Mercredi 26 novembre 2014
« le salaire est inversement proportionnel au temps de station debout »
Armand Patrick Gbaka-Prédé ou « Gauz »
Dans son livre Debout-Payé
Dans son livre Debout-Payé
Un vigile s’ennuie, beaucoup. Surtout lorsqu’il sait qu’il ne sert à rien sinon à faire peur – raison pour laquelle on l’a choisi noir et costaud. Un vigile, aussi, observe et s’interroge. Par exemple, […] Sur les réactions, lorsque sonne le portique de sécurité, de l’Allemand (il « fait un pas en arrière pour tester le système »), de l’Africain (il « pointe son doigt sur sa poitrine comme pour demander confirmation ») et du Français (il « regarde dans tous les sens comme pour signifier que quelqu’un d’autre que lui est à l’origine du bruit et qu’il le cherche aussi, histoire de collaborer »). Ou sur le fait que les pantalons qu’il surveille, fabriqués par des Chinoises « naturellement très plates » pour des Blanches « naturellement plates », s’accommodent mal de l’anatomie callipyge des Africaines.
Le vigile ici s’appelle Armand Patrick Gbaka-Prédé ou « Gauz », le surnom qu’il s’est choisi. Il est né à Abidjan en 1971, est arrivé à Paris à 28 ans comme étudiant et partage aujourd’hui sa vie entre les deux capitales. Comme une multitude d’Africains de toutes origines, il a été vigile, à plusieurs reprises, et a su d’emblée qu’il ne devait rien oublier de ce que cette position lui permettait d’observer. Le résultat est Debout-Payé, un roman de la rentrée 2014 qui raconte l’épopée d’Ossiri, étudiant ivoirien devenu vigile après avoir atterri sans papiers en France en 1990. Son histoire est ponctuée par des interludes ubuesques : les choses vues et entendues par l’auteur lorsqu’il travaillait comme vigile dans des magasins des Champs-Elysées et de la Bastille.
Le point donne quelques extraits de Debout-Payé de Gauz :
« Théorie du désir capillaire. Les désirs capillaires contaminent de proche en proche en direction du nord : la Beurette, au sud de la Viking, désire les cheveux raides et blonds de la Viking ; la Tropiquette, au sud de la Beurette, veut les cheveux bouclés de la Beurette. »
« Théorie de l’altitude relative au coccyx. (…) Dans un travail, plus le coccyx est éloigné de l’assise d’une chaise, moins le salaire est important. Autrement dit : le salaire est inversement proportionnel au temps de station debout. Les fiches de salaires du vigile illustrent cette théorie. »
« Théorie du PSG. À Paris, dans tous les magasins ou presque, tous les vigiles ou presque sont des hommes noirs. Cela met en lumière une liaison quasi mathématique entre trois paramètres : pigmentation de la peau, situation sociale et géographie. (…) En Occident, plus la concentration en mélanine dans la peau est élevée, plus la probabilité d’occuper une position sociale proche du néant est grande. Exception faite des Manouches (…), les seuls blancs plus déconsidérés encore que les nègres. »
« Colibri, Langouste, Tapir, respectivement à 92 %, 95 % et 98 % de viscose… Plus la concentration en viscose est élevée, plus les nommeurs choisissent des animaux étranges pour baptiser les habits. »
« Avec la quantité énorme d’habits fabriqués au pays de Mao, on peut dire qu’un Chinois dans un magasin de fringues, c’est un retour à l’envoyeur. »
« Quitter Dubaï, la ville-centre-commercial, et venir en vacances à Paris pour faire des emplettes aux Champs-Élysées, l’avenue-centre-commercial. Le pétrole fait voyager loin, mais rétrécit l’horizon. »
« Debout-Payé », c’est aussi l’histoire politique d’un immigré et du regard qu’il porte sur la France, à travers l’évolution du métier de vigile depuis les années 1960 à l’après 11-Septembre. Le narrateur est fils et petit-fils de vigile. Une lignée de Debout-Payés, de surveillants presque invisibles aux yeux des clients. Le vigile? Un homme payé – au Smic quand il a des papiers – pour rester debout. Un métier qui consiste à donner une impression de sécurité. C’est un job « qui semble exclusivement réservé aux noirs à Paris parce qu’ils ont le physique pour ça. Parce qu’ils font peur », dit-il.
De son vrai nom Armand Patrick Gbaka-Brédé, Gauz, diplômé en biochimie et un temps sans-papiers, a exercé nombre de petits boulots. L’auteur est aussi photographe, documentariste et directeur d’un journal économique satirique en Côte d’Ivoire. Il a également écrit le scénario d’un film sur l’immigration des jeunes Ivoiriens, « Après l’océan ». Il était l’invité des matins de France Culture du 5 septembre et Brice Couturier lui a consacré une excellente chronique.
La plus grande part de ce message est tirée de cet article du Point : http://www.lepoint.fr/culture/noirs-donc-vigiles-les-theoremes-de-gauz-06-10-2014-1869705_3.php
Enfin Libération a également consacré un article à ce livre : http://www.liberation.fr/livres/2014/09/17/gauz-veni-vidi-vigile_1102604