elle est décédée en 1982.

Elle condamnait l’humour et surtout l’auto-dérision. Pourtant, elle a eu ce trait ironique :

« On me demande souvent ce que je pense de Reagan. Je n’en pense rien et plus je le regarde moins je pense. »

Elle était donc pour un État minimal, pour l’individu contre la société. Elle détestait l’état social et l’altruisme. Elle était aussi militante pro-avortement, parce qu’elle considérait que rien et certainement pas un embryon ne devrait contraindre la liberté d’une femme. Elle était pour la même raison profondément antiraciste : aucune appartenance culturelle ou autre ne devait contraindre la liberté d’un individu, il n’était donc pas question de distinguer un individu d’un autre que par le mérite, le travail et les actions.

Elle s’est aussi publiquement opposée à la guerre du Viêt Nam, mais parce qu’elle estimait que cette guerre était altruiste !

« Si vous voulez voir le summum ultime, suicidaire, de l’altruisme à l’échelle internationale, observez la guerre du Viêt Nam, une guerre où chaque soldat américain meurt sans raison d’aucune sorte. »

Elle est surtout connue par ses romans, le premier publié en 1936 « We the Living » qui a été traduit et publié en France en 1996, sous le titre « Nous, les vivants ».

Son avant dernier roman avait été publié en 1943 : « The Fountainhead », publié en français sous le titre « La Source vive » en 1947.

Si « Atlas Shrugged », son dernier roman, était le livre de chevet de Reagan, Donald Trump a prétendu que le sien était « The Fountainhead ». Probablement parce que le magnat de l’immobilier s’imaginait dans le rôle du personnage principal du livre qui est architecte. Ce roman a été adapté au cinéma par King Vidor en 1949.

Le titre du livre fait référence à une déclaration de Ayn Rand selon laquelle :

« L’ego de l’Homme est la source vive du progrès humain » (« Man’s ego is the fountainhead of human progress »).

Le récit décrit la vie d’un architecte individualiste dans le New York des années 1920, qui refuse les compromissions et dont la liberté fascine ou inquiète les personnages qui le croisent.

Howard Roark est un architecte extrêmement doué qui a une passion intransigeante pour son art. Individualiste, il utilise la force que lui confère sa créativité afin de pouvoir maîtriser son destin en permanence et ne pas dépendre du bon vouloir de ses contemporains. Il est ainsi indifférent aux principales pressions morales qui guident ses confrères. Physiquement, Ayn Rand décrit Howard Roark comme un homme mince, grand et athlétique, à la chevelure de la couleur d’un zeste d’orange mûre [ce qui a dû inspirer Trump].

La recherche de l’éthique est aussi une ligne de force de la pensée de Ayn Rand.

Elle a écrit des essais pour traduire sa pensée politique et philosophique. Ils sont moins renommés.

En 1964, elle a publié « la vertu de l’égoisme » qui a été traduit par Alain Laurent qui lui a consacré une biographie. : < Ayn Rand ou la passion de l’égoïsme rationnel>

Alain Laurent a été l’invité de Xavier de la Porte lors des deux premières émissions :

Ayn Rand partage avec Karl Marx, le fait d’être née dans une famille juive et d’être devenue athée. Mais étant née à Saint-Pétersbourg, le 2 février 1905, elle va vivre sa jeunesse dans un régime qui prône les principes du marxisme et du collectivisme. Cette expérience sera déterminante dans le cheminement de sa pensée qui va s’opposer intégralement à ce qu’elle aura vécu en Union soviétique.

Son nom de naissance est Alissa Zinovievna Rosenbaum. A 12 ans, elle écrit dans son journal intime qu’elle a décidé de devenir athée.

Elle s’intéresse très jeune à la littérature et au cinéma, écrivant dès l’âge de sept ans des romans ou des scénarios. À l’âge de neuf ans, elle décide de devenir écrivain.

Même si elle déteste le communisme c’est grâce à ce régime qu’elle peut, en tant que femme, entrer à l’Université. Elle arrive à convaincre les autorités soviétiques de la laisser aller aux États-Unis pour y étudier les moyens de propagande utilisés par les américains dans le cinéma d’Hollywood, afin de pouvoir utiliser les mêmes outils pour promouvoir la révolution bolchévique.

Elle immigre donc aux États-Unis et bien entendu s’y installe pour le reste de sa vie.

Elle est naturalisée américaine le 13 mars 1931. C’est alors qu’elle change son nom en « Ayn Rand ». Wikipedia prétend que c’est en référence à la transcription en cyrillique du nom de sa famille. Dans les émissions de Xavier la Porte, il a été avancé que l’on n’en savait rien.

Un concours de circonstance et son audace vont lui permettre de démarrer une carrière dans le cinéma : Elle interpelle, à New York, le célèbre producteur Cécil B. DeMille, qui après discussion avec elle, l’embauche.

Elle écrit des scénarios, des pièces de théâtre puis ses romans qui la rendront extrêmement célèbre aux États-Unis même si la première réaction, notamment des critiques littéraires, fut négative.

Les 5 émissions sont passionnantes :

Vous y apprendrez beaucoup sur l’influence qu’elle a exercé, mais aussi sur la complexité et les contradictions de cette femme étonnante.

Ainsi malgré sa rationalité elle fumait beaucoup et elle est morte d’un cancer au poumon.

Malgré son refus de l’état social et de l’altruisme elle a manœuvré à la fin de sa vie afin de pouvoir profiter de « médicare » pour faire soigner son cancer.

<1591>

Mercredi 3 mars 2021

« Soeurs. »
Daisy Johnson

J’écoutais la radio, en me promenant. A la fin de son émission, le journaliste a parlé avec enthousiasme d’un livre qu’il fallait lire, qui était palpitant, haletant, un chef d’œuvre !

Ce n’était pas de la publicité, c’était une opinion éclairée.

Dans la continuité de ma promenade, je suis entré dans la librairie Decitre, place Bellecour à Lyon et j’ai acheté « Sœurs » de Daisy Johnson.

Il y a des moments dans lesquels on passe rapidement de l’information à l’action.

Je ne connaissais pas Daisy Johnson, j’avais compris selon l’émission de radio qu’elle était jeune et anglaise.

Sur le site de Stock qui l’édite, nous apprenons que Daisy Johnson est née en 1990. Elle a publié en 2016 un recueil de nouvelles, Fen, qui a été encensé par la critique outre-Manche. Son premier roman, « Tout ce qui nous submerge  »(Stock, 2018), a été finaliste du Man Booker Prize 2017, faisant de Daisy Johnson la plus jeune finaliste dans l’histoire de ce prix. Elle vit à Oxford.

Quand vous naviguez sur le Web, vous tombez d’une critique étincelante à des louanges dithyrambiques.

Raphaëlle Liebaert, directrice littéraire de la collection qui a édité ce livre, précision nécessaire, parle de son coup de cœur de ce début d’année 2021 :

« Avec son nouveau roman, Daisy Johnson nous propulse au cœur de la relation fusionnelle entre deux sœurs adolescentes recluses dans une étrange maison sur la côte anglaise.

C’est brûlant, déchirant, palpitant et magistralement écrit. On pense à Laura Kasischke, à Daphné du Maurier, à Virgin Suicides. C’est un livre qui vous happe dès les premières pages et vous laisse ébloui – et sous le choc – lorsque vous le refermez. On comprend pourquoi la publication d’un livre de Daisy Johnson est un événement outre-Manche. Et pourquoi elle va être un événement en France ! »

Le journal « Elle » le place au rang de chef d’œuvre :

« Sœurs, encore un chef-d’œuvre de Daisy Johnson  »

<Les Inrockuptibles évoque un roman ensorcelant et un délicieux roman gothique.

Dans le <Figaro> Eric Neuhoff parle de deux étranges adolescentes mais considère :

« qu’avec son deuxième roman, la jeune romancière britannique se propulse parmi les auteurs avec lesquels il va falloir compter. »

<Le journal du dimanche> évoque une méditation poétique et gothique sur l’amour fraternel et la place de l’enfant au sein d’une famille et ajoute :

« Le deuxième roman de Daisy Johnson nous entraîne vers cette contrée mystérieuse de l’adolescence où chaque émotion semble plus intense et chaque promesse, un pacte à la vie à la mort. Immergé dans le corps et les pensées de [la narratrice], le lecteur partage les craintes et les doutes de ces sœurs mi-anges, mi-démons. Un engrenage qui paraît obéir aux fabuleux sortilèges qui sont la marque des grands écrivains. »

Ce <journal belge> utilise le terme « fascinant » pour ce livre et décrit le travail de Daisy Johnson :

« Pour son second roman, Daisy Johnson, 31 ans à peine, use de toutes les libertés de l’écriture avec une inventivité jubilatoire. […] Il y a du Lewis Carroll et du Dickens dans son style si particulier, mélange de fantasmagorie, de peinture sensible de la nature et de réalisme social. Elle restitue à merveille la souplesse de l’imaginaire des enfants qui d’un bouton de porte font un visage ou imaginent des êtres minuscules dans un creux du mur. Elle n’a pas oublié non plus le plaisir du lecteur à entrer dans un univers mouvant, à avancer à tâtons, à faire le plein de sensations pour se glisser dans le décor ou la peau d’un personnage. »

Et <Les Echos> ne sont pas moins élogieux :

« La jeune écrivaine anglaise Daisy Johnson signe un second roman noir d’encre sur les démons de la sororité et les affres de l’adolescence, en s’inspirant des grands romans gothiques. Un tour de force poétique et littéraire, doublé d’une fascinante intrigue à suspense. […] Le pouvoir d’évocation de l’écrivaine, son génie de la construction, son style flamboyant incroyablement maîtrisé font le reste… Comme les romans gothiques d’antan, il offre une catharsis poétique et horrifique, crevant en beauté l’abcès de la tristesse du monde.

Mais cet article dit aussi :

« La dernière partie du livre, où tout bascule, est glaçante comme un tombeau. »

Alors, je ne vais pas spoiler comme on dit maintenant. Juste planter le décor.

C’est l’histoire de deux sœurs l’ainée Septembre et de 11 mois sa cadette Juillet. Leur mère s’appelle Sheela, elle écrit et dessine des livres pour enfant dans lesquels elle met en scène ses filles.

Le père est mort. On apprend au fil des pages que c’était un homme peu recommandable et violent « chez qui la haine ressemblait tant à l’amour »

Le début du livre nous présente la mère qui emmène précipitamment ses filles loin d’Oxford, où ils habitent car il s’est passé un incident au lycée et elles fuient.

La maison qu’ils vont rejoindre dans le nord, sur la lande du Yorkshire est délabrée et sans clé. C’est une maison, proche de la maison hantée et qui a une histoire, le père y est né et Septembre aussi.

Au fur à mesure, on comprend la relation morbide de domination qu’exerce Septembre sur sa sœur dans laquelle se côtoient protection et sadisme. Cette relation exclusive les éloigne de tous les autres jeunes de leur âge.

Plusieurs fois dans le roman on trouve le premier vers du poème qui se trouve avant le récit :

« Ma sœur est un trou noir »

Juillet est la narratrice, c’est elle qui raconte le récit par touche successive.

Le roman va se dérouler dans cette maison, dans un quasi huis clos. Murée dans sa dépression, la mère s’enferme dans la chambre du haut et laisse apparemment ses filles se débrouiller seules.

L’histoire avance dans l’angoisse et le dévoilement ambigüe de la vérité du récit.

Juillet écrit :

“Si les esprits sont des maisons qui comportent plusieurs pièces, dans ce cas, je vis à la cave. Tout y est sombre et silencieux. Parfois, je perçois un mouvement au-dessus de ma tête, l’eau qui coule dans les tuyaux ou quelque chose qui digère lentement. »

Toute sa vie, Juillet, aura vécu ainsi, dans l’antichambre de sa sœur, attendant d’être autorisée à penser par et pour elle-même.

A la page 169 du livre qui en compte 211 elle pose la bonne question :

« Je me suis demandé, c’était plus fort que moi, comment ça se serait passé s’il n’y avait eu que moi, si j’étais née la première et si Septembre n’était pas née du tout. Peut être que j’aurais eu des amis »

Mais elle ne poursuivra pas, et ne se libérera pas de l’emprise de sa sœur.

J’aime qu’un livre, comme une œuvre d’un autre art me fasse du bien, me nourrisse, me donne à réfléchir, m’apprenne des leçons de vie.

Mais pour cela il faut, même dans les récits les plus sombres, une étincelle de lumière, un peu de poésie ou de beauté. Toutes choses qui nous rattachent à la vie, la rende désirable.

Je me souviens encore avec émotion de la lecture que j’ai partagée lors d’un mot du jour « The God of Small Things » d’Arundhati Roy. L’histoire était terrible, injuste et tragique. Mais il y avait cette étincelle de vie, ces instants d’oubli, des moments de grâce.

Rien de tel dans « Sœurs », a l’instar d’un trou noir qui ne laisse échapper aucune lumière. D’ailleurs c’est par un trou noir que Juillet désigne sa sœur.

Un jour un musicien qui jouait avec mon frère et qui n’avait pas du tout apprécié une œuvre contemporaine qu’il avait dû jouer, en rencontrant le compositeur a eu cette formule :

« Maître cela a dû vous faire du bien quand cette œuvre est enfin sortie de votre tête.»

Je pense que cela a dû faire un bien fou quand cette histoire de folie, de chaos, de désagrégation, de mort est sortie de la tête de Daisy Johnson.

Je ne suis pas sûr qu’elle vous fasse du bien si elle rentre dans la vôtre.

Pour ma part je réponds : « Non » et je finirai par ce poème d’Eluard que j’ai déjà cité le 4 mai 2017 :

« La nuit n’est jamais complète
Il y a toujours puisque je le dis
Puisque je l’affirme
Au bout du chagrin
une fenêtre ouverte
Une fenêtre éclairée
Il y a toujours un rêve qui veille
Désir à combler faim à satisfaire
Un cœur généreux
Une main tendue une main ouverte
Des yeux attentifs
Une vie la vie à se partager.»

<1536>

Lundi 1 mars 2021

« Le grand renversement »
Pierre Verdrager

Après avoir fini la série des mots du jour concernant l’inceste j’ai lu un article du « Monde », publié le 26 février, : <Pierre Verdrager, le sociologue qui a vu un « grand renversement » au sujet de la pédophilie>.

Cet article parle du sociologue Pierre Verdrager qui s’intéresse de longue date à l’évolution de la perception de la pédocriminalité qui est évidemment un sujet plus vaste que l’inceste tout en l’incluant.

La première chose que j’ai appris dans cet article c’est que le livre : « L’enfant interdit » (Armand Colin, 2013) que ce chercheur avait publié en 2013 avait recueilli peu d’échos :

« zéro article de presse, une critique dans une revue spécialisée, deux passages radio et une poignée de colloques. »

Mais la parution du livre de Vanessa Springora « Le consentement » et paru début janvier 2020 a joué un rôle considérable dans l’évolution du jugement du monde médiatique. J’aimerai écrire une évolution des mentalités, je l’espère et c’est possible. Mais si on reste rigoureux, ce qui est incontestable c’est qu’aujourd’hui, dans les médias, les articles sont très clairement anti-pédophiles. D’ailleurs le mot « pédophile » ce qui signifie « aimer les enfants », ce qui peut apparaitre comme positif, au minimum ambiguë a été remplacé par « pédocriminalité » qui met l’accent sur l’interdiction et la réprobation, ce qui me parait plus juste et plus clair.

Car pendant longtemps « Le Monde », « Libération » et « Gai-Pied » ont ouvert des tribunes à des intellectuels qui étaient ouvertement pédocriminels ou au minimum favorable à la pédocriminalité.

Pour s’en convaincre, il faut regarder la vidéo qui est présente à la fin de cet article du Figaro <Affaire Matzneff: quand des intellectuels défendaient la pédophilie>

Ce même article du Figaro qui nous apprend que Gabriel Matznef a commis un livre qui se veut une réponse au livre « Le consentement ».

Ce livre qui a pour titre « Vanessavirus » et qui compare donc son accusatrice à un virus, n’a pas trouvé d’éditeur pour l’éditer.

L’homme qui comparaîtra devant un tribunal en septembre pour « apologie de la pédophilie » a donc auto-édité l’ouvrage et le vend par souscription à un cercle restreint d’amis et de connaissances,

Le Figaro écrit :

« Acheter le livre est une forme de soutien à un homme privé de revenus depuis que ses éditeurs ont « suspendu » indéfiniment la vente de ses livres. Le Centre national du livre l’a, également, rayé des bénéficiaires d’une allocation pour écrivains à faibles ressources. Deux tirages ont été proposés aux lecteurs. Un, dit ordinaire, à 100 euros, et un autre, de luxe, à 650 euros. L’auteur a, également, prévu un premier tirage de deux cents exemplaires.

La liste des souscripteurs devrait rester un secret bien gardé. L’un d’eux, contacté par l’AFP, et qui n’avait pas encore reçu, mercredi, son exemplaire, témoigne sous anonymat. «J’aime les livres rares et sulfureux. Tous les éditeurs lui ont fermé la porte, et moi je me suis dit que j’aimerais bien l’avoir, a-t-il expliqué. […]

Selon une autre source, Gabriel Matzneff rend hommage à «cinq soutiens indéfectibles», à savoir Alain Finkielkraut, Catherine Millet, Dominique Fernandez, Franz-Olivier Giesbert et Bernard-Henri Lévy. Ce dernier, qui a signé plusieurs critiques élogieuses des livres de Gabriel Matzneff, ne s’est pas exprimé sur le sujet après la parution du Consentement. En juin 2020, la romancière Catherine Millet avait déclaré, quant à elle, ne pas regretter avoir signé une pétition lancée par M. Matzneff en 1977 pour la dépénalisation des relations sexuelles avec des mineurs. »

Cette page de France Inter en dit davantage sur ce livre : <Ni remords, ni autocritique, on a lu “Vanessavirus” de Gabriel Matzneff > et dresse le constat suivant :

« Le texte d’un homme résolument sourd à la souffrance qu’il a pu causer. »

Il existe donc encore quelques rares intellectuels qui essaient de trouver des mots pour défendre l’homme et peut être ses actes.

C’est à partir de la sortie du livre « Le Consentement » et de l’affaire Matzneff qui s’en est suivi que le travail de Pierre Verdrager a été mis en lumière.

Je l’avais d’ailleurs cité, comme « l’enfant interdit » lors du mot du jour du 31 janvier 2020 consacré au livre de Vanessa Springora « Le consentement »

Et, c’est ce moment de la publication du livre que Pierre Verdrager définit comme le moment du grand renversement.

Il a fait paraître le 24 février, toujours chez Armand Colin, un livre qui reprend son étude de l’enfant interdit en la synthétisant et en l’actualisant : « Le grand renversement »

Il estime que la société a enfin opéré un changement.

Le hasard a voulu que son livre soit contemporain du dernier opuscule de Matzneff.

En quatrième page on lit :

« On ne se souvient généralement pas que la pédophilie a été considérée comme une cause défendable voici seulement une cinquantaine d’années. Au nom du processus de libération des mœurs, de grands intellectuels, de grands éditeurs, de grands journaux, à gauche mais aussi à droite, homosexuels comme hétérosexuels, l’ont défendue de façon passionnée. Certes, une telle position faisait débat. Mais certains étaient résolument convaincus que la lutte en faveur de la pédophilie était un combat politique qui valait la peine d’être mené. Ce livre se replonge dans les controverses de l’époque et passe à la loupe les arguments des différents protagonistes. L’auteur observe ensuite comment ces controverses s’arrêtent, la défense de la pédophilie devenant peu à peu impossible. Mais c’est en 2020, avec la publication du Consentement de Vanessa Springora, que la question pédophile subit sa dernière métamorphose. »

Une production de <L’INA> montre que la télévision française, dans ces mêmes années, avaient les mêmes faiblesses coupables. On voit même Françoise Giroud traiter légèrement de relations sexuelles entre un adulte et un enfant.

Et on revoit l’émission de Bernard Pivot, dans laquelle Matzneff peut dévoiler ses passions pour les jeunes filles sans entrainer la moindre réprobation de l’intelligentsia présente. Seule une auteure canadienne Denise Bombarbier ose exprimer un avis divergent :

«  Moi, monsieur Matzneff me semble pitoyable. Ce que je ne comprends pas c’est que dans ce pays la littérature sert d’alibi pour de telles confidences.»

Elle était seule, bien seule.

Quelques jours après cette confidence, Matzneff était à nouveau invité par la télévision et il y avait l’écrivain et intellectuel très apprécié dans le monde littéraire Philippe Sollers qui va tenir ces propos ignobles :

«  La connasse qu’on vient d’entendre qui est canadienne je crois, qui déraisonne comme ça à la télévision … »

Édifiant non ?

Pierre Verdrager souligne le combat dévoyé que certains défenseurs de la liberté sexuelle pour les homosexuels ont voulu élargir aux enfants.

En 2007, Pierre Verdrager publie « L’Homosexualité dans tous ses états ») réalisé à partir d’entretiens :

« C’est en lisant les journaux gay comme Gai Pied et en découvrant les articles de défense de la pédophilie que je me suis dit qu’il fallait que je creuse ».

Quand le Monde précise : « Il sait qu’il peut être accusé de faire le jeu de l’amalgame entre homosexualité ­masculine et pédophilie, que les gays ne cessent de combattre. ».

Il répond :

« Je n’ai jamais caché mon homosexualité[…] En tant que gay, j’ai plus de facilité à aborder ce sujet et ­personne ne peut me soupçonner d’être homophobe.

[C’est le Congrès] de l’International Lesbian and Gay Association (ILGA) en 1994, qui décide d’exclure les associations favorables aux rapports majeurs/mineurs. »

Et il oppose certains gays aux féministes :

« La libéralisation de la pédophilie annonçait pour certains gays une victoire de la liberté, alors qu’elle signifiait pour de nombreuses féministes une victoire de la domination masculine. »

Ce grand renversement de la défense à la condamnation de la pédocriminalité, Pierre Verdrager en trouve la confirmation dans le succès du livre de Camille Kouchner, La Familia grande (Seuil), et par la médiatisation de nombreuses affaires de violences sexuelles sur mineurs :

« Il faut faire attention à la présomption d’innocence, prévient-il. Mais nous vivons une période d’effervescence très positive. […] Cela a été une grande erreur de Michel Foucault et d’autres intellectuels de ne pas avoir compris que la sexualité entre un adulte et un mineur était une violence, même sans coups. […] La société ne se raidit pas. Elle se place du côté des dominés et des victimes pour dire le droit. C’est un bouleversement complet. »

C’est une parole et une vision salvatrice qui me semblait mériter un partage.

<1534>

Vendredi 12 février 2021

« Beaucoup de gens ne se rendent pas compte du privilège extraordinaire que ce qu’est “être vivant” car nous n’aurons qu’une vie, il faut en profiter pour qu’elle soit belle pour soi et qu’elle soit bonne pour les autres, et utile si possible. »
Jean-Claude Carrière

Quel homme, quelle culture, quel talent !

Frédéric Pommier dans un tweet a écrit « Dans ma prochaine vie, je voudrais la carrière de Jean-Claude Carrière. ».

Je l’ai découvert, dans les chroniques matinales de France Inter qu’il a tenu seulement pendant quatre mois, entre septembre 2003 et janvier 2004. Il racontait pendant 3 minutes, à la fin de la matinale de France Inter, une histoire, une réflexion, une chronique historique, enfin quelque chose qui était en relation avec les événements du monde qui venaient d’être analysés par les journalistes d’information. Il l’a conceptualisé sous le nom « d’à-coté ». C’était toujours un moment de sagesse et de lumière.

Il était écrivain, scénariste, parolier, metteur en scène et acteur, mais lui se définissait comme « un conteur ». Il possédait aussi la voix chaude et profonde du conteur qui immédiatement captivait votre attention.

Ces « à-côté » ont fait l’objet d’un livre.

Une fois connu le nom de Jean-Claude Carrière, j’ai pu constater à combien d’œuvres exceptionnelles il a participé.

Annie, m’avait raconté avec plein d’enthousiasme le cycle du «Mahabharata» quelle avait vu au Théâtre du Bouffes du Nord, spectacle de 9 heures. Elle parlait de l’œuvre de Peter Brook, c’est-à-dire le metteur en scène. Mais le scénario avait été écrit par Jean-Claude Carrière en se fondant sur des textes de la tradition indienne.

<Slate> écrit :

« On songe évidemment à l’immense cycle du Mahabharata conçu aux côtés de Peter Brook en 1985, à l’intelligence des puissances de la scène déployées par les deux complices pour magnifier à des yeux occidentaux et ignorants l’immense saga hindoue.

Événement inoubliable, à Avignon, au Théâtre des Bouffes du Nord ou en tournée mondiale, pour tous ceux qui l’ont connue –et dont témoignera à nouveau le film réalisé par Brook à nouveau avec l’aide de Carrière, qui n’est pas une captation mais une nouvelle adaptation au sens le plus élevé, du théâtre vers le cinéma, par les mêmes auteurs– est un tour de force presqu’inimaginable. »

Et Peter Brook, de 6 ans son ainé, mais toujours vivant, lui rend hommage dans « Libération » :

« Jean-Claude a travaillé pendant dix ans à l’adaptation du Mahabharata, cette longue épopée en sanskrit. C’était comme si la pièce renaissait sans cesse. Pour cela, il fallait voyager, et on est partis partout en Inde, consulter les grands gourous et les peuples, voir les petites pièces qui se jouaient dans la rue, dans les théâtres les plus minables. On traversait des kilomètres en taxi, et immédiatement, pendant le trajet, Jean-Claude sortait son stylo et un calepin et il écrivait. Il ne cherchait pas la gloire, mais elle est venue malgré lui. Il a reçu un oscar [d’honneur, en 2014, ndlr], et des hommages extraordinaires. Il était unique, tellement doué, et tellement peu soucieux que ça se sache. Il évitait la décoration, détestait les jolies phrases, l’ornement. Et cherchant l’essentiel, il l’était, lui, essentiel.»

Dans ce même article le jeune réalisateur, Louis Garrel avec qui il a fait « L’Homme fidèle » en 2018 le décrit ainsi : .

« Jean-Claude était comme un immense arbre avec beaucoup de feuilles qui ne faisait de l’ombre à personne. « Je lui avais demandé de relire [un] scénario […] Il m’a donné un premier conseil toujours valable : “Quand tu as un problème avec deux personnages dans une scène, rajoutes-en un troisième qui écoute.” Il avait cet incroyable talent de savoir écrire ce qui pouvait prendre forme visuellement sur un écran. […] Il me faisait penser à cette phrase de Rimbaud : “Le monde est très grand et plein de contrées magnifiques que l’existence de mille hommes ne suffirait pas à visiter.” Sauf qu’il était l’inverse, il intégrait tous les signes du monde. Mais mille personnes n’auraient pas suffi à l’explorer.»

Et quand mon fils, Alexis, a travaillé un texte en classe qui l’avait beaucoup intéressé : « La controverse de Vallalodid », c’était encore un texte, un roman plus précisément de Jean-Claude Carrière qui narre ce débat historique voulu par Charles Quint et qui s’est tenu en 1550 au collège San Gregorio de Valladolid et qui a opposé le dominicain Bartolomé de las Casas, grand défenseur des peuples autochtones d’Amérique et le théologien Juan Ginés de Sepúlveda qui défendaient l’idée que l’enseignement chrétien n’empêchait pas de réduire en esclavage les indigènes pour le plus grand profit des bons chrétiens venus d’Europe.

Texte passionnant pour regarder en face ce crime qui a été commis pendant des siècles : l’esclavage.

Dialogue d’une grande richesse qui dans un téléfilm a opposé Jean-Pierre Marielle jouant Bartolomé de Las Casas et Jean-Louis Trintignant interprétant son contradicteur sous l’arbitrage du légat du Pape joué par Jean Carmet.

Il fut, bien sûr, le scénariste de Luis Bunuel, mais aussi de Jacques Tati « Les Vacances de monsieur Hulot », de Louis Malle « Viva Maria ! » et « Milou en mai », Milos Forman « Les Fantômes de Goya », Volker Schlöndorff « Le Tambour », Nagisa Ōshima « Max mon amour », Michael Haneke « Le Ruban blanc » et tant d’autres.

Il s’intéressait à toutes les cultures, à toutes les civilisations. Il s’est ainsi énormément intéressé au bouddhisme et a publié, en 1994, « La Force du bouddhisme » sur la base d’entretiens avec le dalaï-lama.

<Libération raconte> que dès ses 5 ans, il avait demandé à sa mère l’autorisation de placer un bouddha dans la crèche de Noël parmi les anges, les mages, les bergers, démarche que le curé du village, dûment consulté, autorisa.

L’obs a republié un dialogue de 2010 avec Jean Daniel dans lequel il exprime cette vision de nos fameuses valeurs universelles :

« Le mot « valeur » au sens que nous essayons d’utiliser aujourd’hui n’est pas traduisible dans quatre cinquièmes des langues de la planète. On ne peut pas traduire « valeur » en sanscrit, en chinois, en japonais, en persan… Cette notion même n’existe pas. Peut-on alors parler d’universalité à propos d’un mot qui ne se communique pas à d’autres pays et à d’autres peuples ? C’est une première remarque. La seconde est historique. Quand nous, Européens, parlons de valeurs universelles à d’autres Européens, nous faisons immédiatement allusion aux droits de l’homme et aux valeurs démocratiques et républicaines qui sont nées du travail des philosophes du XVIIIe siècle et qui ont été exprimées clairement par les révolutionnaires français.

Cette valeur, que nous voudrions universelle, n’existe donc que depuis peu de temps et dans peu d’endroits. De ce point de vue, les élus français de la Révolution se sentaient légitimes pour faire des lois qu’ils affirmaient universelles. Pour faire des lois universelles, il faut se référer à ces fameuses valeurs, comme si la valeur (laissons de côté la valeur marchande et militaire) était la transcendance de la loi. Comme si, avant de faire des lois, des décrets et des règlements, il fallait se référer à des valeurs « supra-existantes » et, pour employer un mot d’aujourd’hui, durables. Ces valeurs, ils les ont affirmées dans la « Déclaration des droits de l’homme » et dans d’autres textes avec beaucoup de lucidité. Ils les ont voulues si rapidement et brutalement universelles qu’ils n’ont pas hésité, dans certains cas, à les propager par la force armée.

[…] Il y a l’impérialisme culturel, c’est-à-dire le désir d’imposer aux autres des idées que nous croyons justes. Si quelqu’un me dit qu’il ne partage pas les idées que je veux lui inculquer et que je les lui impose par la force armée, je déclenche une guerre, alors que je tendais à l’universel. D’un autre côté, pour que des individus à l’intérieur d’une société et des peuples vivent ensemble le plus harmonieusement possible, il faut bien qu’ils respectent un certain nombre de valeurs, qui ne sont pas forcément transcendantales et universelles et peuvent être relatives. Quand on dit « valeur universelle » – j’ai beaucoup travaillé sur des cultures lointaines -, je me rebiffe. Je ne vois aucune raison d’imposer ma foi ou mon absence de foi à tel ou tel peuple très loin de moi. Mais en même temps je me dis : peut-être a-t-il quelque chose à prendre de moi, et moi de lui. Là, la notion d’universel devient différente. Elle devient valeur d’échange. Y a-t-il entre les peuples apparemment différents des expériences, des notions, voire ce que nous appelons (encore un mot intraduisible) des « concepts » à échanger ? C’est une vraie question. »

J’avais mentionné Jean-Claude Carrière dans le mot du jour <du 10 Juillet 2015> parce qu’il mettait en garde sur la captation du concept de spiritualité par les religions. Car spiritualité signifie « esprit », « pensée » alors que les religions, le plus souvent, conduisent à éviter de penser pour remplacer la recherche spirituelle par le «dogme».

J’avais aussi parlé de son livre « La Paix » publié en 2016 dans le mot du jour du <9 janvier 2017> et je le citais :

« On n’écrit jamais sur la paix comme s ‘il n’y avait rien à en dire, tandis que les ouvrages sur la guerre fleurissent de tout côté. »

La dernière fois que j’ai entendu sa chaude voix de conteur, c’est quand il était venu présenter son livre, consacré à la mort, « La Vallée du Néant » sur France Inter, fin novembre 2018 : <Le sens de la vie de Jean-Claude Carrière>.

Il explique qu’il est difficile de définir le « néant », « la mort » en le rapprochant à l’idée du « rien » dans lequel les hommes de toute culture et de tout temps, ont mis beaucoup de choses.

Il s’amuse de notre espérance : « Ce qui est formidable, c’est qu’on se dit toujours que quand nous serons morts, nous le saurons » et il cite Sénèque :

« Tout le monde sait qu’il doit mourir, mais personne n’a jamais su qu’il était mort »

Il fait aussi cette objection aux transhumanistes qui rêvent d’immortalité :

« Nous oublions que nous sommes condamnés à mort dès notre naissance […] la naissance n’est possible que grâce à la mort. Or, aujourd’hui, il est impossible d’accepter l’idée que nous devons un jour disparaître.

C’est l’obsession de l’immortalité qui nous pose problème. Interdire la mort serait aussi interdire la naissance. La fin de la mort ne saurait pas se concevoir sans la fin de la naissance. Or, interdire la naissance sur toute la surface de la planète, qui s’y risquerait ? »

Mais quand il évoque la mort, il parle de la vie, de sa vie :

« Quand je regarde en arrière, je me dis que si le petit garçon que j’étais avait su ce qui l’attendait… C’était tellement imprévisible. Je dois cela à une bourse de la République. Si j’ai une chose à dire, c’est “Vive la République !”

[…] Les gens qui craignent le plus la mort, qui en parlent beaucoup, qui la redoutent, qui, tous les matins, s’examinent, sont ceux qui, en général, vivent avec la mort tandis qu’ils sont encore vivants. Ce qui n’est pas du tout mon cas.

[…] Vieillir est le seul moyen que nous ayons trouvé pour vivre longtemps.»

Il explique par d’autres mots que si l’on ne sait pas s’il y a une vie après la mort, au moins nous devons nous imprégner de cette réalité qu’il existe une vie avant la mort

Et, il finit par cette ode à la vie, que j’ai choisi comme exergue de ce mot du jour :

« Beaucoup de gens ne se rendent pas compte du privilège extraordinaire que ce qu’est “être vivant” car nous n’aurons qu’une vie, il faut en profiter pour qu’elle soit belle pour soi et qu’elle soit bonne pour les autres, et utile si possible. »

Un peu plus de deux ans après avoir écrit cet ouvrage sur la mort, Jean Claude Carrière a quitté la communauté des vivants, le 8 février 2021. Sa fille a précisé qu’il était mort dans son sommeil et qu’il n’a pas été victime de la Covid19.

Il avait 89 ans.

<1524>

Mercredi 10 février 2021

« Les mots que l’on n’a plus le droit de prononcer.»
Un phénomène hallucinant

Cela a commencé dans les universités américaines des Etats-Unis et du Canada, le même phénomène s’instille aussi dans les universités françaises.

Je l’avais évoqué lors du mot du jour de la série Beethoven : « Beethoven victime de la “cancel culture aux Etats-Unis ».

Mais évoqué conceptuellement un sujet comme celui-ci ne peut pas remplacer la force d’un témoignage. C’est un article de la presse canadienne, publié le 29 janvier par la journaliste Isabelle Hachey : « Les mots tabous, encore » qui m’a interpellé.

L’Université McGill est située à Montréal. elle a été fondée en 1821, c’est l’une des plus anciennes universités du Canada.

L’histoire que la journaliste va raconter se passe à l’automne dernier et concerne une jeune enseignante, chargée de cours :

« Le cours est une introduction à la littérature québécoise. L’enseignante a sélectionné huit romans, anciens et contemporains. Réjean Ducharme. Anne Hébert. De grands classiques. Des incontournables. Le premier texte est aussi le plus ancien : Forestiers et voyageurs, écrit en 1863 par Joseph-Charles Taché. Un roman folklorique qui parle de draveurs, de trappeurs et de bûcherons.

En classe virtuelle, la prof se fait interpeller.

« Madame ! Madaaame ! Le mot ! »

L’enseignante ne comprend pas tout de suite. À Ottawa, l’affaire Lieutenant-Duval n’a pas encore éclaté. « Page 99 », lui indique l’étudiante. La prof se rend à la page. La survole du regard. Cherche « le mot ». Lequel ? Elle ne sait pas trop. Mais elle sent une angoisse sourde monter en elle. »

Je suppose que comme moi, vous n’êtes pas au courant des péripéties universitaires canadiennes. L’affaire Lieutenant-Duval fait référence à une enseignante Verushka Lieutenant-Duval, qui enseigne l’histoire de l’art et les théories féministes à l’Université d’Ottawa. Lors d’un cours, elle a prononcé le mot : « nègre » et très rapidement un collectif d’étudiants a demandé sa démission parce qu’en utilisant ce mot, elle les aurait offensés. La direction de l’Université d’Ottawa a suspendu l’enseignante pendant quelques temps avant de lui permettre de reprendre le cours. Un article de Radio Canada raconte le malaise et la crainte de cette professeure devant les insultes et les mots violent qu’elle a dû subir depuis cette campagne contre elle : « J’ai peur depuis la première journée »

Mais reprenons le récit de la journaliste concernant la chargée de cours de l’Université Mac Gill :

« Soudain, ça lui saute aux yeux.
Il est là, écrit en toutes lettres.
Pendant leur séjour en forêt, les trappeurs canadiens-français ont « travaillé comme des nègres ».

La journaliste précise que l’enseignante a requis l’anonymat parce qu’elle craint les répercussions d’une sortie publique sur sa carrière.

Bien que l’enseignante présente immédiatement ses excuses, la tension monte :

« Des étudiants s’indignent de la présence du mot dans l’œuvre. Ils lui reprochent de ne pas les avoir prévenus ; ils n’étaient pas prêts à ce choc émotionnel. Ils remettent son jugement en cause.

La prof perd pied. « Le stress monte à un point où on n’est plus maître de soi-même, raconte-t-elle. C’est vraiment dans les pires minutes de ma vie. »

Elle tente d’expliquer. De justifier. C’est une expression qui reflète les mentalités de l’époque, bafouille-t-elle. Et en bafouillant… le mot tabou lui glisse des lèvres.

« Madaaame ! Vous venez de le dire ! C’est inexcusable, une Blanche ne doit jamais prononcer ce mot ! »

Les étudiants ferment leur micro et leur caméra les uns après les autres. À la fin, la prof se retrouve seule. Abasourdie.

Deux plaintes pour racisme sont déposées contre elle auprès de la faculté des arts de McGill. »

Les instances dirigeantes de l’Université ont eu pour stratégie de faire baisser la tension à coups d’accommodements accordés aux étudiants.

Le vice-doyen à l’enseignement qui l’a défendue lorsque l’enseignante avait été qualifiée de raciste par une poignée d’étudiants, lui a cependant conseillé de passer en revue les romans au programme et d’anticiper les mots qui risquaient d’offenser les étudiants..

Bref, il a baissé pavillon et battu en retraite, en plein combats des idées.

L’enseignante a suivi les conseils du vice doyen :

« Elle l’a fait. Des huit romans, sept contenaient des mots qui ont terriblement mal vieilli. Le « mot qui commence par N », bien sûr. Plus souvent, « le mot qui commence par S », pour sauvage. « Quand on parle des Autochtones dans les textes québécois, jusque dans les années 1960, c’est le mot qui est là. »

Elle aurait voulu leur expliquer. Mettre en contexte. Mais elle s’est tue pour s’éviter des problèmes.

Certains lui ont échappé. Un « mot qui commence par N » dans Les fous de Bassan, d’Anne Hébert (1982). Un autre dans L’hiver de force, de Réjean Ducharme (1973). Tout l’automne, elle a vécu dans la crainte d’un autre dérapage.
Le vice-doyen lui a conseillé non seulement de prévenir ses étudiants, mais de leur offrir de sauter des pages, voire de ne pas lire les œuvres entières.
Son cœur lui disait de résister. Mais il y avait l’affaire Lieutenant-Duval qui déchaînait les passions au Québec. Et puis, il y a eu l’affaire Joyce Echaquan à Joliette. « Le contexte était explosif. Évidemment, on a envie de se plier et d’être du côté de la vertu. »

Alors, elle l’a fait. Elle a plié. »

Toujours pour préciser le contexte canadien, Le 28 septembre 2020, Joyce Echaquan, une femme de 37 ans, Atikamekw, c’est-à-dire appartenant à un peuple autochtone est décédée à l’hôpital de Joliette, au Québec. Avant sa mort, elle a enregistré un Facebook Live qui montrait des agents de santé la maltraitant. Il s’agissait dans ce cas de comportements racistes avérés : « Mort de Joyce Echaquan : honte et indignation à l’hôpital de Joliette »

Rien de tel dans l’histoire qui se passe à l’Université Mac Gill.

La journaliste ne se place dans le camp des vaincus sans combattre et écrit : « Ça n’aurait pas dû se passer comme ça. »

Elle donne ainsi la parole à des professeurs de cette université qui s’inquiète de cette dérive. Notamment Arnaud Bernadet, professeur de littérature à l’Université McGill :

« Tout l’automne, elle a vu l’Université céder du terrain aux étudiants de sa collègue. « Ne pas prononcer le mot, d’abord. Ne pas le faire lire. Prévenir les étudiants. Caviarder les PowerPoint. Les censurer. Enfin, recommander une non-lecture de l’œuvre sur laquelle ils devaient être évalués ! C’est… »

Elle cherche le bon mot.

Je lui suggère celui-ci : aberrant. »

La jeune enseignante ne donne plus le cours d’introduction à la littérature québécoise. Elle ignore si elle le redonnera un jour – ou si elle a même envie de le faire.

« Je n’ai pas décidé d’abandonner l’enseignement de la littérature, mais l’automne dernier, dans les moments les plus creux, je me disais : “Si on est toujours là avec une brique et un fanal à attendre la prochaine gaffe du prof, je ne suis plus certaine que ça me tente.” »

Traité une personne de couleur noire de « Nègre » ou de « sale Nègre » constitue indiscutablement une injure raciste qui doit être condamnée.

Mais effacer toutes les utilisations du mot « nègre » dans les œuvres du passé, ce n’est pas lutter contre le racisme.

Les gens qui sont dans ce combat, prétendent être dans le camp du Bien, ils sont plutôt dans le camp de l’appauvrissement culturel et de la mésintelligence.

Parmi les électeurs de Trump il y a des racistes, des machistes, des suprémacistes blancs.

Mais probablement que si ces électeurs sont si nombreux, c’est aussi qu’il en est qui rejettent la dérive de ces intolérants qui se prétendent de gauche et n’acceptent plus l’altérité, la contradiction, la complexité.

<1522>

Jeudi 26 novembre 2020

« Il y a des êtres qui justifient le monde, qui aident à vivre par leur seule présence. »
Albert Camus, « Le premier homme », Page 39

Et je finirai cette série de mots du jour sur Albert Camus en tirant, une dernière fois, « une pépite » du « premier homme ».

Elle s’adresse à de rares homo sapiens, Albert Camus est probablement l’un d’eux.

Cette phrase est extraite du chapitre 3 : « St Brieuc et Malan (J. G.) » et qui dans le manuscrit était accompagné de cette annotation : « chapitre à écrire et à supprimer. »

Jacques Cormery visite son vieil ami et maître Victor Malan, et dîne avec lui.

Cet épisode suit la découverte par Cormery de la tombe de son père dans le carré militaire de Saint Brieuc.

Dans la vraie vie Victor Malan, est probablement Jean Grenier. A dix-sept ans, élève au lycée d’Alger, Albert Camus eut comme professeur de philosophie Jean Grenier qui le poussera à l’écriture. Camus lui dédiera son premier livre : « L’envers et l’endroit. ».

Ils devinrent amis et entreprirent une correspondance qui a été publiée. Jean Grenier consacrera un livre à son ancien élève après sa mort, en 1968  : « Albert Camus, souvenirs »

Il lui parle de sa quête de recherche du père. Malan est plutôt dubitatif et lui objecte la difficulté de connaître même nos proches.

Jacques déclare son amitié à Malan

« Parce que je vous aime, dit calmement Cormery
Malan tira vers lui le saladier de fruits rafraichis et ne répondit rien
– Parce que, continua Cormery, lorsque j’étais très jeune, très sot et très seul, vous vous êtes tourné vers moi, et vous m’avez ouvert sans y paraître les portes de tout ce que j’aime en ce monde.
– Oh ! Vous êtes doué.
– Certainement. Mais aux plus doués il faut un initiateur. Celui que la vie un jour met sur votre chemin, celui-là doit être pour toujours aimé et respecté, même s’il n’est pas responsable. C’est là ma foi ! »
Page 38

Et un peu plus loin, ils entament une discussion sur la vie et la mort qui se conclut ainsi :

« – Il y a des êtres qui justifient le monde, qui aident à vivre par leur seule présence (Cormery)
– Oui, et ils meurent. (Malan)
Pendant leur silence, le vent souffla un peu plus fort autour de la maison. »
Page 39

Je ne sais pas à qui s’adresse cette phrase. A son ami ? à son père ? à d’autres ?

Mais je crois qu’on peut aujourd’hui la reprendre pour Albert Camus.

Jean Daniel qui était aussi ami de Camus a écrit :

« Reste que l’influence de Camus a été considérable mais que c’est pourtant aujourd’hui seulement que l’on en voit les traces. Le combat contre l’absolu, la révolte à l’échelle humaine, l’acceptation que l’homme doit faire son métier d’homme sans certitude de réussite et sans promesse de salut sont des idées qui nourrissent plus ou moins directement les œuvres de nombre de penseurs et d’essayistes de tous pays. »

Michel Onfray qui a écrit des ouvrages sur Sartre, Freud et Camus donne le jugement suivant dans un article d’un journal canadien <La Presse.CA> :

« Je tiens pour une impossibilité de séparer la vie et l’œuvre, la pensée et l’existence. Une philosophie ne m’intéresse que si le philosophe a tâché de la vivre et ne s’est pas contenté de rêver sa pensée. L’histoire de la philosophie est pleine de faussaires qui ont enseigné une chose et pratiqué l’inverse… […] De fait, si l’on tire le fil de la pelote Freud ou Sartre, par exemple, on ne trouve que des occasions de déception tant la création de leur légende par ces gens assoiffés de célébrité a conduit leur vie et leur œuvre. Avec Camus, on découvre une même cohérence, mais dans le sens inverse : la fidélité aux gens modestes, aux sans-voix qui constituent son milieu familial. Rien ne permet de prendre Camus en défaut de droiture, de moralité, de rectitude, pas un seul faux-pas, nulle bassesse… Catherine Camus, sa fille, me rapporte que de temps en temps, elle découvre encore des histoires concernant son père : toutes vont dans le même sens : une grandeur modeste, une discrétion vraie, une pudeur certaine. Camus a fait beaucoup de belles choses dont il ne s’est jamais vanté – aider concrètement des gens dans le besoin, intervenir pour libérer des prisonniers, solliciter des demandes de grâce pour une centaine de condamnés à mort du FLN par exemple […]

dire de Camus qu’il eut un trajet impeccable pendant la guerre, qu’il cherche à s’engager à deux reprises en 1939, qu’on le refuse parce qu’il est tuberculeux, qu’à Oran, il donne des cours à des enfants juifs privés de scolarité par le régime de Vichy, qu’il entre en résistance, rédige les Lettres à un ami allemand, publie des textes dans de revues clandestines, travaille à La peste, grand roman antifasciste, dirige Combat, journal clandestin, y écrit […]. Sartre n’a pas lutté contre les fascismes européens, il a légitimé tous les fascismes de gauche jusqu’à sa mort, Camus a combattu contre toutes les formes prises par la peine de mort. On peut préférer l’un à l’autre en dehors de toute détestation ou vénération … »

Et en conclusion je donnerai la parole à André Brink, l’auteur sud-africain, grande figure de la lutte contre l’apartheid et proche de Nelson Mandela a écrit :

« Camus le juste […]

Camus a fourni une définition du « héros » de notre temps à laquelle toute une génération a pu s’identifier de par le monde, de James Dean à Vladimir et Estragon, et de Vaclav Havel et Lech Walesa à Barack Obama : non pas l’homme qui conquiert ou qui triomphe, mais celui qui persiste. Yes, we can.

Il n’est pas étonnant que le « révolté » de Camus définisse sa conception de la dignité humaine, et des droits de l’homme : « Je me révolte, donc nous sommes. » Dans un monde qui a connu Auschwitz et le Rwanda, la Somalie et la Birmanie, « l’Homme révolté » est devenu une figure plus emblématique encore qu’à l’époque où Camus en brossa le portrait. La révolte d’une poignée de jeunes gens « égarés » dans « les Justes» finira par conduire à la chute des tsars ; et ironiquement – absurdement – leur chute rendra inévitable celle de leurs successeurs, partout dans le monde.

J’ai vu le carrefour de Sarajevo où fut assassiné l’archiduc François-Ferdinand. J’ai contemplé les ruines du mur de Berlin. J’ai vu Mandela, la tête haute, sortir de prison. Et je sais que chaque fois c’est une nouvelle fin, un nouveau commencement. Rien n’est jamais définitif. Mais cela ne saurait nous retenir d’exiger toujours plus. Camus est encore parmi nous.

A la fin des « Justes » figure un bref épisode qui est à mes yeux le plus grand moment de la pièce : Stepan – Stepan le dur, le pragmatique, l’impitoyable ! – raconte à Dora – Dora la douce, la féminine, l’émotive – les derniers instants de Yanek avant sa pendaison. Il est resté absolument immobile tandis qu’on lui lisait son arrêt de mort, à l’exception d’un geste infime: «Une fois seulement, il a secoué sa jambe pour enlever un peu de boue qui tachait sa chaussure.» Que peut-on imaginer de plus insignifiant, de plus dérisoire, de plus absurde ?

Et pourtant, c’est en débarrassant le monde d’une infime tache de boue, puis d’une autre, que l’on peut prouver que les hommes ne sont pas faits pour être souillés. Et que le monde n’est pas censé être un lieu de poussière et de boue, mais de pureté et de lumière.

Voilà pourquoi, dans ce monde sali, Camus nous demeure aussi indispensable qu’il le fut de son vivant.»

Il y a des êtres qui justifient le monde, qui aident à vivre par leur seule présence.

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