Mercredi 4 mai 2016
«Des pauvres, des cafards et des riches»
Une histoire racontée par Philippe Pujol auteur du livre «la Fabrique du Monstre»
Philippe Pujol est journaliste, prix Albert Londres 2014, il habite Marseille.
Son dernier livre «La fabrique du monstre, 10 ans d’immersion dans les quartiers Nord de Marseille, la zone la plus pauvre d’Europe» il dresse le portrait des quartiers Nord de Marseille, de ses gamins et de leurs familles, en difficulté, qui pour s’en sortir doivent accepter des compromis et des compromissions. Il parle aussi du clientélisme des responsables politiques, de la pauvreté, la drogue, la violence sociale.
Je l’avais entendu une première fois parler longuement de son livre dans l’émission <Un jour en France du 19 janvier 2016>. Lors de cette émission il a raconté une histoire vraie de cafards.
Plus récemment, il a été invité dans un format plus court <Périphérie du 17 avril 2016> et a raconté à nouveau la même histoire.
C’est une histoire simple et sordide qui raconte une part de la vérité du monde tel qu’il fonctionne. Ce n’est qu’une part, car il existe aussi de belles histoires.
Philippe Pujol s’est donc immergé dans les quartiers Nord de Marseille pendant 10 ans pour écrire son livre.
Un jour, il voit des enfants qui ont l’air de jouer. Il s’approche et il voit à quoi joue ces enfants : ils attrapent des cafards.
Il tente de les gronder et menace de le dire à leur mère. Alors ces enfants rient et appellent leur mère.
Le journaliste est surpris et la mère explique que les enfants attrapent ces cafards et les lui donnent pour qu’elle puisse les vendre à des gens qui les achètent. Et elle ajoute qu’avec l’argent reçu, ils iront manger au Mac Do.
Philippe Pujol est un peu choqué mais ne creuse pas davantage et n’y pense plus.
Quelques années plus tard, il revient dans ce quartier qui a beaucoup changé. Il s’en étonne et il a alors un échange avec un ami policier qui lui explique que les précédents habitants ont du quitter les lieux parce que les immeubles étaient envahis de cafards et que les services sanitaires les ont obligé de partir en raison de l’insalubrité des lieux.
Il a pu alors faire le rapprochement : des pauvres demandaient à des plus pauvres d’attraper des cafards qu’ils vendaient à des voyous un peu moins pauvres pour que ces derniers puissent ainsi infester les habitations d’autres pauvres.
Tout cela pour le plus grand bénéfice de très très riches.
La plus grande partie de ce quartier a été rachetée par <Lone Star Funds>, un fonds de pension américain qui a rénové les immeubles et les a vendu à la découpe.
<Vous trouverez d’autres précisions sur ce blog de mediapart qui parle également de ce livre et de cette histoire> et j’en cite un extrait qui éclaire cette histoire à travers le projecteur du gain : «En 2004, un fond de pension américain, Lone Star, propose d’acquérir 50 % du patrimoine du précédent propriétaire, « de chasser les habitants et de rénover et de vendre à la découpe ». Rentabilité espérée du capital : 18% par an.»
« […] L’essai de Philippe Pujol offre une plongée dans le Marseille de la misère et de la délinquance, grande et petite. […] Pujol, ex-journaliste à l’ex-Marseillaise (un journal longtemps inféodé au PC) a derrière lui un lourd passé de journalisme d’investigation, qui lui a valu le prix Albert Londres en 2014 pour une série d’articles, « Quartiers shit », dont le titre parle tout seul. […]
Ce sont là les nouveaux carnets du sous-sol. À la recherche du lumpen, et même du lumpen du lumpen. Un prolétaire en job précaire trouvera toujours un sous-prolo sans travail, parce que « trop petit, trop faible, trop roublard, trop gros, trop noir, trop sans-papiers, trop seul ». Pujol nous entraîne dans le cadavre d’une Opel Astra, objet des convoitises d’un couple de Roumains (en dessous du sous-lumpen, toujours les Roumains) qui préfèrent louer ce déchet mécanique plutôt que « dormir à la mauvaise étoile ». Opel, « c’est une allemande », dirait Claudia Schiffer. Et quand vous voulez étaler votre réussite – à quoi ça sert d’arriver discret ? – vous passez au format allemand supérieur, BMW ou Audi. Ces deux marques – et aucune autre –témoignent de la réussite asociale des truands.
[…] De toute façon, ce n’est pas ce bac que visent les héros de Pujol. Eux, c’est BAC (brigade anti-criminalité) plus sept – sept interpellations. La loi de la rue sans joie. L’élitisme républicain à l’envers. Sur le CV du bon caïd, des arrestations, des gardes à vue, quelques condamnations – bref, de vraies références. L’élitisme républicain, remarque Pujol avec une naïveté feinte, s’est niché dans les lois sécuritaires, qui permettent de sélectionner, via la case prison, les purs, les durs, les balafrés.
Les portraits se succèdent – juste ce qu’il faut pour balayer le champ d’ordures (c’est l’image de couverture). Kader, qui a mal fini, sans que l’on sache bien pourquoi (une bonne justice, dit le milieu, doit être préventive), et le quartier se racontera en l’embellissant dans les jours suivants le geste de ce garçon perdu, tué sur un parking de Campanile : la vidéosurveillance a enregistré la scène avec le grain d’un film porno amateur. On a les épopées qu’on peut, mais pour les gosses qui vont peut-être encore au collège, c’est plus vivant et plus mortel que le combat du Cid contre les Maures. On tue « jusqu’à ce que les morts soient plus nombreux que les vivants » : « Et le combat cessa faute de combattants. » Sacré Corneille ![…]
Après les portraits d’en bas, ceux d’en haut. Gaudin, par exemple. « Tant qu’ils se tuent entre eux, ce n’est pas grave. » Et Stéphane Ravier, élu FN, d’en rajouter dans la métaphore : « Les chacals se dévorent entre eux. » 280 morts en 20 ans, quand même – et les statistiques ne prennent en compte que ceux qui meurent sur le coup. Avec quelques unités de plus depuis la parution du livre.
Ça ne risque pas d’arriver aux politiques, dont le livre narre par le détail les amitiés particulières, les oscillations de gauche à droite, les alliances contre nature (mais justement, il n’y a pas de nature en politique, sinon aller là où ça coule), et les petits intérêts arrachés en échange de services inavouables – comme une otarie à laquelle on donne un poisson pour la féliciter d’avoir réussi son tour. […]
Marseille, conclut finement Pujol, est au fond le laboratoire de l’indifférenciation politique. Tous pourris, mais tous au pouvoir. S’il est une ville où la confusion gauche/droite est ancienne, c’est bien celle-là. S’il est une ville où l’ancienne fusion de tous les migrants a été remplacée par un communautarisme jaloux, c’est aussi celle-là – c’est tellement plus simple de jouer les Arméniens contre les Arabes, les Arabes contre les Gitans, et les enfants de rapatriés, juifs séfarades ou non, contre tout le monde.»