Le dimanche sur France Inter, Ali Baddou anime une excellente émission qui s’appelle « Questions Politiques ».
Enfin, pour qu’elle soit vraiment excellente il faut un invité qui ait des choses pertinentes à dire.
C’est de plus en plus rare, dans le monde politique. Or, le monde politique est justement le domaine de cette émission.
Mais dimanche 26 mai 2019, était un jour de chance : en raison des élections européennes, il était interdit au service public de relayer des avis partisans.
Ali Baddou n’a donc pas invité un politique mais Michel Serres. Michel Serres est né le 1er septembre 1930 à Agen. Il aura donc bientôt 89 ans et il est donc plus jeune qu’Edgar Morin qui était au cœur du mot du jour de vendredi dernier.
Vous pouvez voir la vidéo de cet entretien derrière ce lien : « Michel Serres – Questions Politiques du 26 mai 2019 »
Michel Serres est probablement l’auteur le plus souvent cité dans les mots du jour, celui d’aujourd’hui est le quatorzième pour lequel l’exergue a été écrit ou dit par lui.
C’est pour moi toujours un plaisir, un ravissement de l’écouter.
Et même s’il répète des idées, des histoires il arrive toujours un moment où il me surprend et me redonne matière à penser.
Il y a plus de deux ans, fin 2016, le navigateur Thomas Coville avait battu le record du tour du monde à la voile en multicoque avec un temps de 49 j et quelques minutes….. Il est arrivé le soir de Noël avec plus de 8 jours d’avance sur son poursuivant. Michel Serres avait marqué son admiration pour ce navigateur, il faut savoir qu’à 19 ans il est rentré dans la navale et il revendique toujours son état de marin.
Il était donc invité le 2 janvier 2017 sur France Inter et avait parlé de cette admiration devant l’exploit de Thomas Coville.
Mais il ne savait pas que Thomas Coville, réciproquement avait un immense respect pour le philosophe qu’il est. Il avait emmené des émissions de Michel Serres qu’il écoutait pendant son tour du monde.
La journaliste, pendant l’émission, les a mis en relation et ils ont pu échanger par téléphone.
Voici ce que cela a donné :
Thomas Coville :
« Vous êtes une des personnes qui depuis […] mon adolescence, m’ont inspiré d’aller jusqu’au bout de mes rêves. »
Michel Serres :
« Ne changez pas les rôles, c’est moi qui vous doit l’admiration ! »
Thomas Coville
« Non, non, non, non. Vous avez rempli votre rôle de philosophe.
Quand une nation donne plus la parole aux sportifs qu’aux philosophes c’est qu’elle est en danger.
Moi je vous ai écouté comme philosophe, comme celui qui se permet, parce qu’il a étudié, parce qu’il est sage, de donner un sens, donner une voix – et après à ceux qui l’écoutent d’essayer de la transcrire en faits.
J’ai finalement trouvé dans le petit garçon que j’étais une voix qui était un rêve complètement fou, faire le tour du monde en solitaire en multicoque, mais c’est parti d’un monsieur qui vous dit « écoutez cette petite voix, allez jusqu’au bout de vos rêves et ce rêve-là en alimentera un autre qui en fera faire un autre, etc.
Vous êtes l’un de ceux qui m’a inspiré et m’a fait aller jusqu’au bout »
C’est <ICI>.
Je trouve cet hommage à Michel Serres à la fois touchant et particulièrement juste.
Mais ce n’est pas de cette émission de 2017 dont je voulais parler, mais de celle « du 26 mai 2019 »
Vous n’avez qu’à l’écouter.
Je vais quand même picorer quelques fulgurances, de ci de là.
Michel Serres a publié en février 2019 un nouveau petit livre (96 pages, 80 g, 7 euros) : « morales espiègles » dans lequel il parle de rire, de chahut, de dialogue entre Petite Poucette et Grand papa ronchon.
Dans l’émission, il oppose « le rire doux » celui qui moque sans volonté de faire du mal, la farce, le canular et le « rire dur » celui qui peut tuer :
« J’ai publié morales espiègles pour une bonne raison. C’est que quand on met les pieds dans la morale, on parait des donneurs de leçon. C’est emmerdant comme la pluie et c’est inefficace. S’il y a une voie pour l’enseignement de la morale, c’est le rire. C’est une vieille tradition. Molière corrigeait les mœurs en riant. Même la commedia dell’arte, c’est vieux comme le monde. Par exemple, on vous dit : « ne soyez pas menteur ». Ça va quoi…Mais si vous regardez une comédie qui s’appelle « le menteur » vous riez de la première réplique à la dernière…Il ment, on pose une question, il est obligé de mentir plus et encore plus, de sorte qu’à la fin tout est cul par-dessus tête.
Si vous écoutez cela, vous allez dire : « mais mon Dieu si je mens je vais m’embarquer dans une galère terrible ». Et là, c’est efficace. […]
Dans les réseaux sociaux il peut y avoir une telle calomnie qui prend de l’importance que celui qui en est victime peut prendre des décisions extrêmes qui est de se suicider. Le rire dur c’est la calomnie, c’est ultra critique. On rit ad hominem, sur la personne même.
J’ai parlé du « menteur », c’est un fantoche, c’est un personne de théâtre, c’est un acteur. Ce n’est pas lui qui est en cause mais le personnage qu’il représente »
Il dit aussi que nous avons toujours un peu d’agressivité en nous, et il ajoute :
« La seule règle morale que je connaisse, transformer notre agressivité en action, en travail, en créativité. »
Quand on l’emmène sur le terrain politique il explique que :
« Les institutions sont désadaptées par rapport à l’état actuel du monde […]
Nous sommes en train de vivre une période exceptionnelle de l’Histoire.
On a vécu 70 ans de paix, l’espérance de vie a cru jusqu’à 80 ans, la population paysanne est passée de 75 à 2 %… Par conséquent, toutes les institutions que nous avons créées l’ont été à une époque où le monde n’était pas ce qu’il est devenu. À peu près toutes sont obsolètes. »
Pour lui, le problème vient du fait qu’on n’a pas « réinventé » ces institutions :
« Quand on a fait la Révolution de 89, on avait Rousseau derrière. Aujourd’hui, on n’a personne, et c’est la faute à qui ? Aux philosophes. C’est leur rôle de prévoir ou d’inventer une nouvelle forme de gouvernement ou d’institutions, et ils ne l’ont pas fait. »
Le système actuel lui semble désastreux. :
« L’économie telle que le capitalisme l’a mise en place est catastrophique, au moins du point de vue écologique […] L’économie est en train de détruire la planète. [Mais] les philosophes ne proposent pas un modèle alternatif au modèle capitaliste »
En revanche il est contre le catastrophisme, même éclairé parce qu’il paralyse. Il veut bien dire « Alerte » et même « Alerte rouge ». Mais il reste optimiste et croit à l’action.
Il raconte aussi le début d’internet et de la silicon valley qu’il a vu naître alors qu’il était à Stanford. Il raconte les espoirs qui naissaient alors pour un monde libertaire, un monde plus égalitaire. Mais c’est l’argent qui a tout gâché. Quand on est riche comme les Gafa, on a plus de goût à l’égalité.
Pour lui la solution qui peut être esquissé c’est celle du droit, le droit est global et international.
Il avait écrit un livre « Le contrat Naturel » il y a 30 ans dans lequel il préconisait de faire de la nature un sujet de droit.
Il explique aussi qu’il avait eu une discussion avec le secrétaire général de l’ONU qui lui expliquait qu’il voudrait bien parler de l’eau, des ressources, de la biodiversité mais que les représentants des nations lui disent qu’ils représentent leurs États et leurs habitants pas la nature. D’où cette idée de faire de la nature un sujet de droit.
Or, Michel Serres nous apprend qu’aux États-Unis, le « Lac Erié » est devenu sujet de droit. Ainsi Michel Serres était un précurseur. Car cette évolution signifie que des « représentants » ont pour ce lac « le droit d’ester pour attaquer des utilisateurs abusifs ».
Il conclut :
« Le ‘contrat naturel’ est en train d’arriver dans les mœurs et les habitudes juridiques ».
Mais je ne vais pas retracer tous les échanges, ce serait trop long.
Devant les journalistes qui l’assaillent de question et lui demandent des solutions à tous les problèmes, il répond humblement :
« Ne me posez pas des questions auxquelles je n’ai pas de réponse »
Regardez et écoutez : « Michel Serres – Questions Politiques du 26 mai 2019 »
<1244>