Mardi 1 mars 2022

« La guerre, aujourd’hui, revient au cœur de l’Europe. Nous avons perdu ce 24 février notre innocence »
Dominique Moïsi

Les analyses du politologue Dominique Moïsi sont toujours d’un grand intérêt.

Trois mots du jour ont déjà partagé ses réflexions :

« Le Point » l’a interrogé sur ce que l’invasion de l’Ukraine par les russes pose comme questions : « L’histoire bascule aujourd’hui » .

Du haut de ses 75 ans, il est né le 21 octobre 1946 à Strasbourg, il peut nous nous distiller les fruits de son expérience :

« Oui, nous sommes clairement à un point de bascule historique car, pour la première fois depuis 1945, au cœur de l’Europe, un pays est envahi par un autre pour l’asservir complètement en niant son droit d’existence. Il y a bien sûr eu des moments violents depuis 1945 en Europe. Je pense en particulier aux conflits dans les Balkans, dans l’ex-Yougoslavie. Mais cela n’était que l’éclatement d’un empire. Donc oui, l’invasion de l’Ukraine par la Russie marque un tournant historique majeur. C’est la fin de la période d’après-Seconde Guerre mondiale. Celle-ci se décompose d’ailleurs en deux phases : une guerre froide, de 1945 à 1989, et une paix chaude, de 1989 à nos jours. »

Hubert Vedrine le répète, le leadership de l’Occident est de plus en plus contesté. C’est-à-dire que ce n’est plus l’Occident qui dit ce qui est bien et mal ou plus exactement il continue à vouloir le dire mais il n’est plus écouté.

Et Védrine a même rapporté dans un entretien que j’ai entendu tout récemment que des intellectuels chinois ne parlent pas du « déclin occidental » mais de « la fin de la parenthèse occidentale ».

Poutine se place aussi dans cette perspective, c’est ce que pense Dominique Moïsi :

« Les régimes autoritaires ont une vision très négative de l’Occident. Ils voient notamment les démocraties américaine et européennes comme des systèmes politiques absolument inadaptés à notre époque. Dans l’esprit de Vladimir Poutine, des événements, ces derniers mois, n’ont fait que confirmer la vision décadente qu’il a des États-Unis. Je pense en particulier à la marche des trumpistes sur le Capitole le 6 janvier 2021 et à la reprise de Kaboul par les talibans le 15 août dernier. Une décadence intérieure et extérieure. »

Pour Dominique Moïsi la défaite de l’Ukraine semble inéluctable et à court terme. Ce qui lui semble essentiel, c’est penser l’après asservissement de l’Ukraine par les russes :

« Aujourd’hui, mieux vaut penser au coup d’après, à savoir faire en sorte que Vladimir Poutine n’aille pas au-delà de l’Ukraine. Car les prochaines victimes potentielles sont les États baltes de Lettonie, de Lituanie et d’Estonie. Ces républiques, pour mémoire, font à la fois partie de l’Union européenne et de l’Otan. Si la Russie allait jusque là-bas sans susciter une forte réaction occidentale, alors ce serait la fin de l’Alliance atlantique. »

Les dernières heures ont cependant montré un grand dynamisme des européens pour sanctionner les russes et le soft power n’est pas en reste avec le monde sportif qui exclut la Russie des compétitions et le monde des arts qui écarte les artistes proches de Poutine et qui refuse de contester son attitude.

En cas de victoire de Poutine, il faudra conserver les sanctions si l’Europe veut être cohérent avec les motifs de leur déclenchement.

Mais est ce que les sanctions économiques feront plier Poutine avant les gouvernements européens qui vont probablement se trouver contesté par des populations soumises à des difficultés de pouvoir d’achat de plus en plus importantes. Surtout que cet épisode vient après la crise de la COVID qui a déjà eu un grand impact sur la vie des gens.

Pour Moïsi les deux grandes conséquences de ce conflit sont le renforcement de la Chine et un renforcement de l’Union européenne :

« Dans un futur proche, ce conflit entre la Russie et le monde démocratique est un don de Dieu pour la Chine. Elle a depuis bien longtemps l’ambition de redevenir un grand empire. Grâce aux Occidentaux d’abord et à Poutine ensuite, son projet de retour au premier plan s’est considérablement accéléré. Le centre de gravité géopolitique sera désormais en Asie. Ce conflit a cependant une vertu. Poutine nous force à l’union. Les tentations illibérales de la Pologne n’ont plus beaucoup de sens quand les chars russes sont pratiquement à la frontière. Continuera-t-elle sérieusement à dénoncer le supposé impérialisme juridique de Bruxelles ? »

Il fait aussi le parallèle entre Poutine et Hitler, comme je l’avais écrit dans le mot du jour de vendredi et insiste sur le fait comme lui, il avait écrit ce qu’il ferait :

« Hélas, quand vous regardez les images qui nous parviennent d’Ukraine, vous voyez de vieilles femmes et des enfants errant dans la rue à la recherche d’un abri. Les fantômes du passé, c’est l’invasion de la Pologne par l’Allemagne nazie en 1939. Oui, il y a un parallèle entre Poutine et Hitler, c’est net. Les deux ont dit clairement ce qu’ils avaient l’intention de faire : l’un, Hitler, dans son livre Mein Kampf ; l’autre, Poutine, dans une série de discours et dans un article. »

Bien évidemment cet évènement aura de grandes conséquences dans nos vies : psychologiquement et économiquement.

« La première est psychologique, et c’est d’ailleurs la plus importante. Nous allons vivre désormais à l’ombre d’une guerre qui peut, un jour, nous concerner. Les guerres étaient jusqu’ici réservées au Moyen-Orient, comme l’Irak, le Yémen ou la Syrie, ou à l’Asie, comme au Myanmar, sans oublier bien sûr l’Afghanistan. La guerre, aujourd’hui, revient au cœur de l’Europe. Nous avons perdu ce 24 février notre innocence.
La guerre n’est plus du passé.
C’est le présent de l’Ukraine.
C’est peut-être notre futur.
La seconde conséquence durable est économique. Le prix du pain sera plus cher. Le prix du chauffage sera plus cher. La tension maximale dans laquelle nous sommes est mauvaise pour l’économie mondiale. »

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