Florence Aubenas : « En France  » – Chroniques dans les villes et villages de France

C’est en écoutant Florence Aubenas dans l’émission <Répliques> que j’ai eu envie de lire son livre «En France».

Comme beaucoup, j’ai appris l’existence de Florence Aubenas lorsqu’elle a été kidnappée et retenue en otage en Irak en 2005. Depuis j’ai appris à connaître la remarquable journaliste qu’elle est. Comme le préconisait le journaliste suisse, Serge Michel, créateur du Bondy Blog, elle va sur le terrain, en immersion, pour réaliser ses reportages.

Elle avait publié un premier travail de reportage en France , <Le quai de Ouistreham>, livre qu’elle a écrit après avoir, pendant six mois, essayé de « vivre la vie » des plus démunis, ceux et surtout celles qui tentent de s’en sortir en enchaînant des travaux précaires (femme de ménage par exemple) et du temps partiel. Elle a mené cette enquête à Caen. C’est un des emplois qu’elle a occupé : nettoyer un quai qui a donné le titre du livre.

Son livre <En France> est constitué d’une série de reportages pour «Le Monde». Elle a parcouru la France, les villages et les gens de France et a simplement rapporté ce qui se passait en France ailleurs que dans les riches métropoles , là où il devient de plus en plus difficile ou compliqué de vivre.

Je vous avais proposé une semaine de mots du jour, sur une émission et un livre de Daniel Cohen. C’était alors une réflexion érudite, argumentée, conceptuelle du monde économique dans lequel nous vivons et ensuite des questions sur l’avenir qui se prépare.

Je vous propose cette fois, 5 mots du jour, non d’érudition conceptuelle mais de reportages, de la vie vue à hauteur d’homme, comment les choses se passent et se disent dans le quotidien de cette économie en crise, parmi celles et ceux qui en sont les victimes

 

01 – « Ce qui était une fatalité pour nous est devenu le rêve de nos enfants. »
Un ouvrier en CDI parlant de ses enfants.
Dans « En France » de Florence Aubenas, pages 185 à 188, 6 mai 2013

Mot du jour 2 novembre 2015

« Le rendez-vous est fixé sur le parking d’un fast-food juste à l’entrée de Montbéliard (Doubs), à quelques mètres de la grille de l’usine Peugeot. Une vingtaine de personnes attendent la camionnette qui les conduira jusqu’aux ateliers de la première équipe. Dans le froid du ciel s’étirent des nuages noirs et roses. Il doit être 4 h 30 du matin. […]

David […] a déjà bossé dans la restauration, les espaces verts, une usine de contreplaqué, le triage des cerises. Contrats précaires, à chaque fois. Ce coup-ci, il a décroché Peugeot, ou plus exactement une mission de quatre mois en atelier par le biais d’une boîte d’intérim, qui recrute pour un sous-traitant qui travaille pour Peugeot. Peugeot ! Il répète le nom, soufflé lui-même par sa chance.

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02 – « Je ne m’étais jamais posé de questions : je me sens français, c’est tout. Ou plutôt je me sentais français. »
Farid, habitant d’origine musulmane de Hénin Beaumont
Dans « En France » de Florence Aubenas, pages 25 à 30, 15 juin 2012

Mot du jour 3 novembre 2015

[…] On est dimanche 10 juin à Hénin-Beaumont, dans le bassin minier du Pas-de-Calais, au premier tour des législatives où se présente – entre autres – Marine Le Pen, la patronne du Front national.

Et Rachida trouve l’ambiance étrange, elle ne peut pas s’en empêcher, sans trop savoir pourquoi. [Quand elle rentre chez elle] La table est dressée avec attention, il y a son mari, ses enfants, quelques amis aussi. Tous ont des boulots solides, les hommes comme les femmes, Mohamed à la tête d’un cabinet d’assurances, Nacéra, qui est professeure ou Said, ingénieur. Les enfants font du théâtre, fréquentent les clubs de sport.

[…]

Farid, un autre voisin, près du lac, a mis un certain temps à réaliser que l’« Arabe » d’Hénin- Beaumont, montré du doigt pendant toute la campagne, désigné dans les tracts du FN et dont chacun commente la « dangerosité », c’est lui aussi.

Il s’est regardé dans la salle de bains, lunettes d’écaille, raie sur le côté, les rides précoces du type qui travaille tard.

Il a dit à sa femme en pointant sa propre image dans le miroir : « Tu crois que je vais finir par avoir peur de ce bougnoule en face de moi ? » Ils ont ri et pensé à leur vie dont il n’y a pas grand-chose à dire et tant mieux, une vie rangée et invisible comme celle des gens à l’aise.

Brusquement, ils ont eu l’impression que toute cette quiétude venait d’être balancée sur la place publique, exposée.

« Je ne m’étais jamais posé de questions : je me sens français, c’est tout, dit Farid. Ou plutôt je me sentais français. » Leurs parents venaient de la mine, comme tout le monde ici.

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03 – « C’est vrai, on est le dernier crédit sans intérêts.»
Une employée de l’office d’HLM à une locataire qui se présente avec des loyers impayés
Dans « En France » de Florence Aubenas, pages 42 à 45, 20 mai 2013

Mot du jour 4 novembre 2015

[…], pour les loyers impayés de son T3, Cassandra s’est résolue à aller à l’office HLM, « comme tout le monde ». Bouboulette l’accompagne. Depuis qu’il a pu s’offrir le permis de conduire, on le croirait promu nouveau chef de toute la famille. L’événement a été fêté, presque autant que son diplôme d’instituteur l’an dernier.

A l’office HLM, une brune enjouée avec un chignon les reçoit sous des photos de la région, la Normandie pittoresque […]

Cassandra en vient au but. Elle n’arrive plus à payer son loyer.

« On va regarder ensemble votre budget », reprend l’employée en souriant.

Cassandra commence par le « poste numéro un », les factures, « qu’on est obligé de payer, sinon ils vous coupent tout de suite » : le téléphone portable et Internet. « Sans ça, on est mort : surtout mon mari, en recherche d’emploi. » Il était commercial et « bricole dans l’informatique en attendant mieux ».

Autrement dit, il achète des sacs imitation Vuitton en Chine sur le Net et les revend en France sur le site Le Bon Coin. « Au black », précise Cassandra. Elle n’y voit aucun mal, au contraire. « Vous préféreriez qu’il ne fasse rien ? On a un fils. »

Ensuite, vient le remboursement de trois crédits à la consommation pour un frigo, un scooter d’occasion et un home-cinéma (« On doit bien se faire plaisir parfois », glisse Bouboulette, qui prend des notes). Là aussi, il faut payer, et très vite. Les boîtes de crédit ne lâchent jamais. Ils vous mettent des pénalités féroces. Ils scotchent des autocollants humiliants sur votre boîte aux lettres. Ils vous harcèlent devant l’école ou au boulot. Ils vous attaquent au tribunal. C’est l’obligation numéro deux.

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04 – « un pays de gosses qui font des gosses »
Florence Aubenas
Dans « En France » de Florence Aubenas, pages 225 à 228, 17 février 2014

Mot du jour 5 novembre 2015

Sa première visite dans les bourgades de la Thiérache l’a sidéré, « un choc visuel », dit-il. Pourtant, Franck Audin est né ici, ou pas très loin, à Saint-Quentin, 40 km vers le Nord. Il a voyagé aussi, des missions humanitaires dans des contrées déchirées. Pourtant, dans ces rues de brique et d’ardoise, il ne parvient pas à détourner les yeux de ces filles, si jeunes, si nombreuses, la sortie de l’école, croirait-on, si chacune ne poussait un landau avec un bébé : la traversée d’un pays de gosses qui font des gosses. Bien sûr, Audin a la sale impression de basculer dans la caricature, lui qui fédère les centres sociaux de l’Aisne.

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05 – « je vais vous prendre. Depuis ce matin, je n’ai vu défiler que des « voilées ». Finalement, vous êtes la moins pire ! »
Une maman de Chatou qui cherche une baby Sitter à une fille voilée qui postule pour ce travail Dans « En France » de Florence Aubenas, pages 197 à 200, 8 juillet 2013

Mot du jour 6 novembre 2015

Le texte de l’annonce disait : «Urgent : maman parfaite mais surbookée cherche garde pour ses deux p’tits loups pendant l’été. Prolongation possible si atomes crochus.» L’adresse est à Chatou et, avant même d’être arrivée, Rim a averti les deux copines qui l’accompagnent : «C’est un coin perdu avec que des Français. » Dans le RER, on devise paisiblement des nouveaux parfums de glace chez Haagen-Dazs et d’un DVD de Gad Elmaleh.

Il est convenu que les copines attendent devant la résidence, pendant que Rim se présente au rendez-vous. Quand elle ouvre, la « maman-parfaite-mais-surbookée» pousse un cri : « Mon Dieu !» Elle recule de deux pas.

«Je vous avais prévenue au téléphone que je portais le foulard, soupire Rim.

– Je n’avais pas réalisé. Je croyais que c’était juste un petit bandana.»

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