Jeudi 03 décembre 2020

« Juste une femme ».
Anne Sylvestre, titre d’une chanson et d’un album

Aujourd’hui, je ne saurais parler que d’Anne Sylvestre.

J’aurais pu connaître ses fabulettes, alors que j’étais enfant puisque le premier album est paru en 1962, j’avais quatre ans.

Mais il n’en fut pas ainsi, je l’ai connue alors que j’étais devenu père et que j’écoutais ces merveilles avec mes enfants.

Ces chansons sont toujours des histoires qu’elle raconte avec malice « Le Toboggan », avec du vécu « Les Sandouiches Au Jambon », pédagogie familiale « Cécile et Céline », naturaliste « Tant De Choses », poésie « Balan Balançoire », lumineuse « La Petite Rivière ».

Les paroles sont simples, compréhensibles par des enfants mais les phrases ont du sens et expliquent les choses de la vie.

Je prends l’exemple de cette chanson « Je t’aime » :

Ce sont les mots les plus doux
Comme deux bras autour du cou
Comme un grand rayon de soleil
Ce sont des mots Merveille
Ce sont des mots légers, légers
Un papillon qui vient voler
Pour faire plaisir à une fleur
Ce sont des mots Douceur

Ce sont des mots tout ronronnants
Comme le chat quand il est content
Comme le duvet d’un poussin
Ce sont des mots Câlin
Ce sont des mots qui tiennent chaud
Comme la laine sur le dos
Comme une lampe dans le noir
Ce sont des mots Espoir

Ce sont des mots qu’on peut garder
Dans son cœur toute la journée
On peut les dire et les redire
Ce sont des mots Sourire
Ce sont les mots les plus précieux
C’est la prunelle de tes yeux
Tu n’entendras jamais les mêmes
Ecoute bien: je t’aime

Mais c’est encore plus tard que j’ai appris qu’Anne Sylvestre n’était pas qu’une chanteuse pour enfants bien qu’elle fut « fabuleuse » dans cette quête de distraire, d’enchanter et d’enseigner les enfants.

Elle était chanteuse tout simplement, chanteuse avec des textes d’une poésie, d’une profondeur et d’une force extraordinaire.

Le spécialiste de musique, Bertrand Dicale, donne un avis avec lequel je suis pleinement d’accord : « Anne Sylvestre était une des plus grandes plumes de l’histoire de la chanson »

Je lis aussi :

« On doit à cette femme des morceaux gigantesques d’intelligence et de subtilité »
Valérie Lehoux, Télérama, 17 septembre 2007.

Elle savait parler aux enfants comme aux adultes, de sujets légers et de sujets beaucoup plus durs.

Elle a toujours défendu la cause des femmes et dénoncé la violence et l’injustice dont elles étaient victimes.

Et j’ai choisi comme exergue de ce 1501ème mot du jour, le titre d’une de ses chansons « féministes » qui était aussi un titre d’album : « Juste une femme ». Et j’ai trouvé pertinent de citer des extraits de cette chanson tout au long de cet article.

« Petite bedaine
Petite sal’té dans le regard
Petite fredaine
Petite poussée dans les coins »

Cette chanson a été créée en 2013, Anne Sylvestre a presque 80 ans puisqu’elle née le 20 juin 1934 à Lyon. Elle écrit cette chanson dans la suite de « l’affaire DSK », et ne le cache pas aux journalistes qui l’interviewent alors. Elle exprime sa colère face à tous ceux qui relativisent la gravité des agressions sexuelles. Le texte d’Anne Sylvestre jette au monde l’indignation et l’exaspération qui explosera quatre ans plus tard des dizaines de milliers de femmes, lors de la déferlante #Metoo.

Mais ce n’était pas sa première chanson qu’on peut déclarer féministe : « La Faute à Eve », « La vaisselle », « Une sorcière comme les autres », et « Rose » peuvent être classés ainsi.

« C’est juste une femme
C’est juste une femme à saloper
Juste une femme à dévaluer »

Un seul mot du jour lui a été dédié jusqu’à présent. C’était lors de la série sur mai 68 et le mot du jour à la lutte pour la dépénalisation de l’avortement. Elle avait écrit en 1973 la chanson : « Non, Non tu n’as pas de nom »

J’avais pris pour exergue un extrait de cette chanson : « Ils en ont bien de la chance, ceux qui croient que ça se pense. Ça se hurle ça se souffre, c’est la mort et c’est le gouffre »

Cette chanson avait été écrite, deux ans après le manifeste publié en 1971 par Le Nouvel Observateur dans lequel 343 Françaises célèbres reconnaissant avoir avorté. L’année suivante, le « procès de Bobigny », celui d’une jeune fille ayant avorté avec l’aide de sa mère et défendue par Gisèle Halimi, fait grand bruit puis en 1973, 331 médecins déclarent publiquement avoir pratiqué des avortements, crime que la loi punit sévèrement.

Anne Sylvestre écrit l’hymne de cette lutte. Mais elle précisait que ce n’était pas une chanson sur l’avortement, mais une chanson sur l’enfant ou le non-enfant.

« Petit pouvoir, p’tit chefaillon
Petite ordure
Petit voisin, p’tit professeur
Mains baladeuses »

Elle portait une blessure intérieure.

Daniel Cordier était du côté de la France Libre et De Gaulle, le père d’Anne Sylvestre était de l’autre côté, celui de Pétain et du Régime de Vichy.

Car elle est née Anne-Marie Beugras. Son père, Albert Beugras, fut l’un des bras droits du collaborateur Jacques Doriot pendant la seconde guerre mondiale. Sauvé de justesse de la condamnation à mort à la Libération, il purgea dix ans de prison à Fresnes. Elle ne s’est libérée de ce secret que dans les années 1990. Elle le partageait avec sa sœur Marie Chaix, écrivaine et secrétaire de Barbara.

<Le Monde> dans l’hommage qu’il lui a consacré, en dit davantage :

« Marie Chaix, […] raconte, dans Les Lauriers du lac de Constance (Seuil, 1974), la fuite, lors de la débâcle allemande – « Anne, assise près de toi, muette, serrant sa poupée » –, l’arrivée semi-clandestine chez un oncle, à Suresnes (Hauts-de-Seine), la disparition de leur frère, Jean, sous un bombardement, les hommes armés qui viennent quelques jours plus tard, cherchant Albert Beugras. « Et la famille du traître. » Marie a 3 ans, Anne 10.

Longtemps Anne Sylvestre a caché son secret, refusant de dire que Marie Chaix était sa sœur : « J’avais 10 ans, la photo d’Albert Beugras était partout, des pages entières dans les journaux. C’était mon père, un père aimant. Je suis allée à son procès, maman y tenait, elle a eu raison. On m’avait mise à l’école chez les dominicaines. Mes camarades chapitrées par leurs parents, m’ont placée en quarantaine. La directrice, qui était la sœur du colonel Rémy, résistant notoire, elle-même déportée, m’a défendue et sauvée. »

[…] Elle aime les marges et déteste la droite radicale. En 1997, elle publie un album succulent, Chante… au bord de La Fontaine, douze chansons inventées à partir du fabuliste, dénonciation des loups patrons de bistrots glauques, qui font la peau du petit mouton noir et frisé qui a taggé leurs murs. « Le racisme, la banalisation de la discrimination me font froid dans le dos, et cette façon de dire : « On n’y peut rien » ! », dit-elle alors. Le spectacle est créé à La Comedia de Toulon, « en solidarité pour ce théâtre qui avait en face de lui une mairie Front national ».

Anne Sylvestre écrira une chansons paru dans l’album « D’amour et de mots », sorti en 1994. Cette chanson a pour titre «Roméo et Judith». Elle y chante ces vers

«J’ai souffert du mauvais côté
Dans mon enfance dévastée
Mais dois-je me sentir coupable»

On ne choisit pas ses parents

« Mais c’est pas grave
C’est juste une femme
C’est juste une femme à humilier
Juste une femme à dilapider »

<Libération a republié un portrait de 2019> la qualifie justement d’artiste féministe et libre. Dans cet article, le journaliste pose la question : « Mais ces chansons, elles ne sont jamais vraiment passées à la radio. Pourquoi ? ».

La réponse d’Anne Sylvestre est dubitative :

«Il ne faut pas trop faire réfléchir les gens, j’imagine.»

Les médias sont, en effet, passés grandement à côté de son immense talent. Pour ma part, je ne l’ai compris que récemment il y a environ 5 ans, après avoir entendu une émission de radio.

Alors Pourquoi ?

« Le Monde  » suggère :

« Anne Sylvestre n’a pas toujours eu la place qu’elle méritait dans la chanson française. Il est vrai qu’elle n’a pas tout fait pour. Elle n’était pas tous les jours de bonne humeur. « »

Une autre explication se trouve peut-être dans les sujets abordés par la chanteuse.

Parmi ses premières remarquables chansons, en 1959 avec « Mon mari est parti» qui est une chanson sur la guerre à l’heure où la France est aux prises avec ce qu’on appelle les «événements» en Algérie.

Et Pendant toute sa carrière, elle s’intéresse aux faits de société, et notamment à la condition des femmes, revendiquant le terme de chanteuse « féministe », qui fut parfois lourd à porter. Elle dit elle-même

« Je suppose que ça m’a freinée dans ma carrière parce que j’étais l’emmerdeuse de service, mais ma foi, si c’était le prix à payer… »

Mais l’explication qui semble la plus vraisemblable est que c’est l’immense succès des « Fabulettes » qui a vampirisé l’autre partie de son œuvre.

Elle a raconté à <France Culture> que le succès des fabulettes ont peut être joué un rôle de frein pour la réputation de sa carrière de chanteuse universelle :

« Je ne me suis pas méfié suffisamment puisque beaucoup de gens ont continué à me considérer comme une chanteuse pour enfants, sans faire attention du tout à mon répertoire qui est quand même un répertoire de chanteuse pour les « gens », les adultes.

Ainsi, elle évoque l’anecdote de cette petite fille à qui l’on demandait de citer des chanteuses qu’elle aimait. La liste de chanteuses et chanteurs passant à la radio s’allonge. « Mais, et Anne Sylvestre que tu aimes tant ? ». La petite fille de répondre étonnée : « Oooh, mais ce n’est pas pareil, Anne Sylvestre ce n’est pas une chanteuse ! ». La chanteuse sourit : « Vous voyez, moi j’étais un meuble ». »

Ainsi le succès des Fabulettes, soutenues par toutes les écoles de France, dont les ventes se comptent en millions ont conduit l’auteure-compositrice-interprète y être exclusivement identifiée, alors qu’elle avait écrit près de quatre cents chansons « adultes », dont des chefs-d’œuvre tels que « Lazare et Cécile », « Les Gens qui doutent », « Maryvonne »

Le Monde rapporte sa colère devant une « fake news » :

« On a dit : quand Anne Sylvestre a eu moins de succès, elle s’est reclassée dans la chanson pour enfants. Faux.
Ce sont deux répertoires distincts, deux activités parallèles.
J’ai commencé à chanter en 1957 et, dès 1961, je me suis mise à écrire des chansons pour les enfants, par plaisir et pour ma fille. Parce que je voulais retarder la crétinisation…
En 1963, pour me faire plaisir, Philips avait accepté d’enregistrer un 45-tours où il y avait Veux-tu monter sur mon bateau, Hérisson.
Je savais ce qui est au centre des préoccupations quotidiennes des enfants, le rôle du vélo, des nouilles…
Avec les Fabulettes, j’ai pu les structurer, leur donner le goût de la liberté, du plaisir de chanter. »

Anne Sylvestre a toujours refusé de chanter ses Fabulettes sur scène. Elle a dit :

«  Et puis une salle remplie d’enfants… ça me fait peur !»

Et dans la Grande table du 06/02/2014 elle a dit :

« Je suis heureuse et fière d’avoir écrit les Fabulettes. Mais je ne suis pas une chanteuse pour enfants. »

Mais celles et ceux qui ont écouté avec attention son autre répertoire savent combien il est grand.

<TELERAMA> raconte

« Une jeune femme vient de lui sourire. Sans rien dire. Mais avec dans les yeux une joyeuse reconnaissance. « Voilà ce qui arrive dans la rue : des gens m’offrent leur sourire. C’est joli. » Ceux-là, c’est sûr, ont écouté son œuvre. Pas seulement ses Fabulettes pour enfants mais aussi ses chansons pour adultes. Ils savent combien elles sont précieuses. Pour qui connaît le répertoire français, le nom d’Anne Sylvestre égale ceux de Brassens, Brel, ­Barbara, Ferré, Trenet. On ne le dit pas assez ? Si seulement les radios et les télés avaient daigné diffuser ses chansons, tout le monde saurait. Mais l’histoire s’est écrite autrement, et le trésor s’est partagé avec plus de discrétion, scène après scène, disque après disque. »

« Mais c’est pas grave
C’est juste une femme
C’est juste une femme à bafouer
Juste une femme à désespérer »

Christine Siméone a titré son hommage : <Mort d’Anne Sylvestre après 300 chansons et une vie passée à raconter les gens> et nous apprend qu’Anne Sylvestre est l’autrice de 18 albums de « Fabulettes », pour les enfants, et d’une vingtaine d’albums pour les adultes. Parisienne et citadine dans l’âme, Anne Sylvestre est montée pour la première fois sur scène en 1957, dans le cabaret parisien « La Colombe » où ont également débuté Jean Ferrat, Pierre Perret, Guy Béart ou Georges Moustaki.

Et elle cite Georges Brassens qui écrit, en 1962, au dos d’une des pochettes de disques d’Anne Sylvestre :

« On commence à s’apercevoir qu’avant sa venue dans la chanson, il nous manquait quelque chose et quelque chose d’important. »

<TELERAMA> a tenté de sélectionner les dix plus grandes chansons d’Anne Sylvestre, « Juste une femme » en fait partie. Et ajoute :

« Nous en avons choisi dix…Nous aurions pu en prendre vingt, ou trente, tant [son] répertoire est l’un des plus riches et des plus beaux de la chanson française. Curieusement méconnu, mais à la hauteur de ceux de Barbara, Brassens, Brel. »

Il est difficile de choisir parmi tant de beautés, j’avoue une faiblesse pour cette chanson « Écrire pour ne pas mourir »

Elle a dit

« Écrire pour ne pas mourir, écrire fait beaucoup de bien. »

Et aussi « Je me vois comme un écrivain public : je trouve les mots » ou encore « Les mots, il faut les laisser venir, et il faut aller les chercher »

Elle n’a pas arrêté.

« Y a-t-il une vie après la scène ? Je m’aperçois, après cinquante ans de chanson, qu’à part ma famille et mes amis proches, il n’y a qu’une seule chose qui m’intéresse, écrire et chanter. C’est mon bonheur, c’est ma vie », racontait-elle à Bertrand Dicale dans les pages du Figaro pour

Jamais elle n’a posé le micro. Elle avait encore une tournée prévue pour jouer son spectacle « Nouveaux manèges », notamment quatre dates à la Cigale en janvier 2021.

Mais dès qu’une femme […]
Est traitée comme un paillasson
Et quelle que soit la façon
Quelle que soit la femme
Dites-vous qu’il y a mort d’âme

C’est pas un drame
Juste des femmes »

Le texte intégral de « Juste une femme » peut être trouvé <ICI> et son interprétation <ICI>

Je vous donne aussi le lien vers <Ecrire pour ne pas mourir> elle chante dans l’émission de Pivot, puis répond à ses questions.

Et je finirai par ce bel hommage du Rabbin Delphine Horvilleur :

« Anne Sylvestre
Bien souvent, on me demande qui je rêverais de rencontrer.
Depuis longtemps, c’est ton nom que je cite.
Je rêvais de te croiser, pour simplement de te dire merci. »

<1501>

Vendredi 30 octobre 2020

«Ils parlent une langue que je ne comprends pas, pourtant c’est la même que moi.»
Parole de la chanson « l’autre rive » chantée par les facteurs chevaux

Sommes-nous condamnés à parler un jour de pandémie et le lendemain du terrorisme ?

Et quand ça va vraiment mal, faut-il parler des deux…

Heureusement, qu’il nous reste la culture et l’Art.

La culture dont nous avons tant besoin et qui souffre aujourd’hui de la situation créée par la pandémie.

La culture qui si l’on croit les annonces gouvernementales, n’est pas essentielle, puisque les salles de spectacles sont fermées.

Je ne connaissais pas Fabien Guidollet et Sammy Decoster qui ont fondé ensemble un duo qu’ils ont appelés « Facteurs chevaux. »

J’écoutais une émission de France Culture, « la Grande Table », l’invité était Fabrice Lucchini.

Et puis la journaliste Olivia Gesbert a brusquement annoncé : « Nous allons écouter une chanson »

Ce fut un moment sublime.

Et elle dévoila qu’il s’agissait de la chanson <L’autre rive> que les facteurs chevaux interprétaient et qui faisait partie de leur dernier album « Chante-nuit» paru en juin 2020, juste après le premier confinement.

Alors j’ai voulu en savoir un peu plus.

Ce site : https://www.detoursdechant.com/concerts/facteurs-chevaux/ les présente de manière subtile.

« Pénétrer dans l’univers des Facteurs Chevaux risque d’ouvrir une brèche spatio-temporelle dans votre quotidien, sans certitude de retour à la normale. […]

Suivre les Facteurs Chevaux, c’est accepter d’oublier le dernier métro et le café du lundi matin pour se propulser dans la pureté du son de la voix et du bois. C’est se laisser charmer par le murmure de l’un, le baryton de l’autre, s’ouvrir aux mots qui refusent toute temporalité et naviguer à vue dans un espace pétri de mysticisme, de légendes et de réflexions empiriques. […]

Ebloui, sonné, interloqué ou enchanté… chacun réagira à sa manière selon son pouvoir d’émerveillement et sa dose de nihilisme. Mais vous l’aurez compris le voyage auquel nous convie ce disque – gravé dans le vinyle de notre époque – est hors des cartes routières et c’est pour cela que son souvenir ne peut que s’imprimer de manière indélébile dans les méandres de ceux qui iront jusqu’au bout du chemin.»

Il me semble que c’est assez juste.

Leur premier album « La Maison sous les eaux » paru en 2016 avait été présenté par les Inrockuptibles de cette manière :

« Superbe premier album d’un duo français buissonnier, pratiquant un folk singulier.

D’abord il y a ce nom, Facteurs Chevaux, qui met la puce à l’oreille autant que l’eau à la bouche. Une telle référence oblique au facteur Cheval, fameux représentant de l’art brut admiré par les surréalistes, ne peut émaner que de gens aimant prendre la clé des champs et gambader allègrement sur les sentiers buissonniers. […]

Après avoir travaillé ensemble sur les disques de Verone, les deux gaillards se lancent avec Facteurs Chevaux dans une nouvelle aventure 100 % nature. Conçues dans un village du massif de la Chartreuse, avec deux guitares acoustiques, une autoharpe et deux voix, les huit chansons réunies sur leur premier album, La Maison sous les eaux, semblent jaillir, vives et claires, comme l’eau d’une source. Évoquant les comptines d’un folklore perdu ou inconnu, ces chansons mêlent des textes teintés d’une douce étrangeté à des musiques d’une fervente sobriété. A la fois spontané et raffiné, élégant et divagant, l’ensemble distille un parfum aussi subtil que pénétrant. »

<3C> est une société de production bordelaises de spectacles et tournées. Je pense qu’elle doit être, comme d’autres, en grande difficulté en ce moment. Elle présente le nouveau disque « Chante-nuit ».

« C’est dans un village du massif de la Chartreuse que Sammy Decoster et Fabien Guidollet façonnent leurs chansons épurées : une guitare et des harmonies vocales pour des textes-contes en français qui convient les esprits de la forêt ou les légendes des montagnes. A l’instar de l’illustre Facteur Cheval, Sammy et Fabien se font maçons d’édifices fragiles, triturent une glaise musicale faite d’argile harmonieuse pour en faire un palais idéal.

On avait laissé Fabien Guidollet et Sammy Decoster sur la branche de l’arbre où leur magnifique premier album La Maison sous les Eaux les avait assis en 2016 : duo acoustique aux harmonies vocales entêtantes parcourant les sous-bois d’une France rurale, largement ignorée par le milieu des musiques actuelles.

Le soleil s’est couché derrière le château et a laissé la place à une nuit peuplée de créatures fantastiques tandis que Facteurs Chevaux semblent s’être réconciliés avec l’humain, auquel ils concèdent une certaine empathie, quand il veut bien se donner la peine (comme eux) de regarder vers le haut.

Et de fait leur nouvel album, Chante-Nuit, est empreint tout au long de ses neuf titres d’une soif d’apesanteur, fuyant l’immobilisme, la boue et les rancœurs, pour mettre en valeur l’imagination, la danse et finalement susciter l’espoir. »

Les paroles de cette chanson « L’autre rive » sont les suivantes :

Oh ton cœur est si léger-beau qu’il ne prend pas racine dans un pot
oh ton coeur est si léger-beau qu’il ne prend pas racine dans un pot
c’est pourquoi tu trépignes au milieu des autres
ils parlent une langue que je ne comprends pas
pourtant c’est la même que moi
je suis le frère d’une autre rive
et je flotte à la dérive
je te rejoindrai ma fille à mille lieues de là
oh tu t’es envolée là-haut
moi je reste étrange et sot
étourdi détrempé d’eau

J’ai choisi, comme exergue, la phrase « ils parlent une langue que je ne comprends pas, pourtant c’est la même que moi. » parce qu’elle correspond à ce que je ressens.

Je ne comprends pas de quoi, ils parlent.

Evoquent-ils la mort ?

Je ne le sais pas.

Mais je sens que c’est très beau. <L’autre rive>

J’ai acheté l’album.

Il existe aussi <Cette vidéo>

Et si vous aimez cela, une autre chanson : <Facteurs Chevaux – Firmament>

<1479>

Vendredi 9 octobre 2020

« L’intelligence c’est aussi important que le soleil. »
Juliette Gréco

Je ne me suis intéressé à « Boomerang », l’émission d’Augustin Trapenard sur France Inter qu’à partir de cette exceptionnelle série « Lettres d’intérieur » dans laquelle, pendant le confinement, il a lu chaque jour la lettre d’un écrivain, d’un artiste, d’un journaliste qui parlait de ce moment étonnant et unique. Il lisait de sa voix chaude, avec émotion et pudeur.

J’en ai fait quatre mots du jours « Je te demande pardon. » d’Ariadne Ascaride, « Puisque seul l’amour sait nous raconter à ceux qui savent écouter. » de Yasmina Khadra, «C’est la bonté qui est la normalité du monde car la bonté est courageuse, la bonté est généreuse et jamais elle ne consent à être comme une embusquée, qui, à l’arrière vit grâce au sang des autres.» de Wajdi Mouawad et «Mais nous, dis, nous resterons tendres ? On ne va pas se faire avaler !» de Sophie Fontanel.

Mais il en ait tant d’autres à écouter sur la page des « Lettres d’intérieur ».

Dans Boomerang, il invite une ou un artiste et lui pose des questions.

Il est de la lignée de Jacques Chancel, celui qui laisse toute sa place à l’artiste, qui présente un écrin dans lequel l’artiste se sent accueilli et peut exprimer sa liberté et sa créativité.

Il n’est pas de la lignée de Thierry Ardisson ou Laurent Ruquier qui tout en étant de grands professionnels ont d’abord pour objet de se promouvoir eux même.

Et donc, dans cet écrin il avait accueilli Juliette Gréco, en 2015, à la veille de la sortie de l’album de sa tournée d’adieu.

Cette émission a été rediffusée le 24 septembre 2020 : <Muse, Juliette Gréco>. C’est encore une pépite qui fait du bien à écouter. Échange de profondeur et aussi plein d’humour

J’en prendrai quelques extraits :

Augustin Trapenard lui fait parler de sa pudeur. Elle aime être habillée en noir. Comme cela sur scène on ne voit pas son corps, on ne voit que ses mains et son visage.

Elle explique que sa pudeur vient peut-être de sa nature ou de son éducation religieuse bourgeoise. Elle dit qu’elle préfère peut-être le mystère à l’étalage. « Je trouve cela plus sensuelle », dit-elle. Et elle ajoute cette phrase merveilleuse :

« Je suis ravi de voir des filles qui ont des jupes au ras du bonheur »

Augustin Trapenard aussi a adoré cette expression « des jupes au ras du bonheur. »

Et quand le journaliste lui demande qu’elle sont ses goût musicaux, ce qu’elle écoute dans son salon, dans sa voiture.

« C’est plutôt ce qu’on appelle la musique classique, j’ai besoin du silence de la musique classique et j’ai besoin qu’il n’y ait pas de mots. J’ai besoin qu’on me réconforte. Si je suis de mauvaise humeur c’est Mozart. Si je suis de bonne humeur c’est Schoenberg ou des choses compliquées. »

Juliette Gréco a beaucoup chanté les poètes. Et quand Augustin Trapenard lui demande quels sont les poètes d’aujourd’hui, elle a cette réponse :

« Le nouveau langage est celui des rappeurs, des slameurs. Je pense que c’est un nouveau langage qu’il faut absolument respecter et qu’il faut bien écouter. Ils sont la parole de la jeunesse. Et c’est une chose qu’il ne faut pas louper parce que c’est grave. Il faut écouter ce qu’ils ont à dire. »

Et puis il y a son histoire d’amour avec le compositeur et trompettiste de jazz américain. : Miles Davis

Au printemps 1949, alors de passage à Paris pour se produire au festival de jazz international, Miles Davis rencontre Juliette Gréco. Cette dernière donne un concert au cabaret Le Bœuf sur le toit où elle chante des textes de Boris Vian, Jean-Paul Sartre et Jacques Prévert. Miles Davis est alors âgé de 23 ans. Leur coup de foudre est réciproque.

Et elle a cet échange avec Augustin Trapenard :

« Il parait que c’était une révolution. Je ne m’en suis pas rendu compte du tout. […] Quand j’ai vu Miles, je n’ai pas vu qu’il était noir. J’ai vu un mec avec une trompette sur la scène, de profil qui était absolument magnifique. Qui jouait de manière magnifique. Qui était un être unique. Et il est sorti de scène, je l’ai regardé et il m’a regardé et c’est parti.
Ça a fait scandale ?
Oui surement. Bien sûr.
Et vous en vous êtes pas du tout trouvé heurtée par ce scandale-là ?
Je me suis sentie heurtée par ce scandale, en allant en Amérique. En France, ils étaient plus sournois. Ça ne faisait pas chic d’être raciste, à cette époque-là. En Amérique cela faisait partie de la vie, de l’éducation.
Qu’est-ce qui vous révolte aujourd’hui Juliette Gréco ?
Eh bien cela par exemple, le racisme. L’absence de tolérance. »

Ils avaient évoqué le mariage. Mais aux États-Unis (à l’époque, les unions entre Noirs et Blancs sont illégales dans de nombreux États américains) c’était terriblement compliqué. Ils renonceront et Miles Davis rentrera à New York.

Lors de son entretien elle a aussi évoqué ses rencontres avec des gens intelligents : Camus, Sartre, Simone de Beauvoir et tant d’autres avec qui elle échangeait. Elle a dit :

« L’intelligence c’est aussi important que le soleil, c’est aussi important que les choses essentielles qui nous aident à vivre, qui nous font vivre. »

Lors de l’émission Augustin Trapenard fit écouter plusieurs chansons de Juliette Gréco. Particulièrement celle qui fut écrite pour sa dernière tournée de 2015 <Merci>.

Pour finir l’émission, il fit écouter <Le temps des Cerises>

J’avoue une tendresse particulière pour cette interprétation en 1972 de <la Javanaise de Gainsbourg>

Cette page de France Inter lui rend aussi hommage : <La chanteuse Juliette Gréco est morte>. Mais rien ne saurait remplacer la poésie de l’échange entre Juliette Gréco et Augustin Trapenard : <Muse, Juliette Gréco>

<1471>

Vendredi 2 octobre 2020

« L’année 1828 fut l’année la plus féconde de toute l’histoire de la musique parce que c’est la dernière de la vie de Schubert, pendant laquelle il a écrit tant de chefs d’œuvre.»
Benjamin Britten

C’est au cœur de la période de confinement, comme je l’explique sur la page qui présente la série de mots du jour, consacrés aux œuvres de l’année de 1828 de Schubert, que j’ai eu cet élan pour essayer d’interroger cette affirmation du grand compositeur anglais Benjamin Britten.
Depuis que je me suis éveillé à la musique, il y a environ 50 ans, j’ai aimé la musique de Franz Schubert, comme une musique de l’intime, de l’émotion et de l’évidence.

Oui, j’aime passionnément Schubert.

Pour réaliser cette série, je suis allé plus loin que pour toutes les autres séries et mots du jour que j’ai écrits jusqu’à présent.

J’ai d’abord fait la liste de toutes les œuvres qu’il avait écrites en 1828. J’ai acheté les quelques œuvres que je n’avais pas.

Ces œuvres, dont je connaissais quand même la plus grande part, presque toutes, je les ai écoutées et réécoutées pendant tous ces mois, depuis avril jusqu’à septembre. Je crois que certaines d’entre elles, je les ai écoutées plus de vingt fois.

Cela a donné 11 mots du jour.

Les dix premiers sont consacrés chacun a un chef d’œuvre et le onzième à toutes les autres œuvres, il s’agit encore de 20 œuvres mais dont deux ont été perdues.


J’aime faire des pas de côté.

Hier, en parlant de Trump et de la démocratie américaine j’ai atterri sur la mort de Socrate

Aujourd’hui, je vais vous parler de Spotify et de son patron Daniel Ek qui est suédois.

Pour celles et ceux qui ne le savent pas, Spotify est une plate-forme de streaming musical.

La différence entre un robinet et Spotify c’est que d’un robinet coule de l’eau, alors que de Spotify coule de la musique ou quelquefois simplement des sons dont le lien avec la musique est ténu.

En tout cas, c’est une entreprise qui veut utiliser de l’Art ou des choses qui y ressemblent pour faire de l’industrie.

Les vrais artistes sont très peu payés, contrairement au patron du robinet qui lui est immensément riche.

Daniel Ek a fait une déclaration pendant cet été 2020 qui a fait beaucoup réagir.

Dans une interview accordée à Music Ally, il a lancé aux artistes cet avertissement :

« Certains artistes qui réussissaient dans le passé pourraient bien ne plus réussir dans le futur. On ne peut pas enregistrer de la musique tous les trois ou quatre ans et penser que cela va suffire ».

C’est un raisonnement d’industriel, qui veut que son robinet soit de mieux en mieux approvisionné.

C’est aussi un raisonnement de capitaliste qui prévient ses salariés que s’ils veulent gagner plus ou même simplement gagner autant, il va falloir améliorer la productivité.

C’est enfin quelqu’un qui n’a aucun respect pour les artistes et pour le temps de la maturation nécessaire à l’acte de création.

Gide aurait dit : « je ne juge pas, je condamne ! »


Mais après avoir fait ce pas de côté et condamné ce triste sire, revenons à Schubert.

A l’aune de ce que nous venons d’évoquer, Schubert a créé, en dix mois, entre janvier et octobre 1828, l’équivalent de 12 albums.

Je ne sais pas ce que diront dans 200 ans nos successeurs des albums réalisés par Beyoncé, Michael Jacskon, Madonna et les autres.

Mais ce que je peux dire, c’est que deux cent ans après 1828, les dix albums qui correspondent aux dix chefs d’œuvres dont j’ai parlé précédemment continuent à faire naître l’émotion, à faire vibrer celles et ceux qui se donnent la peine à s’ouvrir à cette musique qu’un jeune homme de 31 ans a composé, pardon il est plus juste d’écrire : qu’un génie a offert à la postérité et à l’humanité.

Je vous donne le lien vers la page qui présente l’ensemble de la série : <Franz Schubert : l’année 1828>

Et aussi la liste de l’ensemble des mots de la série

Nr 

Œuvres 

Lien

1  Fantaisie D. 940 pour piano à quatre mains.  Samedi 25 avril 2020 
2  Symphonie no 9 en ut « La Grande » D. 944 Samedi 2 mai 2020 
3  Sonate pour piano N°19 D. 958  Vendredi 8 mai 2020 
4  Sonate pour piano N°20 D. 959  Samedi 9 mai 2020 
5  Sonate pour piano N°21 D. 960  Dimanche 10 mai 2020 
6  Le chant du cygne D. 957  Lundi 24 août 2020 
7  Messe N°6 en mi mineur D. 950 Mercredi 26 août 2020 
8  Klavierstücke D 946  Jeudi 27 août 2020 
9  La dernière œuvre de Schubert D 965  Vendredi 28 août 2020 
10  Le quintette à cordes D 956  Mardi 1 septembre 2020 
11  Les autres œuvres de 1828 Vendredi 4 septembre 2020 

<1466>

Vendredi 4 septembre 2020

«Les autres œuvres de 1828»
Franz Schubert

Me voilà donc à la fin de ce que je ne peux pas désigner sous le terme de butinage mais bien davantage d’un approfondissement.

Je connais bien et j’aime particulièrement la musique de Schubert que j’ai beaucoup pratiqué au cours de mes presque 50 ans de mélomanie. Mais quand on écoute une œuvre il est rare que la première question que l’on se pose soit de se demander en quelle année, elle a été écrite.

Mon cheminement est parti d’une phrase qui m’avait marquée. Phrase qu’avait prononcée Benjamin Britten et que j’avais entendu lors d’une émission d’une radio suisse.

Cette phrase, cette affirmation est la suivante :

« L’année 1828 est l’année la plus féconde de l’Histoire de la musique occidentale, parce que ce fut la dernière année de la vie de Schubert pendant laquelle il a écrit tant de chef d’œuvres.»

J’ai donc voulu me confronter à cette affirmation.

En réalité, il s’agit des 10 premiers mois de l’année 1828. Il est mort le 19 novembre, et les derniers jours, il était trop malade pour composer.

J’ai d’abord grâce au catalogue Deutsch que l’on trouve sur <Internet> et la monumentale biographie de Schubert par Brigitte Massin, pu faire la liste de toutes les œuvres de cette année-là.

Liste qui commence par le Lied « Lebensmut », « Courage de vivre » traduit wikipedia, je préfère « force de vie ». C’est un poème de Ludwig Rellstab, l’auteur des premiers poèmes du «  chant du cygne D. 957». Schubert ne mettra en musique que le début du poème, ce qui en fait un lied très court d’une minute.

C’est encore troublant que la première œuvre de cette année qui sera la dernière de sa courte vie soit un hymne à la vie, le poème évoque le bruissement d’une source de vie : « Rauschet der Lebensquell ».

Et qui finit avec les œuvres D. 965 que j’ai évoqué lors du mot du jour du <vendredi 28 août 2020> dont l’extraordinaire « Le pâtre sur le rocher D 965. »

Je connaissais la plupart de ces œuvres, mais je ne les connaissais pas toutes.

J’ai dû en acheter certaines comme cette <Fugue D.952> qui a été écrite à l’origine pour orgue, seule œuvre pour orgue de Schubert. Mais elle est aussi jouée dans une version de piano à quatre mains. Je ne l’ai trouvé enregistré que sous cette forme

Grâce aux techniques modernes numériques, j’ai pu ainsi constituer un album spécifique de toutes ces œuvres dans l’ordre du catalogue Deutsch du D.937 au D.965A.

Deux œuvres ont été perdues

  • Un chœur D. 941 mais Schubert a écrit deux autres versions sur le même texte D. 948 et D. 964 que l’Histoire a conservé et qui sont enregistrées.
  • Une œuvre de piano D. 944A

Tout au long de l’écriture de cette série, j’ai écouté et réécouté toutes ces œuvres. Certaines de très nombreuses fois et dans plusieurs versions. Je crois pouvoir dire que je suis rempli par ces œuvres de 1828.

Schubert a écrit des chefs d’œuvre avant 1828 et toutes les œuvres de 1828 ne sont pas des chefs d’œuvre.

Cependant, les 10 œuvres que j’ai présentées dans des mots du jour spécifiques constituent des sommets au Panthéon des œuvres musicales occidentales.

  • La fantaisie pour piano à quatre mains D. 940, avec laquelle cette série a débuté, est la plus belle œuvre pour piano à quatre mains du répertoire.
  • Il n’y a pas d’équivalent du quintette en ut D. 956 pour deux violoncelles
  • Il n’y a pas plus exceptionnel que les trois dernières sonates de piano D. 958, D. 959 et D. 960. Les dernières sonates de Beethoven sont à ce niveau, mais pas au-dessus

Nous sommes dans ces sommets pour les autres œuvres : le chant du cygne D. 957, la symphonie en ut D. 944, la Messe en mi D. 950, les 3 Klavierstücke D. 946 et l’unique « Pâtre sur le rocher D. 965 ».

Les autres œuvres de 1828 sont au nombre de 20 dont les deux qui ont été perdus, il en reste 18. En voici la liste sous forme de tableau.

 

D.

Titre

Effectif

Notes

1

937

Lebensmut (« Courage de vivre ») Voix, piano poème de Rellstab (fragment)
2

938

Winterabend (« Soir d’hiver ») Voix, piano poème de Leitner
3

939

Die Sterne (« Les étoiles ») Voix, piano poème de Leitner
4

941

Hymnus an den Heiligen Geist (« Hymne au Saint Esprit ») 2 ténors, 2 basses poème de Schmidl (perdu)
5

942

Mirjam’s Siegesgesang (« Chant de victoire de Myriam ») Soprano, chœur, piano poème de Grillparzer
6

943

Auf dem Strom (« Sur la rivière ») Voix, cor / violoncelle, piano poème de Rellstab
7

944 A

Danse allemande Piano perdue
8

945

Herbst (« Automne ») Voix, piano poème de Rellstab
9

947

Allegro Piano à 4 mains « Lebensstürme »
10

948

Hymnus an den Heiligen Geist (« Hymne au Saint Esprit ») 2 ténors, 2 basses, chœur poème de Schmidl (deuxième version, cf. D. 941)
11

949

Widerschein (« Reflet ») Voix, piano poème de Schlechta (deuxième version, cf. D. 639)
12

951

Rondo Piano à 4 mains  
13

952

Fugue Orgue ou piano à 4 mains  
14

953

Psaume XCII Baryton, chœur Chant pour le sabbat sur un texte en hébreu
15

954

Glaube, Hoffnung und Liebe (« Foi, espérance et charité ») Chœur, vents Poème de Friedrich Reil
16

955

Glaube, Hoffnung und Liebe (« Foi, espérance et charité ») Voix, piano Poème de Kuffner
17

961

Benedictus Solistes, chœur, orgue, orchestre Second Benedictus pour la Messe, D. 452
18

962

Tantum ergo Solistes, chœur, orgue, orchestre  
19

963

Offertoire (« Intende voci ») Ténor, chœur, orchestre  
20

964

Hymnus an den Heiligen Geist (« Hymne au Saint-Esprit ») 2 ténors, 2 basses, chœur d’hommes, vents Poème de Schmidl (troisième version, cf. D. 941 et D. 948)

Beaucoup sont des chœurs. Schubert fut le grand maître du lied mais il fut aussi le plus grand compositeur de chœurs de l’Histoire.

Les 4 avant-dernières œuvres, c’est-à-dire avant le D. 965 sont des chœurs, des chœurs de musique sacrée.

J’ai déjà évoqué le chœur D. 961, qui est en fait une seconde version du Benedictus de sa Messe N°4, dans le mot du jour consacré à la Messe en mi D. 950.

L'<Offertoire (« Intende voci ») D. 963> est une œuvre très belle.

Et Schubert a même écrit lors de cette année une œuvre destinée à la synagogue de Vienne. Ce fut probablement une commande et fut écrite pour Salomon Sulzer, réformateur du chant religieux juif.

C’est un psaume qui est <Un cantique pour le jour du Sabbat D. 953> pour baryton et chœur. Brigitte Massin écrit :

« En dépit de quelque recherche dans l’ornementation du style, l’œuvre obéit à un parti pris de pureté et de simplicité »
Brigitte Massin, Schubert, page 1253

Et puis je privilégierai trois œuvres

  • <Rondo D. 951>, pour piano à 4 mains, cette œuvre clos la série des trois œuvres de pianos à 4 mains de l’année 1828, la fabuleuse Fantaisie D. 940, puis un Allegro D. 947 et Brigitte Massin pose cette question :

« On peut se demander si […] ce rondo n’aurait pu finir le mouvement final d’une sonate qui commencerait avec l’allegro. […] Ce serait la réponse heureuse et épanouie à l’impulsion vitale libérée dans l’Allegro. Mais le Rondo admirablement construit et équilibré, n’en est pas moins une œuvre qui se suffit à elle-même. »
Page 1247

Je vous invite à écouter cette œuvre dans une interprétation qui associe <Martha Argerich et Daniel Barenboïm>

  • Le lied « Auf dem Strom » (sur le fleuve) D. 943, est encore sur un poème de Rellstab, l’auteur des 7 premiers lieder du cycle du « Chant du cygne ». Et Schubert va ajouter au piano, un cor (quelquefois le cor est remplacé par un violoncelle) pour accompagner la voix créant ainsi un précédent à son chef d’œuvre presque final du pâtre sur le rocher avec la présence de la clarinette. C’est encore une œuvre d’une rare qualité, avec un équilibre entre la voix et les instruments admirablement dosé.
  • Et le lied « Herbst » (Automne) D. 945 toujours de Rellstab, avec un accompagnement évocateur et d’une subtilité qui n’appartient qu’à Schubert.

Peut être que certains lecteurs attentifs s’étonneront-ils que deux des œuvres que j’ai évoqués lors du mot du jour sur les dernières œuvres ne soient pas présents ici.

Je veux parler de la 10ème symphonie et de l’Opéra le « Comte de Gleichen ». Mais ces deux œuvres sur lesquels Schubert a travaillé dans ses derniers jours sont restés inachevés et à l’état d’esquisse.

Les esquisses de la 10ème symphonie ont été retrouvés et publiés en 1978. Il a fallu lui trouver un numéro intermédiaire : 936A soit juste avant le commencement officiel de l’année 1828 : D. 937.

Quant au Comte de Gleichen , il fut classé dans la période dans laquelle Schubert a commencé à le composer en 1827, son numéro est D. 918.

Des musicologues ont tenté d’achever ces deux œuvres et ils ont même été enregistrés.

Il y a plusieurs enregistrements de la 10ème symphonie. J’ai acheté la version de l’Orchestre Philharmonique de Liège, sous la direction de Pierre Bartholomée. Chaque version est différente, puisque les musicologues n’ont pas fait les mêmes choix pour compléter l’œuvre. Ce que l’on entend n’est donc qu’une idée de ce qu’aurait pu devenir l’œuvre si Schubert avait pu la conduire à son terme.

Pour « le Comte de Gleichen », il n’existe à ma connaissance qu’une seule version réalisée par un ensemble de Cincinnati que j’ai acquis également.

Si je dois donner mon avis, ces deux œuvres ne sont pas du niveau des œuvres de Schubert de 1828.

Les musicologues qui ont retravaillé ces œuvres sont certainement très érudits et talentueux mais ils n’ont pas le génie de Schubert.

On trouve alors de ci de là quelques mélodies ou idées intéressantes, mais rien qui n’élève l’âme ou nous fait vibrer dans les profondeurs.

Ce sont des curiosités mais qui n’ont pas leur place dans cette collection inestimable des œuvres de 1828.

<1456>

Mardi 1 septembre 2020

«Le quintette en ut pour deux violons, alto et deux violoncelles D. 956»
Franz Schubert

Et Schubert composa cette œuvre qu’on désigne souvent sous le nom du quintette pour deux violoncelles.

En matière d’art, surtout quand nous nous situons à des sommets, il n’est pas possible de hiérarchiser, de faire un classement.

Comparer Rembrandt et Van Gogh pour dire qui est le plus grand n’a pas de sens.

Et à l’intérieur des œuvres de Rembrandt dire que la « Ronde de nuit » ou « La fiancée juive» est sa plus grande œuvre n’a pas davantage de pertinence.

Il n’est donc pas possible de désigner la plus grande œuvre de Schubert.

Cependant si je m’adonne à ce jeu qui consiste à désigner le disque de musique unique que j’aurai le droit d’emporter sur une île déserte, je n’ai pas beaucoup de doute. Depuis mes 20 ans jusqu’à présent, ma réponse est toujours la même : « Le quintette en ut D 956 de Schubert, écrit au courant de l’été 1828 et terminé en septembre. »

Christine Mondon parle de l’opus magnum.

« Que dire du Quintette pour cordes (D956), l’opus magnum de la musique de chambre ? […] Ce quintette appelle au recueillement, à une écoute ressentie et éprouvée en profondeur. »
Christine Mondon : « Franz Schubert, Le musicien de l’ombre », pages 225

Marcel Schneider cite Schumann qui exalte la qualité des Trios pour violon, violoncelle et piano de Schubert, pour ajouter :

« Il me semble pourtant que Schubert a réussi à pousser l’aventure encore plus loin et à donner l’œuvre la plus accomplie de ce que qu’on peut appeler la fusion du lyrisme dans la musique de chambre avec son Quintette en ut pour deux violoncelles, qu’il écrivit en août septembre 1828. […] Comme il ne fut publié qu’en 1853, Schumann en a-t-il pris connaissance ? […] »
Schubert, Marcel Schneider, collection Solfèges, page 135

Jean-Marc Geidel est un médecin, mais aussi un passionné de musicologie et de Schubert. Il a écrit un roman : « Le Voyage inachevé – Une fantaisie sur Schubert. » publié par les éditions de l’Harmattan. Le quintette en ut occupe une position centrale dans ce livre. Interviewé par Resmusica « Il y a la musique, et il y a Schubert » que je vous invite à lire, il dit :

« Il y a trente ans, je considérais déjà le quintette à deux violoncelles comme étant la plus belle œuvre jamais écrite parmi celles que je connaissais. »

Et il ajoute des paroles qui résonnent en moi :

« […] L’émotion que j’écoute en écoutant Schubert est d’une autre sorte que celle que me procure en général la musique. Pourtant les immenses trésors du Quintette se réduisent à une simple partition. Il y a là quelque chose d’irréductible à la raison, d’aussi mystérieux que l’amour. L’amour ce n’est pas simplement de l’amitié en mieux ou en plus fort. Il y a un saut qualitatif, un changement de nature du sentiment. Les émotions que l’on ressent sont de l’ordre de l’énigme. Elles ont trait à notre être profond dans ce qu’il a de plus impénétrable. Comme on est dans le domaine de l’ineffable, les mots semblent toujours trop étroits ou un peu à côté. En exergue du livre de Brigitte Massin, consacré à Schubert en 1977, on pouvait lire ce jugement de Max Jacob, à propos d’Apollinaire : « Il ne comprend rien à la musique, il n’aime que Schubert ». On sent qu’il y a chez Schubert quelque chose qui est de l’ordre du défi à la musique, comme il y a chez les « amoureux de Schubert » une sorte de défi à l’académisme musical. »

La musique de Schubert constitue un mystère. Le plus souvent et particulièrement pour le quintette, c’est une musique qui immédiatement vous touche et vous parle. Pourtant du point de vue de la technique et même de la science musicale, les spécialistes ont du mal à expliquer, à justifier et simplement à comprendre.

On pourrait penser que cette phrase « Il ne comprend rien à la musique, il n’aime que Schubert » constitue un jugement péremptoire d’un esprit embrumé dans un moment d’égarement.

Mais on lit que Pierre Boulez a eu ce jugement :

« Si Schubert a écrit une seule note de musique, cela veut dire que je n’ai rien composé du tout. »

A mon humble avis, si on prend cette phrase au premier degré, je pense que c’est la deuxième proposition qui est la plus vraisemblable.

Lors d’une tribune des disques consacrée au quintette j’ai entendu un critique, dont j’ai opportunément oublié le nom, affirmer que cette œuvre était mièvre. Expression que le Larousse définit par les mots de fade et affecté.

Dans le livret qui accompagne la très belle version du quintette par le quatuor Alban Berg et Heinrich Schiff, le musicologue Philippe Andriot explique :

« Si les mots sont généralement bien pauvres pour donner une idée de la musique, dans le cas d’œuvres de la nature du Quintette en Ut majeur de Schubert, ils semblent non seulement hors de proportion mais presque insignifiants. […] il n’est pas de compositeur qui ait davantage prêté à la confusion des analyses. […] Quant à l’œuvre elle-même, un siècle et demi après, elle est encore l’objet d’analyses divergentes, contradictoires même, parfois de confusions, et n’a en tout cas pas acquis cette homologation inattaquable qui lui ouvrirait les oreilles et les cœurs comme elle les ouvre à la moindre page d’un Bach ou d’un Beethoven. C’est quelle porte en elle un élément rebelle à l’analyse, non seulement rebelle, mais qui interdit toute classification facile, se refuse à toute assimilation confortable, entraîne la création dans une fuite éperdue au moment où l’on croit pouvoir en définir les bornes. Cet élément qu’aucun compositeur n’a possédé en un tel état de pureté, c’est le rêve. Un rêve qui, bien sûr, débouche directement sur un ailleurs illimité. « J’ai parfois l’impression de ne pas appartenir à ce monde » aurait dit Schubert. Un rêve qui ne peut s’épanouir complétement sans aborder des domaines lointains, inexplorés, mystérieux. »

Si on essaye de replacer cette œuvre dans l’histoire de la musique occidentale et plus précisément la musique de chambre, il faut rappeler que depuis Haydn, le cœur de la musique de chambre pour cordes se trouve dans la forme du quatuor à cordes : deux violons, alto, violoncelle.

C’est dans cette forme que Beethoven a composé ses plus grands chefs d’œuvre. Haydn, Mozart, Chostakovitch, Debussy, Ravel et Dutilleux ont aussi écrit des quatuors à cordes inoubliables.

Schubert en a écrit de très beaux et deux chefs d’œuvres : Le quatuor N°14 « La jeune fille et la mort » D. 810 et son dernier quatuor à cordes N°15 D. 887, tous les deux terminés en 1826. Les deux liens renvoient vers des interprétations exceptionnelles le 14 par l’Alban Berg quartett et le premier mouvement du 15 par le Quatuor Belcea.

Autour de cette forme idéale, se sont construits d’autres formes et notamment des quintettes.

Les quintettes avec piano dans lesquelles le compositeur ajoute un piano au quatuor à cordes. Cette forme a aussi donné naissances a des œuvres admirables de Schumann, Brahms, Dvorak, Franck, Chostakovitch.

Et Schubert a écrit un quintette avec piano. Mais là comme pour le quintette en ut, il a été disruptif.

En effet, dans le quintette de la truite D. 667 composé en 1819, à 22 ans ! Schubert a exclu le second violon et a ajouté une contrebasse.

Pour renforcer les basses et apporter un autre équilibre à l’ensemble.

Pour le quintette en ut, il n’a pas non plus suivi les normes en usage. C’est Mozart qui a donné ses lettres de noblesse au quintette à cordes, il en a composé 6 dont deux merveilles (K 515 et 516), en ajoutant un second alto au quatuor à cordes. Brahms va reprendre cette formule pour composer ses deux beaux quintettes à cordes.

J’avais lu qu’avant Schubert, Luigi Boccherini (1743-1805) avait inventé le quintette avec deux violoncelles. Plein d’espoir j’ai acheté un coffret prétendant regrouper les principaux quintettes de Boccherini. J’ai été très déçu, c’est d’un ennui…

Dans le D. 956 de Schubert, dès les premières mesures on entre dans un monde d’émotion et de temps suspendu.

Voici ce début par <Le quatuor Ebène et Gautier Capuçon>

Volker Scherliess dans le livret accompagnant une des meilleures versions de cette œuvre, la dernière version du quatuor Amadeus avec Robert Cohen, écrit :

« Le début est déjà inexplicable, mystérieux : la tonalité fondamentale ut majeur est transformée dès le deuxième accord, passant à l’ut mineur pour revenir ensuite au majeur. De telles tensions qui tantôt se voilent, tantôt se dévoilent, sont fréquentes dans ce quintette. En donner une explication de technique, compositionnelle n’avance guère. »

La beauté ne s’explique pas, l’entrelacement des différentes voies ouvre à chaque moment d’autres perspectives qui sont autant de respiration de l’ineffable.

Et après ce mouvement où on pense qu’on a atteint les sommets ultimes, vient l’adagio. Marcel Schneider écrit à propos de l’Adagio ;

« Cette fois, le développement est d’une simplicité absolue : la grandeur de l’inspiration, la profondeur du sentiment sont telles que Schubert n’a pas eu besoin de recourir aux subtilités de la technique. Les instruments jouent souvent à l’unisson, les reprises sont nombreuses : seul un interlude plus violent vient rompre l’atmosphère de douceur, de sérénité divine, de tristesse impalpable qui baigne tout l’adagio. On admire que Schubert ait osé concevoir un mouvement qui dût si peu à la science et tant à l’effusion lyrique et qui ainsi fait, pût soutenir la comparaison avec les plus nobles œuvres de la musique »
Schubert, Marcel Schneider, collection Solfèges, page 136

Françoise Dolto a écrit un livre admirable sur la solitude : « Solitude ». A la fin de son ouvrage, un chapitre : « La mort : clameurs et chuchotements » commence ainsi :

« Solitude, pour nous vivants, pleins de sève, tu es, épreuve insolite d’être sans savoir, qui nous fait languir d’un visage en qui nous connaître, avec qui nous reconnaître et découvrir par-delà nos dissemblances et nos différences, par-delà nos séparations dans le temps et l’espace, la joie de la communication, l’ardeur d’un vivre qui, dans chacun de nos corps, à ses besoins, à ses limites réduit est à sa détresse confiné ».

C’est un ouvrage exigeant mais en introduction Françoise Dolto donne une clé :

« Alors, ceux qui comme Don Juan, n’apprécient ni le papier, invention des guêpes cartonnières, ni les longs discours, s’ils veulent toutefois apprendre un peu sur Solitude – Soledad, peuvent, à la place, écouter avec un plaisir infini l’Adagio du Quintette à cordes de Schubert … »

Voici l’adagio par <le Quatuor Parisii et Emmanuelle Bertrand> enregistré le 23 juin 2020 par France Musique.

Arrivé à ce niveau d’émotion, il faut redescendre. Le troisième mouvement, le scherzo emprunte un caractère orchestral, ce qui signifie qu’on peut penser parfois que les cinq musiciens constituent un orchestre au complet. Une impression de tempête se dégage parfois dans des harmonies somptueuses interrompu par le trio que Marcel Schneider décrit ainsi

[Le trio] fait entendre une étrange musique, « languissante et funèbre » eut dit Gérard de Nerval, où les instruments sont employés dans leur registre le plus grave, et qui s’oppose à la vivacité du scherzo […] de sorte que la reprise du scherzo prend un accent angoissé que n’avait pas l’exposition »
Schubert, Marcel Schneider, collection Solfèges, page 136

Puis, le quatrième mouvement est par contraste beaucoup plus léger. Marcel Schneider écrit :

« Le final, allegretto, qui revient au ton principal, ramène à la légèreté. Nouvelles surprises : nous nous attendions à une autre fin, mais soit que Schubert veuille affirmer une joie ingénue qu’il ne possède plus de puis 1823, soit qu’il espère se concilier les puissances qu’il ne faut pas nommer en agissant comme un musicien que ne tourmentent pas les soucis, soit enfin que par modestie il décide de terminer de façon ordinaire cette œuvre extraordinaire, il nous offre une conclusion d’allure populaire, sans prétention, qui évoque les réunions amicales des tavernes viennoises, comme si, après avoir plongé dans les ténèbres de son âme et nous en avoir révélé les mystères, Schubert voulait remonter à la surface et nous laisser le souvenir de son apparence habituelle, comme si les angoisses, les nostalgies et les visions célestes du Schubert des heures solitaires cédaient le pas à l’image qu’offrait l’homme extérieur.»
Schubert, Marcel Schneider, collection Solfèges, page 136

Je laisse la conclusion à ce même auteur :

« Le Quintette en ut appartient à la musique de chambre, mais il est aussi autre chose : une intuition de l’au-delà, un fragment de la musique ininterrompue du monde. »
Schubert, Marcel Schneider, collection Solfèges, page 167

Pour cette œuvre non plus, Schubert ne verra ni sa première exécution publique, ni son édition. La première aura lieu le 17 novembre 1850 au Musikverein de Vienne par le Quatuor Hellmesberg et le violoncelliste du théâtre impérial Josef Stransky. L’œuvre sera publiée sous le n° d’opus 163 en 1853 par la maison viennoise de C. A. Spina, successeur du célèbre éditeur Anton Diabelli, qui avait publié en 1838 les trois dernières sonates pour piano de Schubert D. 958 à D. 960.

Actuellement, l’édition du Quintette de 1853 constitue la source connue la plus ancienne, son autographe étant introuvable.

Il est possible de trouver sur Internet de très belles interprétations :

D’abord un enregistrement de 2018 du <Quatuor Emerson et du violoncelliste David Finckel>

Puis une version fougueuse de jeunes musiciens entrainés par la flamboyante <Janine Jansen>

Et une <troisième> qui montre une rencontre étonnante de cinq musiciens membres de cinq quatuors à cordes parmi les plus réputés :

  • Norbert Brainin, Quatuor Amadeus, premier violon
  • Earl Carlyss, Quatuor Juilliard, second violon
  • Piero Farulli, Quartetto Italiano, alto
  • Stefan Metz, Quatuor Orlando, premier violoncelle
  • Valentin Berlinsky, Quatuor Borodin, second violoncelle

Et pour les enregistrements audiophiles, j’ai déjà évoqué plusieurs interprétations de ce quintette, mais j’ai gardé pour la fin ce choix éminent et subjectif du disque de l’ile déserte.

Il s’agit pour moi de l’interprétation viennoise du Quatuor Weller avec Dietfried Gürtler.

Ce n’est pas l’interprétation avec laquelle j’ai découverte l’œuvre. Cette découverte je la dois à mon frère Gérard qui avec l’ensemble auquel il participait, l’Octuor de Paris, a joué dans les lieux de concert les plus réputés du monde et ainsi a également joué au Festival Prades qui a été créé par Pablo Casals et avec lequel notre premier ministre actuel Jean Castex a un lien particulier.

Et c’est en revenant de ce festival que Gérard m’a fait découvrir l’enregistrement réalisé pendant un festival précédent par Pablo Casals, Isaac Stern, Alexander Schneider, Milton Katims et Paul Tortelier.

Mais immédiatement après j’ai « rencontré » l’interprétation intemporelle du Quatuor Weller.

Pour finir, je voudrais quand même balayer les propos stupides de Pierre Boulez par l’avis éclairé d’un autre compositeur contemporain et chef d’orchestre émérite : Hans Zender (1936-2019) :

« Les dernières œuvres de Schubert contiennent des germes qui ne s’épanouiront que des décennies après leur mise au jour, chez Anton Bruckner, Hugo Wolf, Gustav Mahler »

C’est bien sûr lui qui a raison. On peut être intelligent comme Boulez, mais être aveuglé par son dogmatisme. Boulez qui n’aimait pas non plus Chostakovitch et Britten qui eux adoraient Schubert.

<1455>

Vendredi 28 août 2020

«La dernière œuvre D. 965»
Franz Schubert

C’est encore mon père qui m’a guidé vers cette œuvre :

« Ecoute-bien Alain, c’est la dernière œuvre de Schubert »

« Le pâtre sur le rocher D 965» en allemand « Der Hirt auf dem Felsen ».

C’est un lied mais auquel Schubert a ajouté, de manière disruptive dirions-nous aujourd’hui, une clarinette.

Dès le premier mot du jour de cette série, en m’appuyant sur le fameux catalogue Deutsch qui a réalisé, autant que possible, le classement chronologique des œuvres de Schubert, j’affirmais que les œuvres de 1828 occupent les numéros de 937 à 965. Il est donc bien clair que l’œuvre portant le numéro D. 965 constitue la dernière œuvre de Schubert.

C’est une œuvre absolument magnifique.

Brigitte Massin la décrit ainsi :

« Mais le Pâtre sur le rocher n’est pas à proprement parler un lied. C’est un petit air de concert. Il a été commandé par Anna Milder-Hauptmann à Schubert, et elle ne le recevra que quelques mois après la mort du compositeur »

Anna Milder-Hauptmann (1785 – 1838) était une grande cantatrice d’opéra en ce début du XIXème siècle. C’est elle qui créa le rôle-titre de la Léonore de Beethoven, première version de Fidelio seul opéra de Beethoven. Et c’est aussi elle qui fut choisie par Mendelssohn pour chanter la partie soprano lors de la première interprétation depuis la mort de Bach de la Passion selon Saint Matthieu, le 11 Mars 1829 à Leipzig.

C’était donc une des plus grandes chanteuses de son époque et elle n’ignorait rien du talent de Schubert dans le domaine du Lied. Elle était d’ailleurs une de ses amies.

Ce lied est constitué par l’amalgame de deux poètes la partie la plus importante du texte (le début et la fin) a été écrite par le poète Wilhem Müller qui est aussi l’auteur de la Belle meunière et du Voyage d’hiver, la partie centrale a été écrite par Karl August Varnhagen von Ense.. Pendant longtemps on a cru que c’était l’œuvre d’Helmina von Chézy qui est aussi la poétesse de Rosamunde, mis en musique par Schubert. C’est ce que Brigitte Massin écrivait encore dans sa biographie que je possède et imprimé en 1977.

Ce lied est d’une difficulté extrême pour la soprano. Il évoque un berger heureux dans la montagne contemplant la vallée. Mais, comme souvent, le lied, bascule ensuite dans un climat plus triste : il est question d’une bien aimée lointaine, de la solitude, de la nostalgie.

Mais la dernière strophe est pleine d’espoir :

Der Frühling will kommen,
Der Frühling, meine Freud’,
Nun mach’ ich mich fertig
Zum Wandern bereit

Bientôt ce sera le printemps.
Le printemps, ma joie.
Il me faut me préparer
Prêt à partir en voyage

Dans <Wikipedia> vous pouvez lire l’intégralité du poème.

Brigitte Massin écrit à propos de cette fin :

« Le printemps, invitation au voyage, nourrit une dernière fois l’éternel grand rêve de liberté »
Brigitte Massin, Schubert, page 1290

Le plus parlant est certainement de l’écouter, par exemple dans cette <interprétation de Kathleen Battle> accompagnée par James Levine et surtout par le merveilleux clarinettiste de la Philharmonie de Berlin : Karl Leister

Si vous privilégiez la voix, il faut plutôt écouter <Margaret Price>

Mais la science des musicologues a progressé et il a été établi que Schubert avait écrit et fini un autre lied après le Pâtre sur le rocher. C’était un lied connu, puisque l’éditeur Tobias Haslinger, que j’ai déjà évoqué, avait inclus initialement ce lied comme le 14ème lied du chant du cygne. Il portait donc le numéro D. 957 / 14. Cela ajoutait un troisième poète à ce cycle créé artificiellement par l’éditeur : Johann Gabriel Seidl.

Ce lied a pour titre « Die Taubenpost » (« Le pigeon voyageur »).

Le catalogue Deutsch avait donc fait une erreur de chronologie, il a fallu ruser et on trouva la solution de lui donner le numéro D. 965 A.

Ce lied n’a rien à voir avec les terribles et modernes lieds composés sur les poèmes de Heine « Der doppelgänger » ou « Die Stadt ».

C’est un poème tendre, léger, « témoin de l’entrain de Schubert en octobre 1828 » écrit Brigitte Massin.

Il faut l’écouter par le jeune Dietrich Fischer-Dieskau accompagné déjà par Gérald Moore en 1957, je n’étais pas encore né.

Il est de plus en plus rare que les chanteurs intègrent ce lied dans le cycle du chant du cygne, tant il y a rupture entre les lieds sur les poèmes de Heine et celui-ci.

Schubert travaillait aussi, lors de ces dernières semaines, sur deux œuvres qu’il a laissé inachevées : sa 10ème symphonie dont la partition était près de son lit et un début d’opéra dont le titre aurait été « Le Comte de Gleichen »

Mais concernant les œuvres terminées, celles qu’on peut écouter et qui sont enregistrées il y a ces deux lieds : « Der Hirt auf dem Felsen D.965». et « Die Taubenpost  D.965A»

Et pourtant ce n’est pas encore la dernière œuvre achevée.

Je ne sais pas si en racontant la motivation qui a conduit à l’écriture de cette œuvre qui a été numérotée D. 965 B, il faut en sourire ou en pleurer.

Franz Schubert était un des plus grands génies de la musique. Subitement dans les dernières semaines de sa vie, un doute le saisit, il pensait qu’il avait des lacunes théoriques. Il pris, alors, de son temps précieux pour aller prendre des cours de contrepoint auprès d’un professeur célèbre de Vienne qui fut aussi le professeur d’Anton Bruckner : Simon Sechter né 9 ans avant Schubert en 1788 mais décédé, bien plus âgé, le 10 septembre 1867 à Vienne.

Grâce à Wikipedia, j’ai appris qu’il fut un compositeur particulièrement prolifique (environ 8000 œuvres). Par hasard, j’ai trouvé sur internet une œuvre qu’il a écrite pour orgue en l’honneur de Schubert : « Fuge Dem Andenken des zu früh verblichenen Franz Schubert », ce qui signifie Fugue à la mémoire du trop tôt disparu Franz Schubert.

Schubert pris donc une leçon de contrepoint, il ne put aller à la suivante et après il est mort.

La dernière œuvre achevée de Schubert est une Fugue, qu’il avait écrite à la demande de Simon Sechter et qu’il devait lui présenter à la leçon suivante :

« L’histoire de l’œuvre de Mozart s’interrompt sur la Flûte enchantée et la dernière « Cantate maçonnique » ; celle de Beethoven sur « les cinq derniers » quatuors ; celle de Schubert non sur quelque dernière sonate ou quelque dernier lied, mais sur les premiers feuillets d’un devoir d’apprenti. On en demeure bouleversé, tellement c’est « ressemblant » par rapport au destin de l’homme, à cette fatalité de la modestie au sein de laquelle ce génie inventa sa liberté la plus profonde. Et on ne peut aussi s’empêcher de penser qu’un tel genre d’interruption est salutaire pour en finir avec la mystification de la mort comme point final, de la mort comme acte décisif qui donnerait à la vie son sens suprême.
On meurt presque toujours sur trois points de suspension… »
Brigitte Massin, Schubert, page 1294

<1454>

Jeudi 27 août 2020

«Trois Klavierstücke D. 946»
Franz Schubert

Lors de l’année 1828, le Catalogue Deutsch répertorie la composition de 46 œuvres, une majorité de lieder (22) et en deuxième position, en nombre, des œuvres pour piano (11).

J’ai commencé d’ailleurs par une œuvre pour piano à 4 mains : « la Fantaisie D. 940 », sommet absolu de la musique de piano à 4 mains

Puis après avoir présenté la symphonie en ut, seule œuvre orchestrale de 1828, j’ai présenté successivement les trois dernières sonates de piano qu’il a écrits les unes derrière les autres : D. 958, D. 959, D. 960. J’exprimai alors la conviction que s’il existait quelques rares autres sonates de piano, comme les trois dernières de Beethoven par exemple, qui peuvent prétendre se hisser à ce niveau de perfection et de musicalité, il n’en est pas qui les dépasse.

Et entre la fantaisie et ces trois sonates Schubert a écrit trois pièces qui sont entrées dans la postérité sous le nom de « trois Klavierstücke D. 946 ». En traduction littérale on doit dire trois « morceaux de musique »

Ces trois pièces n’ont été publiées que 40 ans après leur composition. C’est, en effet, en 1868 que Johannes Brahms publia ces œuvres et leur donna le titre de Klavierstücke.

Aujourd’hui, les spécialistes pensent que Schubert avait pensé entamer une nouvelle série de quatre impromptus dont il ne composa que les trois premiers.

Schubert a écrit deux séries de quatre impromptus qui pendant longtemps ont été connus sous le nom d’Opus 99 et d’opus 142. Nous savons que cette classification en numéro d’opus qui suit l’ordre de publication des œuvres de Schubert est désormais obsolète car elle se heurte à la double limite que la plus grande part des œuvres de Schubert ne fut pas publiée de son vivant et que celles qui furent publiées ne suivaient pas du tout l’ordre de composition.

Désormais, ces deux séries d’Impromptus sont connus sous les numéros D 899 et D 935. Quand on sait que la première œuvre que le catalogue Deutsch situe en 1828 est le lied D. 937 « Lebensmut » (« Courage de vivre »), on saisit que ces œuvres ont été composées très peu de temps avant 1828. Les D. 935 furent composées comme leur numéro l’indique dans les derniers jours de décembre 1827.

Il s’agit d’un autre sommet de la musique de piano.

Marcel Schneider explique page 98 de son ouvrage que Schubert inventa cette forme de pièces libres pour piano auxquelles il donna le nom d’Impromptus ou de Moments musicaux (D. 780) et que Schumann, Liszt et Chopin l’utiliseront à leur tour.

Pendant longtemps, les œuvres de piano de Schubert ne furent pas enseignés au conservatoire de Vienne, la ville de Schubert, jusqu’au début du XXème siècle. Ce fut Artur Schnabel qui commença à jouer ces œuvres. J’ai entendu récemment, à la radio, qu’Artur Schnabel pendant qu’il enregistrait aux studios d’Abbey Road à Londres, dans les années 1930 rencontra un autre grand pianiste, il me semble que c’était Rachmaninov, quelqu’un de ce niveau-là en tout cas, qui enregistrait aussi. Ce dernier demanda à Schnabel, ce qu’il enregistrait et quand la réponse fut « Des sonates de Schubert », l’autre grand pianiste rétorqua :

« Ah bon, Schubert a écrit des sonates de piano ? ».

Depuis, les choses ont bien changé.

Et quand on demanda à Daniel Barenboïm de jouer à la cérémonie funèbre de jacques Chirac, à l’église Saint Sulpice, il interpréta <l’impromptu D935 N°2>

Brigitte Massin précise que le manuscrit de Schubert porte en tête du premier morceau « mai 1828 ».

Ces trois œuvres sont au niveau des autres impromptus.

En introduction à son disque de 2014 dans lequel elle interprète le D. 946, Yulianna Avdeeva écrit :

« Les Drei Klavierstücke figurent à mon sens parmi les œuvres pianistiques les plus profondes et les plus personnelles. La partie principale du n°1 en mi bémol mineur, avec ses triolets palpitants à la main gauche et ses brèves exclamations à la droite, crée un climat dramatique et agité. […] Le Klavierstück n°2 en mi bémol majeur est un grand morceau lyrique pourvu de deux trios, en ut mineur et la bémol mineur. Cette dernière section, avec sa belle ligne vocale toute simple et l’accompagnement qui la sous-tend, est à mon avis l’une des déclarations les plus personnelles et les plus émouvantes de tout le répertoire classique. Quant au n°3 en ut majeur, il regorge de syncopes et possède un caractère très joyeux. . […] Dans la coda (elle aussi construite sur des syncopes), Schubert nous mène à l’apogée de la luminosité et de la joie. »

Schubert nous mène à l’apogée de la luminosité et de la joie, je pense qu’elle a raison.

Moi j’entrerai dans ces œuvres par le numéro 2, interprété ici par <Paul Lewis> 

Il commence par une petite mélodie lyrique qui vous entraîne dans un doux rêve et puis je laisse la parole à Brigitte Massin :

« Quelques mesures de conclusion, comme pour un lied, bouclent sur elle-même cette exposition d’un univers rassurant, dépourvu d’agressivité.
L’absence de transition rend d’autant plus violent le contraste qu’impose le premier couplet : libération des fantasmes de terreur et d’obscurité, univers du fantastique et des ténèbres intérieures. En une page, un condensé de toutes les expériences de Schubert en ce domaine. »
Page 1245

La main gauche émet, au moment de cette transition, un grondement qui laisse présager les plus grandes épreuves. Schubert avec un piano crée un monde, un univers de complexité et de clair-obscur.

Pour entrer ensuite dans le premier acte de cette œuvre, qui en compte trois,  je vous propose d’écouter l’immense interprète de Schubert et de Beethoven : <Alfred Brendel : Klavierstücke D. 946 No. 1>

Et puis le troisième, le plus court je le confierai à <Maria Joao Pires joue Klavierstücke D. 946 No. 3>

D’ailleurs s’il faut conseiller un CD, un seul, je prendrai celui de Maria Joao Pires toute en sensibilité et intériorité.

Ce disque a pour titre « Le voyage magnifique ».

Liszt comparait ces œuvres de Schubert à un « trésor divin ».

<1453>

Mercredi 26 août 2020

«Messe en mi bémol majeur D. 950»
Franz Schubert

Schubert a composé 6 messes latines et un petit bijou en allemand qui s’appelle « Messe allemande » et a été composé en 1826 et 1827 <En voici un court extrait>

Pour les 6 messes latines, il faut distinguer les quatre premières qui sont des œuvres de jeunesse composées entre 1814 et 1816, Schubert avait donc entre 17 et 19 ans et les deux dernières qui constituent des œuvres majeures..

Un des biographes de Schubert, Marcel Schneider, écrit  à propos de ces 4 premières messes :

« Ses messes restent des compositions décoratives, faites pour sonner dans des églises baroques, aux couleurs claires, à la décoration surchargée. […] Ce sont des œuvres courtes, naïvement touchantes, où la candeur remplace la solennité, le charme la grandeur »

Schubert, Marcel Schneider, collection Solfèges, page 139

Le jugement est un peu sévère et il ne faut pas oublier que Schubert avait moins de 20 ans. On y trouve cependant des beautés. Pour sa 4ème messe, il a en outre composé un nouveau Benedictus qui fait partie de ses toutes dernières œuvres puisqu’elle porte le numéro D. 961.

Vous trouverez derrière <ce lien> les deux Benedictus enchainés le premier de 1816 et le second de 1828 et vous entendrez que la version de 1816 ne démérite pas.

Il faut reconnaître cependant que ces premières messes n’ont rien à voir avec les deux dernières que Schubert a appelées Missa Solemnis.

Ma vie musicale a été jalonnée de rencontre avec des œuvres, rencontre dont pour beaucoup je me souviens encore des circonstances. A la fin des années 1970, dans ma région natale de l’est lorrain, un homme portant le nom Oudart avait forgé le projet de réunir des musiciens amateurs, des choristes et d’inviter 4 chanteuses et chanteurs solistes pour jouer en concert la Messe N°5 en en la bémol majeur D.678. Il avait demandé à mon père d’assurer le rôle de premier violon solo. J’assistais bien sûr au concert qui eut lieu à Sarreguemines. Ce fut ma première rencontre avec cette œuvre composée entre 1819 et 1822, évènement rare pour Schubert de mettre 3 ans pour finir une œuvre.

Bien sûr, depuis ce concert, j’ai entendu des interprétations plus abouties et techniquement plus irréprochables mais le souvenir associé à ce moment de beauté et de grâce reste brulant. Dans ma tête il y a toujours la réminiscence de l’« Hosannah » qui finit le <Sanctus> de cette messe et qui constitue une ouverture vers le divin.

La Messe en la bémol majeur est très belle mais comme l’écrit un Marcel Schneider, cette fois convaincu :

« Schubert se surpassera pourtant […] dans l’admirable Messe en mi bémol de l’été 1828 »
Page 140

Nous sommes bien en présence d’un autre chef d’œuvre ineffable que Schubert a écrit lors de cette extraordinaire année 1828.

Selon Brigitte Massin, la messe en mi bémol a été commencée probablement en juin 1828, elle ajoute :

« Il est probable qu’elle a été commandée à Schubert dans les mêmes conditions que le chœur « Glaube, Hoffnung und Liebe » quasi contemporain D. 954 car elle sera exécutée, presque un an après la mort de Schubert, le 4 octobre 1829, et sous la direction de son frère Ferdinand, dans cette même église du faubourg viennois de l’Alsergrund, pour laquelle avait été écrit et où avait été déjà exécuté, en septembre 1828, le chœur en question. »
Page 1248

Il s’agit encore d’une de ces œuvres exceptionnelles que Franz Schubert a laissé à l’humanité sans n’avoir jamais entendu, de son vivant, une interprétation de la musique qu’il avait écrite.

Mais les messes de Schubert ne peuvent pas ou du moins ne pouvait pas être jouée lors d’un office religieux catholique, parce que Schubert prenait des libertés avec le texte. Brigitte Massin répertorie toutes les omissions qu’il a pratiquées :

« Du point de vue de l’attention portée au texte liturgique, la même irrégularité se manifeste ici de la part de Schubert que dans les messes précédentes, et surtout dans la Messe en la bémol achevée en 1822 .

Dans le Gloria, les omissions portent sur « Domine Fili unigenite » et « Jesu Christe, Filius Patris » (cette dernière affirmation sera pourtant mise en musique ensuite dans le même Gloria: « Agnus Dei, Filius Patris »).

Omission encore de « Suscipe deprecationem nostrarn » et de « Qui sedes ad dexteram Patris », et finalement omission de la proclamation « Jesu Christe » après le «Tu solus altissimus ».

Dans le Credo : omission, au début, du « Patrem omnipotentern » pour la personne de Dieu le Père, du «Genitum non factum » pour celle du Fils, surtout de « Et Unam Sanctam Catholicam et Apostolicam Ecclesiam», dogme absent de toutes les messes de Schubert, et cette fois encore, comme pour la Messe en la bémol, omission de « Et exspecto resurectionem mortuorum. »

On pourrait développer chacun de ces oublis, mais je ne m’arrêterai que sur l’un d’entre eux : un oubli systématique dans toutes les messes, dans le Credo, de cette phrase : « Et Unam Sanctam Catholicam et Apostolicam Ecclesiam», c’est à dire « Je crois en l’Église, une, sainte, catholique et apostolique. »

C’est lors du Concile de Nicée en 325, premier concile qui réunit tous les évêques de l’Empire Romain que fut adopté la profession de foi chrétienne qui énumère les points fondamentaux de la croyance. On l’appelle le « symbole de Nicée ». Pour les amoureux d’Histoire, il fut complété lors du concile de Constantinople de 381.

Il faut se remettre dans le contexte. Nous ne sommes pas dans la France de Charlie Hebdo et du début du XXIème siècle, nous sommes au début du XIXème siècle, dans le très catholique Empire Austro-Hongrois, nous sommes à Vienne. Franz Schubert est né dans une famille très catholique, dans une société très catholique, un empereur  et un gouvernement très catholique.

Et ce jeune homme, timide, discret qui n’ose pas se mettre en avant, à 17 ans, décide d’enlever du Credo en ne le mettant pas en musique : « Je crois en l’Église, une, sainte, catholique et apostolique. ». Et il va réitérer ce défi, lors de toutes les messes suivantes jusqu’à sa dernière, la messe en mi bémol composé en 1828.

Pour saisir l’ampleur de ce geste, il faut savoir que le Panthéiste Beethoven dans sa Missa Solemnis  comme dans sa Messe en ut, n’a pas eu cette audace Lui a mis en musique qu’il croyait en l’Église, une, sainte, catholique et apostolique.

Et Jean-Sébastien Bach, le luthérien, le protestant lui aussi dans sa Messe en Si fait chanter : « Je crois en l’Église, une, sainte, catholique et apostolique. ».

Beethoven, non ! Bach, non ! Mais Schubert oui, il a osé cette modernité de ne pas se cacher et dans la mesure où il ne chérissait pas l’Église catholique, de ne pas faire résonner la croyance en l’Église.

Contrairement à la Messe N°5, les solistes ne jouent pas un grand rôle dans cette œuvre qui donne la première place au chœur. Brigitte Massin écrit :

« La Messe en mi bémol est essentiellement chorale. Elle apparaît comme le prolongement de l’expérience musicale réalisée dans la Messe allemande de 1827. Aucune recherche d’un style brillant, le chœur (soprano, alto, ténor et basse) intervient par larges plans, chantant le plus souvent une note par syllabe, peu soucieux d’ornements et de fioritures. La respiration est plus ample que dans la Messe allemande, l’air circule davantage dans la partition, c’est ainsi qu’aux épisodes de l’affirmation du chœur succède souvent, dans une large plage de silence choral, une intervention orchestrale. Les solistes n’ont, pour leur part, qu’un rôle très restreint d’alternance avec le tutti du chœur.  »

Il y a en fait un seul passage qui donne une place première aux solistes c’est le « Et incarnatus est » du Credo dans lequel Schubert confie au chant du violoncelle la préparation de l’épisode le plus humain du Credo : « il a pris chair de la Vierge Marie, et s’est fait homme.». »

Vous pouvez entendre ce moment dans l’interprétation de <Claudio Abbado – Et incarnatus est »

Brigitte Massin conclut :

« Entre la glorieuse Messe en fa des débuts du musicien de dix-sept ans et cette Messe en mi bémol si profondément humaine, il y a tout le trajet de l’aventure intérieure vécue par Franz Schubert. »

Pour entendre la messe dans son intégralité il est possible d’écouter et de voir <Un concert avec l’orchestre et le chœur de la radio néerlandaise de Philippe Herreweghe>.

En revanche, pour l’instant il n’y a pas d’enregistrement CD de cette messe N° 6 par Herreweghe.

J’ai jalonné le texte de ce mot du jour des quatre interprétations que je possède et entre lesquelles je ne sais pas choisir.

Dans ce mot du jour, j’ai donc parlé de Charlie Hebdo, du symbole de Nicée et de la force de caractère d’un jeune homme qui a eu le courage d’affirmer ses idées et qui surtout possédait un génie unique pour déployer le chant, la ligne mélodique, l’harmonie chorale et nous faire vibrer.

<1452>

Lundi 24 août 2020

«Le chant du cygne D. 957»
Franz Schubert

Je poursuis, avec l’objectif de l’achever, cette série commencée lors des week-ends du confinement et consacrée à la musique que Schubert a composée lors de l’année 1828, dernière année de sa courte vie.

Le grand compositeur du XXème siècle, Benjamin Britten, a affirmé que l’année 1828 fut l’année la plus féconde de l’histoire de la musique occidentale en raison de tous les chefs d’œuvre que Schubert a composé lors de cette année.

Schubert avait déjà composé bien des chefs d’œuvre avant l’année 1828, mais il est vrai qu’il y eut une densité sidérante lors des 11 derniers mois de sa vie.

Schubert fut longtemps méconnu, sauf dans un domaine, il était le maître du Lied. Il en composa 650.

Selon <Wikipedia> les lieder étaient à l’origine des chants ecclésiastiques allemands populaires et furent une source du choral luthérien.

Il s’agit d’un chant confié à une voix, rarement plusieurs, accompagnée par un piano. Par la suite, notamment Mahler, composa des accompagnements avec orchestre.

Il est commun de dire que le lied est l’équivalent allemand de la mélodie française. Mais l’article de Wikipedia souligne opportunément le

« Fait que le lied soit d’origine populaire (Volkslied) avant de s’académiser. A contrario, la mélodie est un genre savant dès le départ »

Historiquement on continue à appeler «Lied» un chant composé en allemand, en Allemagne ou en Autriche, alors que les mélodies sont le genre français et au-delà. Quand le compositeur anglais Britten compose des chants pour une voix soliste et orchestre comme « Illuminations » on parle de mélodie, non de Lied.

Schubert a aussi composé  des lieder en 1828. 13 d’entre eux seront rassemblés en un recueil appelé « Der Schwanengesang », c’est-à-dire le Chant du cygne.

Mais pourquoi le « Chant du cygne » ?

Selon <Wikipedia> c’est une légende qui remonte à la haute antiquité grecque et évoquerait le dernier chant merveilleux et tragique du cygne d’Apollon (Dieu de la mythologie grecque du chant, de la musique, de la poésie, des purifications, de la guérison, de la lumière, et du soleil) au moment où il sent qu’il va mourir.

Ce <site canadien> et <Historia expliquent que Platon a mis dans la bouche de Socrate, lors des derniers instants de sa vie (dans le Phédon), l’évocation du chant du cygne. Le philosophe, âgé de soixante-dix ans, aurait alors déclaré, juste avant de boire le poison mortel, la fameuse cigüe :

« Les cygnes qui, lorsqu’ils sentent qu’il leur faut mourir, au lieu de chanter comme auparavant, chantent à ce moment davantage et avec plus de force, dans leur joie de s’en aller auprès du Dieu dont justement ils sont les serviteurs. »

C’est pourquoi, en référence à cette légende, on appelle le « chant du cygne » le dernier témoignage d’un homme ou d’une femme, l’ultime œuvre d’un artiste, la déclaration finale d’un poète avant de partir vers la mort.

C’est bien une légende, les études scientifiques n’ont jamais constaté un tel phénomène lors de la mort d’un cygne.

Le Chant du cygne D.957 (Schwanengesang, en allemand) est donc un recueil de treize des derniers lieder de Schubert. Ce ne sont pas tous les derniers lieder, nous y reviendrons.

On parle d’un cycle. Schubert avait déjà composé deux cycles célèbres :

  • La belle meunière
  • Le voyage d’hiver

Œuvres sublimes, sur des vers du poète Wilhelm Müller qui serait resté un absolu inconnu, si ses poèmes n’avaient pas été magnifiés par la musique de Franz Schubert.

Pour le Chant du cygne c’est un peu plus compliqué. En réalité, on pense aujourd’hui que Schubert avait esquissé le début de deux cycles qui n’avaient rien à voir : les 7 premiers sur des poèmes de Ludwig Rellstab qui a un statut de notoriété proche de celui de Wilhem Müller et les 6 derniers sur des poèmes de Heinrich Heine qui serait connu sans Schubert.

Ces deux séries de lied n’ont rien à voir, mais l’éditeur Tobias Haslinger a trouvé pertinent de les assembler et de les publier à titre posthume en 1829 sous ce nom « Le chant du cygne » sous lesquels ils sont parvenus à la postérité. Il avait probablement le projet de présenter ce cycle comme le testament artistique de Schubert. Selon Brigitte Massin dans sa grande Biographie de Schubert, ces lieder ont été composés entre mai et octobre 1828

Les 7 premiers, sur les poèmes de Ludwig Rellstab sont plutôt entraînant, célébrant la nature, une certaine légèreté. Certes on y trouve aussi de la nostalgie, de la mélancolie, un peu de vague à l’âme pour l’absence de la bien-aimée, de la tristesse mais sans le tragique que raconte le voyage d’hiver.

Dans cette série le 4ème « Ständchen » traduit en français par « Sérénade » est un des plus célèbres lieds de Schubert. Mon père adorait le chanter ou le fredonner.

Il commence par une douce imploration de l’être aimée

Et il finit sur une conclusion pleine d’optimisme :

« J’attends de te rencontrer
Viens, rends moi heureux! »

En voici une très belle interprétation par <Barbara Hendricks et Radu Lupu>.

Mais quand une œuvre devient si célèbre elle dépasse son statut initial, par exemple est transcrite pour des instruments : <Ici une version au violoncelle jouée par Camille Thomas », elle dépasse aussi la frontière du classique <Voici une interprétation par Nana Mouskouri>

Voici les titres des 7 poèmes de Ludwig Rellstab

1 – Liebesbotschaft (« Message d’amour »)
2 – Kriegers Ahnung (« Le pressentiment du guerrier »)
3 – Frühlingssehnsucht (« Désir du printemps »)
4 – Ständchen (« Sérénade »)
5 – Aufenthalt (« Séjour »)
6 – In der Ferne (« Dans le lointain »)
7 – Abschied (« Adieu »)

Le dernier lied « Adieu » que je qualifierai de charmant est décrit ainsi par Brigitte Massin (page 1261) :

« Avec ce lied, Schubert dit « adieu » aux poèmes de Rellstab. Ravissant adieu que cette chevauchée qui entraîne d’un seul élan irrésistible les 6 strophes du poème. […] Seule, la dernière strophe […] connaît un assombrissement passager, vite balayé par le grand souffle de la cavalcade. »

Vous pouvez entendre ce moment presque d’insouciance à l’heure de la mort <ici chanté par Fischer-Dieskau>

Mais il y a le second versant du « chant du cygne » les poèmes de Heine.

Schubert écrit :

« J’ai aussi mis en musique quelques lieder du Heine qui ont énormément plu ici. »
Schubert à Probst le 2 octobre 1828, cité par Brigitte Massin page 1261

Christine Mondon dans son ouvrage « Franz Schubert, Le musicien de l’ombre » écrit :

« Selon ses amis, il est, à la lecture du recueil «Le retour» (Die Heimkehr), publié en 1826, dans un état proche du somnambulisme. Il choisit six poèmes et modifie l’ordre constitué par Heine : Der Atlas (« Atlas »), Ihr Bild (« Son image »), Das Fischermädchen (« La fille du pêcheur »), Die Stadt (« La ville »), Am Meer (« Au bord de la mer ») et Der Doppelgänger (« Le double ») »
Page 212

Cette fois, nous sommes dans le sombre, le tragique.

Le premier lied est dramatique, plonge dans la mythologie grecque et évoque la souffrance du géant Atlas « Infortuné Atlas » qui porte la terre sur son dos. Dès l’attaque du piano on constate qu’on a changé d’univers.

Pour le deuxième « Son image » qui décrit le portrait du visage aimé, Brigitte Massin écrit

« Schubert atteint sans doute ici au dépouillement le plus extrême dans sa catégorie des lieder de l’immobile. C’est la sobriété suprême »

Et puis, il y a les deux lied « la ville » et surtout « le double » dans lesquels la musique devient hallucinée, d’une expression intense. Musique visionnaire, totalement moderne, le « double » se termine en « sprechgesang », il n’y a plus de chant, plus que la violence des paroles. Schubert annonce Schoenberg un siècle plus tard. Entre temps, aucun compositeur n’ira si loin que Schubert.

Christine Mondon écrit :

« Au premier lied répond le dernier lied : le double nous glaçant d’effroi dans une immobilité hors du temps, dans le dépouillement absolu décuplant l’intensité dramatique :

Il y a aussi un homme qui regarde en l’air
Et se tord les mains de violente douleur ;
Avec horreur, lorsque je vois son visage
La lune me montre mes propres traits.

Dans la tonalité funèbre de si mineur nous avons la confession d’un cœur désespéré »

Vous pouvez écouter ce lied chanté par « Hans Hotter », et sur ce site vous avez le texte du lied et sa traduction française.

Pour l’ensemble du cycle, internet permet d’entendre <<la très belle interprétation de Matthias Goerne accompagné par Christoph Eschenbach>

En CD j’ai une préférence pour l’interprétation de Wolfgang Holzmair avec Imogen Cooper. Bien sûr les versions de Dietrich Fischer Dieskau, notamment celle avec Alfred Brendel constituent aussi une expérience inoubliable.

Dans ce mot du jour, j’ai donc parlé de Socrate, d’une légende dans laquelle on raconte que l’élégant cygne élèverait un chant divin en quittant la vie et aussi des manœuvres marketing d’un éditeur autrichien du début du XXème siècle.

Mais j’ai surtout évoqué un nouveau chef d’œuvre de Schubert, dans lequel il devient prophétique et annonce la musique du XXème siècle.

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