Mardi 3 mai 2016
« Toutes les cultures ont inventé des rituels d’accueil des adolescents dans le monde adulte, sauf la nôtre. »
Boris Cyrulnik
Je partage encore une réflexion de Boris Cyrulnik qu’il a tenu lors de son passage aux Matins de France Culture du 20 avril 2016.
Guillaume Erner diffuse d’abord un témoignage d’une fille qui a été manipulée sur les réseaux sociaux et avait l’intention de partir en Syrie pour faire le djihad.
Elle est interviewée lors d’une émission de mai 2015, d’une voix douce, avec un léger accent méridional elle raconte : :
« Un garçon est venu me parler sur Facebook. Il m’a dit qu’il voulait se marier avec moi. On s’est vu sur Skipe, il m’a expliqué comment faire pour venir et m’a dit qu’il cherchait une femme pour se marier. Il m’a demandé en mariage, et j’ai accepté. » (À ce moment-là on entend la jeune fille prise d’un petit rire gêné, tant elle comprend au moment où elle parle que son attitude de l’époque était naïve et imprudente).
Elle ajoute : « c’est ridicule !. Il avait les mêmes ambitions que moi : combattre et il acceptait que je combatte. En dot, il allait me donner une Kalachnikov (nouveau rire) j’en rêvais. Ça peut paraître absurde mais quand on est dedans… ça faisait rêver… C’était cette vie que je voulais, je voulais combattre, mourir en martyr, faire le djihâd. Pour la cause d’Allah, pour les Syriens, mais avant tout pour mourir en martyr. »
Guillaume Erner demande alors à Boris Cyrulnik de s’exprimer sur ce témoignage :
« C’est la caractéristique de l’adolescence, c’est la période de l’engagement.
Toutes les cultures ont inventé des rituels d’accueil des adolescents dans le monde adulte, sauf la nôtre. La culture moderne occidentale n’accueille plus les adolescents. En Afrique, en Asie, et dans le passé en Occident il y avait toujours un moment où on accueillait les adolescents.
Tu as douze ans, tu es un enfant et tu dois te taire. Mais par la suite, je vais t’accompagner dans la forêt, tu vas avoir à affronter les lions. Tu vas affronter les lions mais tu ne seras pas abandonné, on va t’accompagner. La culture sera à tes côtés. Tu sauras les gestes, les mots, les postures qu’il faut pour affronter le danger.
Tu as surmonté l’épreuve d’initiation, tu as surmonté la mort, tu as vaincu la mort, tu as 13, 14 ans, maintenant tu es un homme, tu es un adulte, on t’écoute.
Or ce besoin d’initiation les adolescents le cherchent et se le provoquent eux-mêmes.
Il n’y a rien de pire que l’absence d’événement. Dans une vie on ne se connaît que par notre attitude dans les événements qui jalonnent notre biographie.
Et pour un adolescent qui a pour seul événement de passer son bac c’est une initiation tragique. C’est une initiation fait d’angoisse et d’immobilisme. […].
J’ai besoin d’événements, j’ai besoin d’orages, pour savoir qui je suis. J’ai besoin, moi adolescent, de me mettre à l’épreuve pour avoir la preuve de ce que je vaux.
Notre culture a complètement oublié ça !
Ce qui fait la sélection aujourd’hui c’est l’immobilité physique et la répétition de quelques règles de grammaire !
Les pays du Nord ont trouvé une initiation moderne. C’est-à-dire qu’après l’équivalent du bac, les jeunes font une année sabbatique. Ils ont 18 ans, ils arrêtent de faire des études pendant un an ou deux. Ils sont entourés, comme les Africains sont entourés dans la forêt initiatique. Ils partent dans un pays étranger, souvent les États-Unis ils apprennent une langue, ils gagnent leur vie en faisant de petits métiers. Ils ne sont pas abandonnés, il y a une structure qui veille sur eux et qui est capable d’intervenir en cas de difficultés.
Privés de rituels d’initiation, nos adolescents vont chercher eux-mêmes une initiation qui [peut alors être stupide]. Après cette période où ils ont appris une langue, fait un métier, gagner leur vie [dans un lieu différent du cocon familial] Ils sont fiers d’eux, fiers de ce qu’ils ont accompli.
Et après ce moment-là seulement, ils reprennent leurs études.
Je me demande pourquoi on fait sprinter nos enfants !.
On les fait sprinter, alors qu’aujourd’hui une fille qui arrive au monde, une sur deux deviendra centenaire. Elle peut quand même perdre un an ou deux dans sa vie, un an ou deux pour construire sa vie, muscler sa personnalité.
On les fait sprinter, puis on les assoit derrière un ordinateur ! Le contraire de ce qu’il faut faire !
Beaucoup de pays du Nord crée les conditions d’une épreuve pour que les adolescents puissent être fiers d’avoir su la surmonter.
C’est ce que voulait cette jeune fille avec sa voix fraîche. Cette fille sympathique qui parle certainement en souriant, avait besoin d’une épreuve pour prouver à elle-même qu’elle était courageuse.
Et notre culture, [ne lui prévoit pas un tel évènement]. »
En mots simples, Boris Cyrulnik éclaire ce qui nous semble obscur.