«Seul l’Homo sapiens peut parler de choses qui n’existent pas vraiment. […]Ces mythes donnent aux sapiens une capacité sans précédent de coopérer en masse et en souplesse.»
« Yuval Noah Harari
Sapiens : Une brève histoire de l’humanité page 36, puis 133-138 »
Comment sapiens s’est-il imposé ?
Quels furent ses talents, quelles capacités a-t-il mises en œuvre pour devenir « le maître des espèces sur terre » ?
Harari parle d’une révolution cognitive, de la capacité de notre espèce à développer le langage, l’échange verbal et…
Notre capacité à inventer des mythes, des histoires qui n’existent pas ou au moins des histoires qu’aucune observation neutre et matérielle ne saurait inscrire dans la réalité terrestre.
Il a cette belle formule que j’ai pensé un moment utilisé comme exergue de ce mot du jour : « Jamais vous ne convaincrez un singe de vous donner sa banane en lui promettant qu’elle lui sera rendue au centuple au ciel des singes. »
Et, c’est cette faculté d’inventer des histoires, des mythes, des religions qui ont donné à Sapiens les moyens de réunir des groupes, tribus, empires immenses liés par ces croyances communes. Aucune autre espèce n’a jamais été capable de réunir autant d’individus liés par un destin et des objectifs communs.
Il introduit ainsi son analyse page 36 :
« On conviendra sans trop de peine que seul l’Homo sapiens peut parler de choses qui n’existent pas vraiment et croire à six choses impossibles avant le petit-déjeuner. […] Mais pourquoi est-ce important ?
Somme toute, la fiction peut dangereusement égarer ou distraire. Les gens qui vont dans la forêt en quête de fées ou de licornes sembleraient avoir moins de chances de survie que ceux qui cherchent des champignons ou des cerfs. Et si vous passez des heures à prier des esprits tutélaires inexistants, ne perdez-vous pas un temps précieux qui serait mieux employé à fourrager, vous battre ou forniquer ?
Or, c’est la fiction qui nous a permis d’imaginer des choses, mais aussi de le faire collectivement. Nous pouvons tisser des mythes tels que le récit de la création biblique, le mythe du Temps du rêve des aborigènes australiens ou les mythes nationalistes des Etats modernes. Ces mythes donnent aux sapiens une capacité sans précédent de coopérer en masse et en souplesse. Fourmis et abeilles peuvent aussi travailler ensemble en grand nombre, mais elles le font de manière très rigide et uniquement avec de proches parents. Loups et chimpanzés coopèrent avec bien plus de souplesse que les fourmis, mais ils ne peuvent le faire qu’avec de petits nombres d’autres individus qu’ils connaissent intimement. Sapiens peut coopérer de manière extrêmement flexible avec d’innombrables inconnus. C’est ce qui lui permet de diriger le monde pendant que les fourmis mangent nos restes et que les chimpanzés sont enfermés dans les zoos et les laboratoires de recherche. »
Si vous êtes pressés, vous pouvez arrêter votre lecture ici, vous aurez compris l’essentiel de la thèse de Hariri.
Mais si vous avez un peu de temps ou d’envie d’en savoir plus je vous invite à lire le développement que l’auteur nous donne à partir de la page 133.
L’auteur confronte le code d’Hammourabi avec la déclaration d’indépendance des Etats-Unis.
D’abord de manière pédagogique, il explique le contexte et l’Histoire de l’un et de l’autre :
Le Code D’Hammourabi :
« En 1776 avant notre ère, Babylone était la plus grande ville du monde. Avec plus d’un million de sujets, l’empire babylonien était probablement le plus vaste du monde. […] Le roi de Babylone le plus connu de nos jours est Hammourabi. Sa gloire tient avant tout au texte qui porte son nom, le code d’Hammourabi : un recueil de ses lois et décisions de justice. Son propos est de présenter ce code comme le modèle du roi juste, d’en faire la base d’un système juridique plus uniforme à travers l’Empire babylonien et d’enseigner aux générations futures ce qu’est la justice et comment agit un roi juste.
Les générations suivantes y prêtèrent attention. L’élite intellectuelle et bureaucratique de Mésopotamie canonisa le texte, et les apprentis scribes continuèrent de le copier longtemps après la mort d’Hammourabi et la ruine de son empire. Ce code est donc une bonne source pour comprendre les mésopotamiens anciens et leur idéal en matière d’ordre social. »
La déclaration d’indépendance des Etats-Unis :
« Environ 3500 ans après la mort d’Hammourabi, les habitants de 13 colonies britanniques d’Amérique du Nord eurent le sentiment que le roi d’Angleterre les traitait injustement. Leurs représentants se réunirent à Philadelphie et, le 4 juillet 1776, les colonies décidèrent que leurs habitants n’étaient plus sujets de la Couronne britannique. »
Puis, pour nous rassurer et ne pas heurter notre sens commun, il explique les grandes différences entre ces deux textes fondateurs.
D’abord [le Code d’Hammourabi],
« Commence par dire que […] les principales divinités du panthéon mésopotamien, chargèrent Hammourabi « de proclamer le droit dans le pays, pour éliminer le mauvais et le pervers, pour que le Fort n’opprime pas le faible ».
Suivent près de 300 jugements, toujours rendus suivant une formule consacrée : « s’il se passe tel ou tel chose… le jugement est… » [voici quelques exemples] :
196. Si quelqu’un a crevé l’œil d’un homme libre, on lui crèvera l’œil
197. S’il a brisé l’os d’un homme libre, on lui brisera l’os.
198. S’il a crevé l’œil d’un mushkenu [entre hommes libres et esclaves] ou brisé l’os d’un mushkenu, il pèsera une mine d’argent.
199. S’il a crevé l’œil de l’esclave d’un particulier, ou brisé l’os de l’esclave d’un particulier il pèsera la moitié de son prix.
209. Si quelqu’un a frappé quelque femme libre et s’il lui a fait expulser le fruit de son sein, il pèsera dix sicles d’argent pour le fruit de son sein.
210. Si cette femme est morte, on tuera sa fille.
[…]
L’ordre social babylonien, affirme le code d’Hammourabi, s’enracine dans les principes universels et éternels de justice dictés par les dieux. Le principe de la hiérarchie est d’une suprême importance. Suivant le code, les gens sont divisés en deux sexes et trois classes : les hommes libres, les roturiers et les esclaves. Les membres de chaque classe de chaque sexe ont des valeurs différentes. La vie d’une femme de la catégorie intermédiaire vaut trente sicles d’argent, celle d’une esclave 20, tandis que l’œil d’un homme de la catégorie intermédiaire en vaut 60.
Le code établit aussi au sein des familles une hiérarchie stricte où les enfants ne sont pas des personnes indépendantes, mais la propriété de leurs parents. Dès lors, si un homme libre tue la fille d’un autre homme libre, la fille du meurtrier sera exécutée en châtiment.
Il peut nous paraître étrange qu’il ne soit fait aucun mal au tueur, dont la fille innocente est tuée à sa place, mais la chose était parfaitement juste aux yeux d’Hammourabi et des Babyloniens. Le code d’Hammourabi reposait sur l’idée que si, tous les sujets du roi acceptaient leur position au sein de la hiérarchie et agissaient en conséquence, le million d’habitants de l’Empire pourrait coopérer efficacement. »
La déclaration d’indépendance se présente de manière fort différente :
« La déclaration d’indépendance proclamait des principes universels et éternels de justice qui, comme ceux d’Hammourabi, s’inspiraient d’une force divine. Mais le principe le plus important édicté par le dieu américain était précisément un peu différent du principe édicté par les dieux de Babylone. Ainsi lit-on dans la déclaration d’indépendance :
« Nous tenons pour évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables, parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. »
C’est ensuite qu’il nous déstabilise en montrant leurs similitudes et surtout leur fondement totalement imaginaire qui ne repose sur aucun raisonnement scientifique sérieux. Ce que raconte le texte américain, les droits de l’homme dont il est question, nous est plus familier, plus en accord avec nos valeurs, mais repose de la même manière sur une histoire inventée, un mythe.
« Comme le code d’Hammourabi, le texte fondateur américain promet que, si les hommes se conforment à ses principes sacrés, ils seront des millions à pouvoir coopérer efficacement, à vivre en sécurité et paisiblement dans une société juste et prospère. De même que le code d’Hammourabi, la déclaration d’indépendance n’était pas simplement un document ancré dans une époque et dans un lieu : les générations futures devaient l’accepter également. Depuis plus de deux siècles, les petits écoliers américains la recopient et l’apprennent par cœur.
Les deux textes nous mettent en présence d’un dilemme évident. Le code d’Hammourabi comme la déclaration d’indépendance américaine prétendent tout deux esquisser des principes de justice universels et éternels, mais selon les Américains tous les hommes sont égaux, alors qu’ils sont résolument inégaux pour les Babyloniens. Bien entendu les américains diraient qu’ils ont raison, qu’Hammourabi se trompe. Naturellement, Hammourabi protesterait qu’il a raison et que les Américains ont tort. En fait, Hammourabi et les pères fondateurs américains imaginaient pareillement une réalité gouvernée par des principes universels immuables de justice comme l’égalité ou la hiérarchie. Or, ces principes universels n’existent nulle part ailleurs que dans l’imagination fertile des Sapiens et dans les mythes qu’ils inventent et se racontent. Ces principes n’ont aucune validité objective. »
Et c’est alors qu’il démolit scientifiquement le texte et les mots utilisés par la déclaration américaine :
« Il nous est facile d’accepter que la division en hommes « supérieurs » et en « commun des mortels » est un caprice de l’imagination. Pourtant, l’idée que tous les humains sont égaux est aussi un mythe. En quel sens les hommes sont-ils égaux les uns aux autres ?
Existe-t-il, hors de l’imagination humaine, une réalité objective dans laquelle nous soyons véritablement égaux ? Tous les hommes sont-ils biologiquement égaux ? Essayons donc de traduire en termes biologiques le fameux passage de la déclaration d’indépendance des États-Unis :
« Nous tenons pour évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. »
Pour la biologie, les hommes n’ont pas été « créés » : ils ont évolué.
Et ils n’ont certainement pas évolué vers l’ « égalité ». L’idée d’égalité est inextricablement mêlée à celles de création. Les Américains tenaient l’idée d’égalité du christianisme, pour lequel chaque homme est pourvu d’une âme créée par Dieu, et toutes les âmes sont égales devant Dieu. Mais si nous ne croyons pas aux mythes chrétiens sur Dieu, la création et les âmes, que signifie « tous les hommes sont égaux » ?
L’évolution repose sur la différence, non pas sur l’égalité. Chacun est porteur d’un code génétique légèrement différent et, dès la naissance, se trouve exposé aux influences différentes de son environnement. Tout cela se traduit par le développement de qualités différentes qui sont porteuses de chances de survie différentes. « Créer égaux » doit donc se traduire par « ont évolué différemment ».
De même que les hommes n’ont jamais été créés, de même pour la biologie il n’y a pas non plus de « Créateur » qui les « dote » de quoi que ce soit. Il y a juste un processus d’évolution aveugle, sans dessein particulier, qui conduit à la naissance d’individus : « doués par le créateur » doit se traduire tout simplement par « nés ».
Il n’existe rien qui ressemble à des droits en biologie, juste des organes, des facultés et des traits caractéristiques. Si les oiseaux volent, ce n’est pas qu’ils aient le droit de voler, mais parce qu’ils ont des ailes. Et il n’est pas vrai que ces organes, ces facultés et ces caractéristiques soient « inaliénables ». Beaucoup subissent des mutations constantes et peuvent se perdre totalement au fil du temps. L’autruche est un oiseau qui a perdu sa capacité de voler. Il convient donc de traduire les « droits inaliénables » en « caractéristiques muables ».
Et quelles caractéristiques ont évolué chez les êtres humains ? La « vie » assurément. Mais la « liberté » ? Il n’existe rien de tel en biologie. De même que l’égalité, les droits et les sociétés à responsabilité limitée, la liberté est une invention des hommes, et qui n’existe que dans leur imagination.[…]
Et le « bonheur » ? Jusqu’ici la recherche biologique n’a pas su trouver de définition claire du bonheur ni un moyen de le mesurer objectivement. La plupart des études biologiques reconnaissent uniquement l’existence du plaisir, qui se laisse plus aisément définir et mesurer. Il faut donc traduire « la vie, la liberté, la recherche du bonheur » en « vie et recherche du plaisir ».
Voici donc, traduit en langage biologique le passage de la déclaration d’indépendance :
« Nous tenons pour évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes ont évolué différemment, ils sont nés avec certaines caractéristiques muables, parmi ces caractéristiques se trouvent la vie et la recherche du plaisir. » »
Et il conclut, par cette interpellation :
« Cette forme de raisonnement ne manquera pas de scandaliser les tenants de l’égalité et des droits de l’homme, qui rétorqueront sans doute : « nous savons bien que les hommes ne sont pas égaux biologiquement ! Mais si nous croyons que nous sommes tous foncièrement égaux, cela nous permettra de créer une société stable et prospère. »
Je n’ai pas d’objection. C’est exactement ce que j’appelle ordre imaginaire.
Nous croyons un ordre particulier : non qu’il soit objectivement vrai mais parce qu’y croire nous permet de coopérer efficacement et de forger une société meilleure. Les ordres imaginaires ne sont ni des conspirations exécrables ni de vains mirages. Ils sont plutôt la seule façon pour les hommes de coopérer effectivement.
Mais ne perdez pas de vue qu’Hammourabi aurait pu défendre son principe hiérarchique en usant de la même logique : « je sais bien que les hommes libres, des hommes intermédiaires et les esclaves ne sont pas des espèces par nature différente. Mais si nous croyons qu’ils le sont, cela nous permettra de créer société stable et prospère. »
Génial et renversant !
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