Vendredi 13 février 2015

Vendredi 13 février 2015
« Et pourtant je vous dis que le bonheur existe
Ailleurs que dans le rêve ailleurs que dans les nues
Terre terre voici ses rades inconnues »
Aragon
Pour la Saint Valentin qui sera fêtée demain, Un extrait du long poème de Louis Aragon qui achève «Le roman inachevé».
Ce récit en poèmes publié en 1956 où il parle de sa jeunesse, de ses engagements politiques et de son amour pour sa compagne : Elsa Triolet.
Le long poème final a pour titre : «Prose du bonheur et d’Elsa» dont voici un extrait :
Aragon – Prose du bonheur et d’Elsa
«  […]
Comme un battoir laissé dans le bleu des lessives
Un chant dans la poitrine à jamais enfoui
L’ombre oblique d’un arbre abattu sur la rive
Que serais-je sans toi qu’un homme à la dérive
Au fil de l’étang mort une étoupe rouie
Ou l’épave à vau-l’eau d’un temps évanoui
J’étais celui qui sait seulement être contre
Celui qui sur le noir parie à tout moment
Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre
Que cette heure arrêtée au cadran de la montre
Que serais-je sans toi qu’un cœur au bois dormant
Que serais-je sans toi que ce balbutiement
Un bonhomme hagard qui ferme sa fenêtre
Le vieux cabot parlant des anciennes tournées
L’escamoteur qu’on fait à son tour disparaître
Je vois parfois celui que je n’eus manqué d’être
Si tu n’étais venue changer ma destinée
Et n’avais relevé le cheval couronné
Je te dois tout je ne suis rien que ta poussière
Chaque mot de mon chant c’est de toi qu’il venait
Quand ton pied s’y posa je n’étais qu’une pierre
Ma gloire et ma grandeur seront d’être ton lierre
Le fidèle miroir où tu te reconnais
Je ne suis que ton ombre et ta menue monnaie
J’ai tout appris de toi sur les choses humaines
Et j’ai vu désormais le monde à ta façon
J’ai tout appris de toi comme on boit aux fontaines
Comme on lit dans le ciel les étoiles lointaines
Comme au passant qui chante on reprend sa chanson
J’ai tout appris de toi jusqu’au sens du frisson
J’ai tout appris de toi pour ce qui me concerne
Qu’il fait jour à midi qu’un ciel peut être bleu
Que le bonheur n’est pas un quinquet de taverne
Tu m’as pris par la main dans cet enfer moderne
Où l’homme ne sait plus ce que c’est qu’être deux
Tu m’as pris par la main comme un amant heureux
Il vient de m’échapper un aveu redoutable
Quel verset appelait ce répons imprudent
Comme un nageur la mer Comme un pied nu le sable
Comme un front de dormeur la nappe sur la table
L’alouette un miroir La porte l’ouragan
La forme de ta main la caresse du gant
Le ciel va-t-il vraiment me le tenir à crime
Je l’ai dit j’ai vendu mon ombre et mon secret
Ce que ressent mon cœur sur la sagesse prime
Je l’ai dit sans savoir emporté par la rime
Je l’ai dit sans calcul je l’ai dit d’un seul trait
De s’être dit heureux qui donc ne blêmirait
Le bonheur c’est un mot terriblement amer
Quel monstre emprunte ici le masque d’une idée
Sa coiffure de sphinx et ses bras de chimère
Debout dans les tombeaux des couples qui s’aimèrent
Le bonheur comme l’or est un mot clabaudé
Il roule sur la dalle avec un bruit de dés
Qui parle du bonheur a souvent les yeux tristes
N’est-ce pas un sanglot de la déconvenue
Une corde brisée aux doigts du guitariste
Et pourtant je vous dis que le bonheur existe
Ailleurs que dans le rêve ailleurs que dans les nues
Terre terre voici ses rades inconnues
Croyez-moi ne me croyez pas quand j’en témoigne
Ce que je sais du malheur m’en donne le droit
Si quand on marche vers le soleil il s’éloigne
Si la nuque de l’homme est faite pour la poigne
Du bourreau si ses bras sont promis à la croix
Le bonheur existe et j’y crois  […]»
Louis Aragon
Jean Ferrat a « picoré » quelques strophes de ce poème et a créé une de ses plus belles chansons : « Que serais-je sans toi »