Jeudi 30/01/2014
« Le libre-échange vaut-il qu’on lui sacrifie la démocratie ? »
Jean-Paul Vignal
19 janvier 2014 sur le blog de Paul Jorion
19 janvier 2014 sur le blog de Paul Jorion
Loin de la pensée unique, Paul Jorion interpelle, crée le débat, pose des questions et esquisse même des réponses.
Il a créé un blog sur lequel des gens qui sortent de la pensée « mouton » tentent d’approfondir de vraies questions de fond.
Voici l’exemple d’une de ces contributions dont le titre constitue le mot du jour :
« La dégradation constante de la confiance des Français dans les partis politiques de gouvernement et dans leurs élus […] est le résultat logique de la domination croissante de l’économie sur le politique.
Elle intervient en effet dans un contexte où l’argent devient la mesure de toute chose. Cette évolution n’a pu avoir lieu que par un affaiblissement systématique des institutions traditionnellement garantes des valeurs et de l’intérêt communs, au profit des entreprises qui sont, elles, uniquement et légitimement centrées sur la promotion et la défense des intérêts particuliers de leurs actionnaires. Ce n’est pas le glissement vers l’attribution de plus de pouvoir aux organisations centrées sur la réalisation de projets qui est un mal en soi, car il permet quand il est réalisé avec discernement d’obtenir des résultats plus facilement mesurables et de compartimenter la complexité des systèmes politiques, sociaux et économiques en unités plus faciles à gérer. Mais, dans un contexte très tendu de concurrence de tous contre tous où l’optimum collectif ne peut pas être la somme des optima individuels, il devient extrêmement dangereux quand le « chacun pour soi » est la seule valeur véritablement commune, à défaut d’être partagée, comme c’est de plus en plus le cas.
Pour reprendre une analogie biologique, nous ne survivrions pas plus de quelques minutes si chacun des organes qui composent le corps humain cherchait à optimiser sa performance individuelle sans se soucier de ses voisins. Heureusement, le cerveau est doté de mécanismes de régulation, automatiques et inconscients pour l’essentiel, – conscients dans les cas exceptionnels -, qui permettent une survie harmonieuse. Il n’y a regrettablement plus de cerveau garant de l’intérêt collectif dans nos sociétés modernes : chassé par les grands prêtres du néolibéralisme, il a cédé la place à la main magique du marché.
La difficulté principale à court terme tient à l’inégalité croissante entre des citoyens ancrés dans leur territoire et des entreprises multinationales qui se posent là où les conditions commerciales, fiscales et sociales sont les plus favorables, et ne doivent des comptes qu’à leurs actionnaires, le dépôt de bilan bien préparé étant le fusible ultime en cas de confrontation locale sévère.
Longtemps vantées, parfois à juste titre, comme l’avant-garde du progrès, de la démocratie et du bonheur pour tous, elles négligent de plus en plus le citoyen/salarié relégué au rang de variable d’ajustement locale, pour ne plus s’intéresser qu’à l’électeur/consommateur que l’on abandonne sans remord à son triste sort, – au nom de la rentabilité des capitaux investis, rebaptisée « compétitivité » pour être plus digeste – […]
Ces organisations apatrides […] qui opèrent sur les « marchés financiers ». […] ont réussi le tour de force d’éliminer à leur seul profit, en les ringardisant, tous les contrôles qui permettaient aux États de garder un droit de regard sur la création de crédit, et aux autres organisations de ne pas leur être totalement asservies. Le résultat est étonnant : au terme d’une crise dont elles sont les principaux responsables, elles ont réussi un holdup parfaitement légal, – les banques centrales ayant le plus légalement du monde avalé au prix fort leurs créances pourries -, mais complètement immoral, que les autorités les plus prudentes chiffrent à au moins 10 % du PNB mondial ; Forts de leur statut de « too powerful to fail » elles nagent à nouveau dans l’opulence et se permettent sans vergogne ni pudeur de distribuer bons et mauvais points aux gouvernements qui les ont tirées d’affaire. Tout ceci aux dépens des citoyens/contribuables/épargnants qui doivent maintenant régler l’addition, car, comme toujours dans un jeu à somme nulle entre joueurs de force inégale. Quand l’arbitre tourne le dos ou se fait acheter par le plus fort, c’est le plus faible qui paye.
[…]
Que des élus mandatés pour représenter les peuples souverains des vieilles démocraties occidentales se résignent à un tel abandon de souveraineté dans le plus grand secret, relève au mieux de la déception, au pire de la trahison, même si l’on commence à prendre l’habitude de voir bafouer la souveraineté du peuple quand il n’est par exemple tenu aucun compte du résultat d’un vote qui n’est pas conforme aux attentes des oligarchies dirigeantes, comme cela a été le cas dans plusieurs pays européens, dont la France, pour la ratification du traité de Lisbonne.
[…] La croissance dont le néolibéralisme a tant besoin pour acheter l’oubli de son mépris pour l’humain vaut-elle vraiment qu’on lui sacrifie la démocratie et un système de protection sociale qui a fait ses preuves, sans même se poser la question de savoir si les promesses de croissance d’un libre-échange débridé sont crédibles ? Espérons que non ! »
Pour ceux qui l’ignorent, Paul Jorion est un chercheur en sciences sociales, de nationalité belge, ayant fait usage des mathématiques dans de nombreux champs disciplinaires : anthropologie, sciences cognitives, et économie.
Il s’installe aux États-Unis en 1997 et y travaille dans le secteur du crédit à la consommation en tant qu’expert dans le calcul du prix et la validation des modèles financiers de 1990 à 2007 jusqu’à la faillite de son employeur, la banque Countrywide Financial. Il publie en 2003, Investing in a Post-Enron World, un ouvrage en anglais relatif aux répercussions pour les marchés boursiers de la faillite de la compagnie Enron. Il publie ensuite une série d’articles consacrés aux implications sociales et politiques du système financier américain. De 2005 à 2009, il est chercheur associé du programme interdépartemental « Human Complex Systems » de l’université de Californie à Los Angeles (UCLA). En 2004, il rédige La Crise du capitalisme américain qu’aucun éditeur français ne veut alors publier. En 2005, la revue Mauss publie l’introduction de l’ouvrage. Finalement, c’est en 2007, qu’Alain Caillé, informé de l’intérêt que porte Jacques Attali au manuscrit, édite le livre aux éditions de La Découverte en le réintitulant euphémiquement « Vers la crise du capitalisme américain ? ». Paul Jorion y annonce la crise des subprimes qui se révèlera au grand public effectivement quelques semaines plus tard. Il publie ensuite en mai 2008, L’Implosion. La finance contre l’économie : ce qu’annonce et révèle la crise des subprimes où il décrit et explique le déroulement de la crise des subprimes, puis en novembre 2008, La Crise. Des subprimes au séisme financier planétaire, en octobre 2009, L’argent mode d’emploi, en septembre 2010, Le prix, en mars 2011, Le capitalisme à l’agonie, enfin en octobre 2012, Misère de la pensée économique. Il participe au groupe de réflexion pour une économie positive présidé par Jacques Attali.