Comme je l’écrivais lundi, les humains aiment se raconter des histoires et développer des narratifs sur lesquels ils s’appuient pour réfléchir, décider et agir.
Cela se passe partout dans le monde, mais dans la partie du globe où sont nés les trois monothéismes c’est encore davantage le cas.
Alors, quand des illuminés des deux camps affirment que c’est leur Dieu qui leur a donné cette terre, la possibilité de la négociation et du compromis est très réduite.
Mais d’autres récits, un peu plus subtils, sont à l’œuvre.
Un des narratifs est celui de « l’anticolonialisme » qui consiste à prétendre que le sionisme serait un colonialisme.
Rappelons que le colonialisme est une idéologie qui consiste à étendre la souveraineté d’un État sur des territoires situés en dehors de ses frontières nationales afin d’y exercer une domination politique et une exploitation économique.
Le colonialisme européen qui s’est développé durant le XIXe siècle et la première moitié du XXème se présentait, en outre, sous l’idée d’une « mission civilisatrice » fondée sur la notion d’impérialisme.
Après les deux guerres mondiales, le principal moteur d’évolution de la politique internationale fut le mouvement de la décolonisation qui créa un très grand nombre d’États indépendants et la fin des empire coloniaux britanniques, français, néerlandais, belge et portugais.
Les mouvements anticoloniaux d’aujourd’hui luttent contre la survivance, dans les sociétés, d’une certaine pensée colonialiste et contre les conséquences du colonialisme.
Une parole attribuée à Einstein affirme :
« Celui qui a dans sa tête un marteau, donnera à chaque problème une forme de clou. »
Ce jeune homme très convaincu par cette cause explique « L’histoire coloniale derrière la guerre Israël-Palestine. »
Certaines de ses thèses apparaissent justifiées : Les peuples arabes du Moyen-Orient étaient bien dans un combat contre le colonialisme de l’Empire Ottoman. Les manœuvres britanniques et françaises pour obtenir un mandat de la SDN pour administrer ces territoires après la défaite ottomane, lors de la première guerre mondiale s’apparente à du colonialisme.
En revanche, pour que le sionisme soit un colonialisme, il faudrait que les juifs sionistes disposent d’une métropole, c’est-à-dire un « chez soi » permettant de se replier, si la colonisation se passe mal.
Pour les colons français en Algérie qui vivaient dans ce pays depuis plusieurs générations, la fin de la colonie signifiait pour eux le retour vers la France, non pas pays de leur enfance, mais de leurs aïeux. Même s’ils n’ont pas aimé cette solution, il existait cependant un État qui les accueillait. On pourrait même dire qui était obligé de les accueillir.
Rien de tel pour les juifs d’Israël.
Amos Oz, l’écrivain israélien l’a remarquablement décrit dans son livre « Une histoire d’amour et de ténèbres » :
« Personne au monde ne veut de moi, nulle part. La question est là. Il y a trop de gens comme moi. C’est l’unique raison pour laquelle je suis ici. C’est l’unique raison pour laquelle je porte une arme, pour qu’ils ne me chassent pas d’ici aussi. Mais je ne traiterai jamais d’«assassin» les Arabes qui ont perdu leur village. En tous cas, je ne le ferai pas à la légère. Les nazis, oui, Staline aussi. Et ceux qui s’approprient la terre d’autrui.
– Est-ce que ça s’applique à nous aussi ? Mais on vivait ici, il y a deux mille ans, n’est-ce pas ?
– C’est très simple : où se trouve la terre des juifs sinon ici ? Sous les mers ? Sur la lune ? A moins que les juifs soient les seuls au monde qui ne puissent avoir une petite patrie ?
– Et qu’est-ce qu’on leur a pris ?
– Et bien, tu as peut-être oublié qu’en 48 ils ont essayé de nous tuer tous ? En 48 il y a eu une guerre terrible, et ils se sont débrouillés pour que ça soit : eux ou nous. Et on a gagné et on le leur a pris. Il n’y a pas de quoi être fier ! Mais si c’était eux qui avaient gagné en 48, il y aurait encore moins de quoi être fier : ils n’auraient pas laissé un seul juif vivant. Et d’ailleurs, il n’y a pas un seul juif qui vive dans leur territoire aujourd’hui. La question est là : c’est parce que nous leur avons pris ce que nous leur avons pris en 1948, que nous avons ce que nous avons aujourd’hui. Et c’est parce que nous avons quelque chose maintenant que nous ne devons rien leur prendre de plus. C’est tout. Voilà la différence entre M. Begin et moi : si nous leur prenons plus un jour, maintenant que nous avons quelque chose, nous commettrons un très grave péché. »
Page 450 du livre
Le livre est autobiographique et dans cet épisode le jeune Amos se trouve de garde dans son Kibboutz, en compagnie d’un homme plus âgé, Ephraïm Avneri, qui fut des premiers combats pour l’indépendance d’Israël.
Amos Oz compte dans sa famille de nombreux membres qui appartiennent au « sionisme révisionniste. » de Zeev Jabotinsky, un mouvement d’extrême droite qui entend faire parler la violence pour chasser les anglais et les arabes et imposer la suprématie juive sur le territoire de la Palestine mandataire.
C’est de cette mouvance que viennentt Menahem Begin et Bension Netanyahou, historien israélien et père de Benjamin Netanyahou, fut le secrétaire de Jabotinsky.
A la mort de Jabotinsky en 1940, Begin prend le relais et crée le parti politique Hérout qui deviendra plus tard le Likoud.
Avant l’échange avec Ephraim Avneri, Amos Oz aura , influencé par cette pensée révisionniste, dira :
« Personne ne parlait alors de « Palestiniens » : on les appelait « terroristes », « fedayin », « l’ennemi », ou « les réfugiés arabes avides de revanche ». »
Et puis il raconte cette garde qu’il va faire avec son ainé de 24 ans :
« Une nuit d’hiver au kibboutz, je m’étais retrouvé de garde en compagnie d’Ephraïm Avneri (moi 16 ans, lui 40). Je demandais à Ephraïm si, pendant la guerre d’Indépendance (48) ou les émeutes des années 30, il lui était arrivé de tirer ou de tuer un de ces assassins.
Je ne distinguais pas son visage dans le noir, mais je décelai une pointe d’ironie séditieuse, une curieuse tristesse sardonique dans sa voix quand il répondit, après un bref moment de réflexion :
– Des assassins ? Mais qu’aurais-tu voulu qu’ils fassent ? De leur point de vue, nous sommes des extra-terrestres qui avons envahi leur pays et le grignotons petit à petit, et tout en les assurant que nous sommes venus leur prodiguer des bienfaits, les guérir de la teigne ou du trachome, et les affranchir de l’arriération, l’ignorance et la féodalité, nous usurpons sournoisement leur terre. Ey bien, qu’est-ce que tu croyais ? Qu’ils allaient nous remercier ? Qu’ils nous accueilleraient en fanfare ? Qu’ils nous remettraient respectueusement les clés du pays sous prétexte que nos ancêtres y vivaient autrefois ? En quoi est-ce extraordinaire qu’ils aient pris les armes contre nous ? Et maintenant que nous les avons battus à plates coutures, et que des centaines de milliers d’entre eux vivent dans les camps, penses-tu vraiment qu’ils vont se réjouir avec nous et nous souhaiter bonne chance ?
J’étais sidéré. Bien qu’ayant pris mes distances avec l’idéologie du Hérout et de la famille, je n’en demeurais pas moins un pur produit de l’éducation sioniste. J’étais effaré et exaspéré par ce discours. A cette époque, cette manière de penser était considérée comme une trahison. De stupeur, je lui posais une question sarcastique :
– Dans ce cas, que fais-tu ici avec cette arme ? Pourquoi est-ce que tu ne quittes pas le pays ? Tu pourrais aussi prendre ton fusil et aller te battre avec eux ?
Je perçus son sourire triste dans l’obscurité :
– Avec eux ? Mais ils ne veulent pas de moi. Personne au monde ne veut de moi, nulle part… »
Dans une dernière tentative d’essayer de mettre en échec la vision d’Ephraïm Avneri, il pose cette question :
« – Et si les fédaiyns débarquaient maintenant ?
– Dans ce cas, soupira Ephraïm, et bien il faudra nous aplatir dans la boue et tirer. Et on aura intérêt à tirer mieux et plus vite. Pas parce que ce sont des assassins, mais pour la simple raison que nous avons également le droit de vivre et d’avoir un pays à nous. Il n’y a pas qu’eux. »
Amos Oz évoluera vers des positions de plus en plus à la gauche du spectre politique. Il sera un des fondateurs du mouvement « La Paix maintenant ».
Le sionisme n’est pas un colonialisme, mais un mouvement nationaliste visant à donner une terre aux juifs.
Mais la terre sur laquelle ils ont construit leur État est aussi celui d’un autre peuple qui vivait sur ce territoire : le peuple palestinien.
Lors du « mot du jour du 19 octobre 2015 » j’avais rapporté les propos de Dominique Moïsi qui analysait lucidement ce conflit :
« Parce qu’il y a un conflit de calendrier fondamental.
Quand Israël naît sur les fonts baptismaux de la communauté internationale en 1948, c’est au moment où commence le grand mouvement de décolonisation dans le monde. Pour le monde Arabe, c’est le dernier phénomène colonial de l’histoire européenne qui est anachronique.
Pour les Israéliens, c’est avec quelque retard, le dernier phénomène national de l’histoire européenne du 19ème siècle. Les Allemands ont un état, les Italiens ont un état.
Pourquoi pas les juifs ?
Et en fait ce conflit de calendrier n’a jamais été surmonté.
Dès le début, une immense majorité des arabes n’accepte pas que l’Europe paye ses péchés sur le dos des Palestiniens.
Et une grande partie des Israéliens a du mal à intégrer le fait qu’en réalité, il y a les Palestiniens sur ces territoires. (…) »
Comprendre l’autre, pour pouvoir progresser et éviter de continuer à s’entretuer.
<1799>