Vendredi 29 octobre 2021

« Pause (Dans 20 ans, la demande de main-d’œuvre sera substantiellement plus faible)»
Un jour sans mot du jour nouveau

Le jour, avant un grand week-end devrait être férié.

C’est ce que me dit mon corps et mon esprit.

Il faut toujours écouter son corps.

Le 29 octobre 2014, je reprenais une prévision de Bill Gates :

« Dans 20 ans, la demande de main-d’œuvre pour beaucoup de compétences sera substantiellement plus faible. »

Si je compte bien dans 20 ans en 2014, signifie que c’est dans 13 ans aujourd’hui.

Et il ajoutait :

« Je ne pense pas que ce soit intégré dans le modèle mental des gens ».

C’est peut être mieux intégré aujourd’hui, car Amazon nous a montré que les entrepôts pouvaient se vider des humains.

Et hier, c’était Xavier qui remplaçait la force publique à Singapour.

J’ai hésité de mettre à l’affiche un chat robot comme celui que vous trouvez dans cet article de 2020 : <Votre prochain chat sera peut-être un robot>

Finalement j’ai préféré ce chat bougon car je préférerai toujours le vivant aux machines.

Car comme l’écrit Alain Damasio

« Le vivant n’est pas une propriété, un bien qu’on pourrait acquérir ou protéger.
C’est un milieu, c’est un chant qui nous traverse dans lequel nous sommes immergés, fondus ou électrisés.
Si bien que s’il existe une éthique en tant qu’être humain.
C’est d’être digne de ce don sublime d’être vivant.
Et d’en incarner, d’en déployer autant que faire se peut les puissances.
Qu’est-ce qu’une puissance ?
Une puissance de vie !
C’est le volume de liens, de relations qu’un être est capable de tisser et d’entrelacer sans se porter atteinte.
Ou encore c’est la gamme chromatique des affects dont nous sommes capables
Vivre revient alors à accroitre notre capacité à être affecté.
Donc notre spectre ou notre amplitude à être touché, changé, ému.
Contracter une sensation, contempler, habiter un instant ou un lieu. »

<Mot du jour sans numéro>

Jeudi 28 octobre 2021

« Xavier»
Ce prénom ne correspond à rien d’humain à Singapour

J’ai souvent entendu dans des émissions de radio, dans lesquels intervenaient des économistes libéraux, les plus grands éloges sur l’organisation politique de Singapour et sa capacité à favoriser le développement économique.

Singapour est un tout petit État : 719 km²

Pour qu’on puisse avoir une idée de comparaison, la métropole de Lyon représente 534 km².

Dans la région parisienne, il existe la métropole du Grand Paris qui regroupe la ville de Paris et 130 communes, comprenant l’intégralité des communes des départements de la petite couronne (Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis et Val-de-Marne) ainsi que six communes de l’Essonne et une du Val d’Oise. Cette entité représente 814  km².

L’État de Singapour est situé à l’extrême sud de la péninsule Malaise, dont il est séparé au nord par le détroit de Johor, et borde au sud le détroit de Singapour.

Il comprend 63 îles, dont la principale est Pulau Ujong qui représente à elle seule 81% du territoire de l’État.

La raison pour laquelle Singapour ne fait pas simplement partie de l’État de Malaisie est une histoire de religion et d’ethnie.

La Malaisie et Singapour étaient colonies Britanniques depuis 1795. Et quand Les britanniques se sont retirés l’État indépendant qui a été créé en 1957 comprenait bien Singapour.

La Malaisie, hors Singapour, était un pays musulman, les habitants de Singapour d’origine chinoise étaient bouddhistes.

<Wikipedia> présente ainsi cette séparation de 1965 :

« Le retrait de Singapour de la fédération de Malaisie, le 9 Août 1965 fut pratiquement vu comme une partition de la Malaisie en deux états, par les observateurs étrangers, mais, à la différence de l’Inde, cette partition n’était pas religieuse, mais plutôt ethnique, avec la création de l’état de Singapour, majoritairement peuplé de Chinois, et la Malaisie, majoritairement peuplée de Malais musulmans, mais avec une forte minorité de Chinois. Avant 1965, les Chinois étaient aussi nombreux que les Malais, en Malaisie, Les deux parties n’arrivaient pas à s’entendre pour le partage du pouvoir entre Chinois et Malais, d’autant plus que les Malais étaient favorables à un régime monarchique, alors que les Chinois voulaient un régime républicain, ce qui laissait présager une grave guerre civile ethnique, expliquant largement le retrait de Singapour, en 1965. »

Ce sont les Malais de la péninsule qui forcent Singapour à quitter la Fédération contre la volonté du responsable politique de Singapour qui constituait une des régions autonomes de la Malaisie : Lee Kuan Yew.

C’est ce dernier qui est cité en exemple pour sa capacité de direction l’État de manière très ferme tout en préservant une démocratie.

Lorsqu’il fut contraint d’assumer la séparation entre la Malaisie et Singapour il tint ce discours :

« Pour moi, c’est un moment d’angoisse. Toute ma vie, toute ma vie d’adulte, j’ai… j’ai cru en l’union avec la Malaisie et à l’unité des deux territoires. Vous savez que nous, en tant que peuple lié par la géographie, l’économie, par des liens de parenté… Cela détruit littéralement tout ce pour quoi nous avons lutté… Maintenant, moi, Lee Kuan Yew, Premier ministre de Singapour, dans la responsabilité qui m’incombe, je proclame et déclare au nom du peuple et du gouvernement de Singapour que, à partir de ce jour, le 9 août de cette année mille neuf cent soixante-cinq, Singapour sera à jamais une nation indépendante, souveraine et démocratique, fondée sur les principes de liberté et de justice et avec pour but la recherche du bien-être et du bonheur du peuple dans une société la plus juste et égalitaire possible.  »

Et de ce minuscule État, sans beaucoup de ressources, Lee Kuan Yew qui restera premier ministre de 1965 à 1990, fera un miracle économique. Voici l’évolution du PIB depuis 1965 :


De presque rien en 1965, le PIB est monté à près de 400 milliards de dollars faisant en 2017, selon le FMI, de Singapour le 4ème pays du classement du PIB par habitants,( devancé seulement par le Qatar, Macao et le Luxembourg. La France est 29ème de ce classement.

Comment ce micro État fait-il ?

Selon <Wikipedia> :

« Son économie repose sur les services bancaires et financiers (deuxième place financière d’Asie après le Japon), le commerce, la navigation (deuxième port du monde derrière Shanghai pour le tonnage cargo, mais aussi en conteneurs pour la même année, le tourisme, les chantiers navals et le raffinage du pétrole (troisième raffineur mondial).
Le secteur de l’industrie électronique est également très dynamique et connu dans le monde entier. »

Et c’est donc dans ce pays moderne, dynamique, exemple pour tous ceux qui ont le PIB et l’ordre en ligne de mire,  qu’est né Xavier. Je l’ai découvert sur France Inter, dans l’émission <Sous les radars> du 6 octobre 2021 :

« Une voix métallique, une voix d’automate, Singapour inaugure depuis quelques temps sa nouvelle trouvaille high tech, des robots sur roue, équipés de 7 caméras différentes, qui arpentent les rues de la Cité État pour détecter les “comportements sociaux indésirables” et réprimander les contrevenants. Le robot s’appelle Xavier. C’est marqué dessus mais c’est bien là son seul attribut humain. Pour le reste il ne laisse rien passer. Ni les fumeurs qui en grille une dans une zone non autorisée, ni les enfants qui garent mal leur vélo, ni les retraités qui jouent aux échecs sans respecter les gestes barrière. Xavier voit tout et rappelle à l’ordre, avec sa voix naisillarde, sans toutefois passer à la contravention. Le système est encore en rodage.

Une surveillance de tous les instants qui inquiète les rares militants des droits de l’homme à Singapour.  “On a l’impression, dit cette militante, de ne plus être en sécurité pour exprimer certaines opinions ou adopter certains comportements.  On doit faire attention à tout ce qu’on dit et à tout ce qu’on fait, bien plus que dans n’importe quel autres pays.” “C’est comme une dystopie… Et le plus dystopique dans tout ça, conclue t-elle, c’est que c’est normalisé, et que les gens ne réagissent pas beaucoup.

Pas de mobilisation populaire en effet contre ces redresseurs de torts robotisés. Il faut dire que les habitants de Singapour commencent à être habitués. Le gouvernement promeut depuis longtemps l’idée d’une nation intelligente, une smart nation, à la pointe de la technologie. Les caméras sont déjà omniprésentes dans les rues et les lampadaires équipés de logiciels de reconnaissance faciale. »

Quand on tape « xavier robot singapour» sur un moteur de recherche on trouve beaucoup d’articles et de vidéo sur cette « modernité ».

<Courrier International> essaye d’analyser cette évolution, dont certains rêvent dans nos contrées certainement, à travers le regard de journaux asiatiques :

« Est-ce que vous fumez dans une zone interdite ? Vous vous rassemblez à plus de cinq ? Méfiez-vous de Xavier, qui est à l’affût de ces ‘comportements sociaux indésirables'”, mettait en garde début septembre la chaîne de télévision singapourienne Channel News Asia (CNA) sur son site Internet. »

La moindre infraction est repérée :

« Juchés sur quatre roues et se déplaçant à 5 km/h, ce robot est doté de caméras à 360 degrés et “est capable de voir dans l’obscurité”, précise The Straits Times. “En une poignée de secondes, les images sont transmises à un centre de commandement et de contrôle, introduites dans un système d’analyse vidéo programmé pour reconnaître la posture d’un homme, les contours d’une cigarette dans sa bouche et d’autres signes visuels.” Et alors Xavier, d’une voix synthétique, s’adresse au contrevenant : “Merci de ne pas fumer dans un espace interdit tel que les passages couverts.” Des policiers visionnant les images peuvent également s’adresser directement aux fautifs par l’intermédiaire du robot, ajoute CNA. Pour l’heure, Xavier ne délivre aucune amende. »

On apprend qu’en mai 2020, Singapour avait déjà expérimenté un « chien robot » ayant pour mission de faire respecter les distances de sécurité dans le contexte de la pandémie de Covid-19.

Si les journaux de Singapour ne trouvent rien à redire à cette surveillance omnisciente, c’est un journal indien de Bombay, « The Indian Express » qui évoque « ce Robocop dans ce paradis de l’autoritarisme consumériste ».

Il regrette que :

« Pour beaucoup, il n’y a rien de gênant à ce que des robots fassent respecter les règles ».

Pour conclure que :

« Le pire avec ce système de surveillance, n’est pas qu’il se substitue aux policiers et aide à attraper les auteurs d’infractions. […] C’est, en réalité, qu’il veille à ce que les gens se conduisent en permanence comme s’ils étaient épiés.
En d’autres termes, les robots comme les caméras et les logiciels de reconnaissance faciale ne sont pas faits pour que vous ayez peur de la police. Ils ont pour but de placer un policier dans votre tête. »

Voilà !

Cela se passe à Singapour, exemple de dynamisme, de société moderne et de développement économique. Une démocratie où règnent l’ordre, le calme et le civisme ….

<1614>

Mercredi 27 octobre 2021

« Vous pouvez écouter votre ostéopathe, il en est bien qui écoute leur coiffeur ! »
Un médecin rencontré lors d’une échographie

Aujourd’hui je vais parler de médecins, de techniciens et d’ostéopathie.

Mais pour ce faire, il me semble utile de parler d’une expérience personnelle et d’expliquer le début de l’affaire.

Ce récit, écrit en couleur verte, peut être cependant sauté par les lecteurs pressés. Il a pour objet d’expliquer pourquoi un vendredi à 16 :10 je me suis retrouvé dans le cabinet d’un utilisateur de l’appareil S3000 de marque Siemens en vue de réaliser une échographie abdominale

Nous étions donc au mois de septembre dans un gîte situé dans le massif de la chartreuse, près du col du Cucheron.

Le premier matin, j’ai ouvert des volets à battants et en voulant les bloquer par le loquet prévu, je me suis appuyé sur le rebord de la fenêtre et j’ai essayé d’étendre mon bras droit jusqu’au loquet. J’ai brusquement senti une douleur suffisamment vive pour que j’arrête le mouvement et que je sorte pour accrocher le loquet de l’extérieur, exercice plus simple et plus confortable.

Dans l’après-midi, j’ai ressenti une douleur plus intense dans cette zone, sans d’abord faire le lien avec l’épisode du matin.

Le soir, il m’était impossible, dans le lit, de me coucher du côté droit, ni de tendre le bras droit pour attraper quoi que ce soit sur la table de nuit.

Cette douleur intense a duré une semaine.

Je me soignais avec des granules et de la crème d’arnica.

La deuxième semaine il y a avait une amélioration mais j’avais des sensations désagréables dans la même zone, notamment au moment de manger ou de digérer et quelques autres désagréments quand je respirais profondément ou que conduisais pendant un certain temps.

Au retour des vacances, en consultant mon oncologue pour la visite périodique, je lui ai fait part de cette douleur, des circonstances de son apparition.

En m’examinant, elle a conclu à des probables douleurs intercostales sans gravité.

Nous avons cependant décidé de réaliser un examen approfondi dans 6 mois (techniquement un pet scan) pour vérifier l’état des métastases du cancer.

Mais juste avant de partir, elle a ajouté : «si les douleurs persistent nous avancerons l’examen».

Cette remarque, juste à la sortie de la consultation, a eu pour effet d’augmenter légèrement mon niveau d’inquiétude.

Les douleurs persistaient sans que je puisse avoir la certitude qu’elles diminuaient. Je suis d’abord allé voir mon médecin traitant, puis mon ostéopathe qui ont tous les deux été rassurants. L’ostéopathe expliquant mes douleurs annexes en disant que tout étant lié dans la cavité abdominale, il n’était pas anormal que des douleurs organiques puissent être déclenchées par un traumatisme au niveau des côtes.

Et il avait été décidé de réaliser une échographie abdominale si au bout d’un mois, depuis le début des douleurs, si des perceptions désagréables persistaient.

Et voilà, pourquoi vendredi après-midi dernier je suis entré dans un cabinet d’échographie dans un hôpital lyonnais en vue d’un examen de la zone douloureuse.

Pour être efficace, le médecin qui m’a reçu m’a demandé de m’allonger pour que l’échographie débute immédiatement.

Il écoutait d’une oreille distraite ce que je lui racontais sur mon état de santé, toute son attention était retenue par l’appareil dont il était le servant.

Tout était normal, jusqu’à la détection des stigmates d’une fracture de l’axe antérieur de la 9ème cote droite avec un cal osseux.

Pour celles et ceux qui auraient besoin d’explications : Après une fracture, l’organisme est capable de fabriquer à nouveau de l’os et un épaississement osseux se forme afin de favoriser la cicatrisation de l’os : il s’agit d’un cal osseux.

C’est alors que nous avons engagé la conversation :

Moi : C’est donc cette fracture qui justifie mes douleurs ? et aussi mes douleurs plus profondes. Mon ostéopathe m’a expliqué que ces choses étaient liées.

Le médecin : De toute façon pour les ostéopathes tout est toujours lié !

Moi : Ah vous doutez de l’ostéopathie ?

Le médecin : Oh ! Vous pouvez écouter votre ostéopathe, il en est bien qui écoute leur coiffeur !

C’est ainsi que s’est achevé notre échange. Lui m’expliquant que je pouvais me rhabiller et qu’il allait préparer le compte rendu de l’examen.

Comparer l’avis d’un ostéopathe et l’opinion d’un coiffeur, c’est être un peu méprisant, selon ma perception.

France Culture dans son émission, « les idées claires » a posé la question : « Ostéopathie, ça ne sert à rien ? »

L’émission avait invité le professeur François Rannou, chef du service de médecine physique et de réadaptation à l’hôpital Cochin et dirigeant d’une équipe à l’Inserm de la faculté des Saints-Pères, en charge d’une étude sur l’effet de l’ostéopathie sur 400 patients souffrant de lombalgie.

Les participants ont bénéficié de six séances de manipulations ostéopathiques ou de six séances de manipulations placebo à raison d’une séance toutes les deux semaines, pendant trois mois.

Les séances étaient toutes réalisées par des ostéopathes qui étaient d’accord sur les manipulations que leur discipline préconisait pour une lombalgie.

Une partie de ces ostéopathes appliquaient strictement ce protocole sur les membres du premier groupe, alors que l’autre partie des ostéopathes se gardaient de le suivre en réalisant des manipulations qui devaient être neutre.

Les résultats sont parus dans la revue JAMA (Journal of the American Medical Association) le 15 mars 2021.

Le professeur Rannou rapporte :

« En général, quand on fait des études sur les faits, soit d’un médicament, soit d’une thérapeutique non pharmacologique dans les maladies de l’appareil locomoteur, on regarde trois choses. On regarde la douleur, est-ce qu’on a mal ou pas ? Ou moins mal ou plus mal ? La fonction en gros c’est, qu’est ce qu’on peut faire ? Et la qualité de vie, est-ce qu’on a perdu ou pas en qualité de vie ? Là, on a montré que sur la douleur, il n’y avait pas de différences du tout entre les deux groupes, la qualité de vie non plus. Par contre, sur la fonction, il y a une petite différence entre les deux groupes en faveur du groupe ostéopathie. Mais cette différence n’est pas ce que l’on appelle cliniquement pertinente, c’est-à-dire que c’est une différence qui est tellement faible qu’on considère qu’elle n’a pas d’existence clinique. »

Donc l’ostéopathie n’a pas plus d’effet qu’un placebo selon cette étude.

Je n’ai pas vocation à remettre en cause cette étude.

Je constate qu’il s’agissait d’une étude sur un point précis de souffrance : une lombalgie.

Une étude sur une autre pathologie conduirait-elle au même résultat ?

Et puis il y a un constat du professeur Rannou qui me semble essentiel :

« On a comparé l’ostéopathie chez les gens qui ont mal au dos depuis plus de 6 semaines à un placebo et on montre qu’il n’y a pas de différences entre les deux. En gros, les deux améliorent les patients, mais il n’y a pas de différences cliniquement pertinentes entre les deux groupes. »

L’ostéopathie dans ce cas améliore la situation du patient, c’est mieux que de ne rien faire, mais ce n’est pas mieux qu’un placebo.

Mais dans les deux cas la prise en charge est la même, je veux dire que les patients rencontrent un ostéopathe qui s’occupe d’eux, avec lequel ils échangent. Bref tout est dans la relation, dans la capacité d’empathie et d’humanité dont est capable le praticien et la confiance que peut lui manifester le patient.

Exactement le contraire de ce technicien que j’ai rencontré vendredi après-midi, appendice d’une machine et qui n’a marqué aucune empathie et très peu d’écoute.

Il pourrait probablement être remplacé par une intelligence artificielle sans qu’il n’y ait de dégradation du service.

<1613>

 

Mardi 26 octobre 2021

« Je suis un modeste musicien. »
Bernard Haitink

Et de manière unanime, le 22 octobre 2021, les sites de tous les plus grands orchestres symphoniques du monde ont affiché en page d’accueil la même information : Le chef d’orchestre néerlandais Bernard Haitink est mort le 21 octobre 2021

En commençant par l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam, dont il fut le chef pendant 25 ans.

Mais aussi l’Orchestre Philharmonique de Berlin, l’Orchestre Philharmonique de Vienne, le Chicago Symphony Orchestra, le Boston Symphony Orchestra, l’Orchestre de la Staatskapelle de Dresde.

Les plus grands !

Et aussi le London Philharmonic Orchestra dont il fut chef principal pendant 12 ans.

Il est mort de vieillesse, à l’âge de 92 ans. <La Croix> écrit :

« «  Je suis un modeste musicien », martelait Bernard Haitink si l’on s’aventurait à évoquer son impressionnante carrière. Pourtant, c’est bien l’un des plus grands chefs d’orchestre de l’histoire qui est mort jeudi 21 octobre à Londres. »

Il s’était arrêté de diriger il y a deux ans. Parce que cet homme humble avait déclaré :

« Je ne veux pas qu’on dise de moi : il est gentil mais il devrait s’arrêter là ! »

Il a ainsi décidé et réalisé son dernier concert dans la salle du Festival de Lucerne avec l’Orchestre Philharmonique de Vienne le 6 septembre 2019.

Il dirigea le 4ème concerto de piano de Beethoven avec le pianiste Emmanuel Ax, puis l’immense 7ème symphonie de Bruckner.

Ce concert peut être écouté sur le site de France Musique < L’ultime concert de Bernard Haitink>.

Il y a aussi <cette vidéo> qui montre les deux dernières minutes de scène de cet immense chef d’orchestre qui d’un geste de la main gauche arrête la musique, remercie l’orchestre, remercie le public qui l’applaudit debout, puis prend sa canne et prend la main d’une femme qui l’attend en bas de l’estrade pour s’en aller tranquillement et prendre une retraite pour 2 ans, à 90 ans.

<TELERAMA> rapporte à propos de la musique de l’Autrichien Anton Bruckner (1824-1896)

« le chef d’orchestre néerlandais Bernard Haitink considérait qu’« essayer de l’expliquer, c’est déjà se tromper. » La musique, pensait-il, ça se sent et ça se vit à l’intérieur de soi. Alors à quoi bon intellectualiser sa passion pour ce compositeur ? « C’est curieux de voir comment je me sens inexplicablement si proche de lui. »

Loin des autocrates du pupitre, il fut à l’instar de Claudio Abbado, de 4 ans son cadet, un musicien parmi les musiciens.

<Le Monde> écrit :

« Chef d’orchestre d’une grande discrétion, au point d’avoir parfois été traité de « sphinx », Bernard Haitink, […] restera comme l’une des plus grandes baguettes de la seconde moitié du XXe siècle. »

Quand je me suis éveillé à la musique avec mon ami Bertrand G. dans les années 1970, nous écoutions, beaucoup la <Tribune des critiques de disques> de France Musique.

Nous étions très influencés par ces critiques, notamment Antoine Goléa qui rejetait systématiquement les interprétations de Haitink, le traitant d’apprenti, d’élève mais pas de chef d’orchestre.

Certes, Bernard Haitink a muri au cours des années et perfectionné son art, mais aujourd’hui l’ensemble de la communauté musicale reconnait que même les enregistrements de ses débuts sont d’une qualité remarquable.

Entretemps Bertrand et moi avons compris qu’il fallait se méfier des experts, de tous les experts dans tous les domaines et particulièrement dans le domaine musical.

La question à se poser : est-ce que cette interprétation me touche, me fait vibrer, me fait du bien ?

Bernard Haitink est né en 1929 à Amsterdam et apprend le violon à 9 ans.

Selon son propre jugement, il n’est pas très bon

Mais ses parents l’emmènent aux concerts du Concertgebouw où il découvre des chefs comme Willem Mengelberg, Bruno Walter ou Otto Klemperer et apprend à aimer l’orchestre symphonique.

Sa carrière musicale commence au sein de l’Orchestre de la radio néerlandaise, dont il intègre, à 25 ans, le pupitre des violons. Il exprimera longtemps une culpabilité car il se convaincra qu’il ne doit sa carrière qu’à l’éviction de ses camarades juifs, contraints au départ du Conservatoire d’Amsterdam à cause des lois nazies.

<La Croix> rapporte ses propos :

« C’est horrible à dire, mais s’il n’y avait pas eu les abominations de l’Occupation nazie, je n’aurais jamais été chef d’orchestre. Il y aurait eu des chefs beaucoup plus talentueux que moi. »

Il va se tourner rapidement vers la direction d’orchestre.

Le Monde écrit :

« En 1954, il est lauréat d’un concours de direction organisé par la radio, dont le président du jury, Ferdinand Leitner, devient alors son mentor. L’année suivante, le jeune homme est promu au rang de second chef de l’Orchestre de la radio avant d’en devenir le chef principal en 1957. Il a, dans l’intervalle, remplacé au pied levé le grand Carlo Maria Giulini à la tête de l’Orchestre du Concertgebouw, le 7 novembre 1956. »

Un concours de circonstance, le directeur musical de l’orchestre du Concertgebouw décède et son talent vont le conduire à être nommé premier chef de cet orchestre prestigieux à 34 ans, ce qui était très jeune, surtout de ce temps-là. Cette jeunesse inhabituelle suscitera la méfiance et le dénigrement de certains critiques et musicologues

Mais Bernard Haitink, travaille, approfondit et réalisera ce que le Monde appelle :

«  Une aventure musicale d’un quart de siècle, parmi les plus passionnantes de l’histoire musicale, jusqu’en 1988. »

Poussé par l’éditeur néerlandais Philips, il va entreprendre une des premières intégrales de la musique de Mahler. Il entreprendra d’autres intégrales : Bruckner, Brahms, Beethoven, Tchaikovski.

Il sera le premier chef occidental à pénétrer tout l’univers de Chostakovich et réalisera une intégrale de référence avec ses deux orchestres du Concertgebouw et du London Philharmonic.

L’histoire avec le Concertgebouw lui apportera des déceptions.

Le Monde relate :

Les dernières années « En 1983, Bernard Haitink met sa démission dans la balance et fait reculer le gouvernement hollandais qui s’apprêtait à mettre en œuvre un plan d’économies qui menaçait vingt-trois des musiciens de l’orchestre. Conséquence directe : son contrat n’est pas renouvelé en 1988. »

Il ne sera même pas invité pour fêter le centenaire de l’institution qu’il a dirigé pendant un quart de cette période.

Il se sentira blessé et restera plusieurs années sans revenir diriger au Concertgebouw.

Mais d’autres institutions et orchestre lui ouvriront les bras, ceux que j’ai déjà cité en début d’articles mais aussi des institutions d’opéra comme le Festival de Glyndebourne et le Royal Opera House Covent Garden de Londres dont il présidera les destinées de 1987 à 2002.

Après 2002, il décidera de reprendre quasi exclusivement le chemin des concerts symphoniques.

En France, il dirige l’Orchestre national de France et ARTE a mis en ligne une vidéo dans laquelle Bernard Haitink dirige l’Orchestre National de France dans Mozart et Bruckner.

<TELERAMA> écrira à propos de ce concert  :

« Lors d’un concert en 2015 à l’auditorium de la Maison de la Radio à Paris, diffusé sur France Musique, il éblouit les spectateurs et auditeurs : ses gestes sont précis et secs. Rien de grandiloquent. Avec lui, l’émotion que procure la musique doit être intériorisée. Son regard est franc, presque sévère. Mais on note quelques sourires et regards complices à l’égard des musiciens, ainsi qu’un air satisfait lorsque la musique adoucit ses traits.  »

Vendredi matin sur France Musique, le musicologue Christian Merlin lui rendait hommage, le qualifiant de « modèle de sobriété » :

« Sa direction n’était parasitée par aucun geste inutile, ses gestes étaient dictés par la nécessité musicale et le souci d’aider l’orchestre. Son conseil aux jeunes chefs : “Je leur suggère d’être moins obsédés par leur image et de faire davantage confiance aux musiciens.” »

Pendant ses dernières années, il a souvent dirigé un autre orchestre londonien prestigieux : le London Symphony Orchestra. C’est avec cet orchestre qu’Annie, Florence et moi avons eu la grâce de l’entendre et de le voir le 30 mai 2017, lors d’un concert à la Philharmonie de Paris pendant lequel il a dirigé la 9ème symphonie de Bruckner.

Bernard Haitink laisse dernière lui plus de 450 enregistrements, de Beethoven, Mahler, Bruckner, R Strauss, Debussy, Brahms ou encore Chostakovitch.

<La Croix> écrit à juste titre

« Il laisse de magnifiques enregistrements en héritage. Tout est à écouter. »

<1612>

 

Lundi 25 octobre 2021

« J’aime la chanson, j’aime les mots, j’aime les notes, je gratte sur une guitare, je raconte des histoires à des amis. »
Georges Brassens

Il y a cent ans le 25 octobre 1921, Georges Brassens était âgé de quatre jours, puisqu’il était né à Sète, le samedi 22 octobre 1921.

Il est né la même année qu’Edgar Morin qui, lui, vit toujours.

Mon enfance a été bercée par les chansons de cet artiste qui avait pourtant eu énormément de difficultés à s’imposer sur la scène française avant d’en devenir un des piliers.

Cent ans, c’est une invitation à un hommage à ce poète, ce mélodiste, ce chanteur qui savait être paillard, ironique, tendre et profond.

En juin, me promenant sur les bords de Saône, lieu où se trouve les bouquinistes à Lyon, mon regard c’est arrêté sur un livre « Brassens, toute une vie pour la chanson ». Je l’ai acheté et je viens de le lire.

C’est ainsi que j’ai appris qu’il n’a pas achevé ses études au collège Paul-Valéry à Sète. Influencé par une bande de petits casseurs qui cherchaient à bon compte de l’argent de poche, il est compromis dans des vols de bijoux auxquels il n’a d’ailleurs pas participé, flirtant seulement avec la bande et avec le risque. Il se retrouve au commissariat où son père se hâte d’aller le voir.

Brassens a tiré de cet épisode une de ses plus belles chansons : <Les Quatre bacheliers>

« Nous étions quatre bacheliers
Sans vergogne,
La vraie crème des écoliers,
Des ecoliers.

Pour offrir aux filles des fleurs,
Sans vergogne,
Nous nous fîmes un peu voleurs,
Un peu voleurs. »

<suite>

Chanson dans laquelle il rend hommage à son père bienveillant :

« Mais je sais qu’un enfant perdu, […]
A de la chance quand il a,
Sans vergogne,
Un père de ce tonneau-là »

Ce livre a été écrit par un de ses amis : André Sève, son aîné de 8 ans puisqu’il est né en 1913 à Crest (Drôme) mais qui lui a survécu de 20 ans.

Brassens l’appelait « Frère André » parce qu’il était un religieux assomptionniste. Il a surtout écrit des livres spirituels et religieux mais il voulait écrire un livre d’interview de ce chanteur dont il aimait tant les chansons … sauf quelques-unes…

Car évidemment la Foi et la religion les conduisaient à des disputes fréquentes. Et quelquefois des chansons pouvaient être des objets de dispute.

Ainsi <La religieuse> qui commence ainsi :

« Tous les cœurs se rallient à sa blanche cornette
Si le chrétien succombe à son charme insidieux
Le païen le plus sûr, l’athée le plus honnête
Se laisseraient aller parfois à croire en Dieu
Et les enfants de chœur font tinter leur sonnette

Il paraît que, dessous sa cornette fatale
Qu’elle arbore à la messe avec tant de rigueur
Cette petite sœur cache, c’est un scandale
Une queu’ de cheval et des accroche-cœurs
Et les enfants de chœur s’agitent dans les stalles

Il paraît que, dessous son gros habit de bure
Elle porte coquettement des bas de soie
Festons, frivolités, fanfreluches, guipures
Enfin tout ce qu’il faut pour que le diable y soit
Et les enfants de chœur ont des pensées impures »
Brassens par André Sève page 50

Mais cet épisode permet à Brassens de donner cette leçon de vie :

« Quand tu fais quelque chose qui m’agace, par exemple quand tu as écouté la religieuse ça t’a contrarié et tu ne voulais plus me voir, ça m’a refroidi à ton égard, tu comprends, mais j’ai fait un effort, j’ai essayé de me dire : « C’est normal que cette chanson ne plaise pas à Frère André, ce n’est pas une raison pour lui en vouloir à ce point. » Quand on fait cet effort, on s’aperçoit souvent que les raisons de se refroidir ne sont jamais de vraiment bonnes raisons, c’est dû au caractère, à l’égoïsme du moment. Parce que je ne trouvais pas dans mon Frère André, à ce moment-là, ce que j’espérais y trouver je me refroidissais, mais dans l’amitié il ne faut pas penser uniquement à ce que l’autre, d’après nous, doit nous apporter. Il ne faut pas prendre, prendre. Il faut donner, et dans ces moments-là, ce qu’on peut donner de mieux, c’est d’être très intelligent, pas puéril. »
Brassens par André Sève page 98

Ce livre a été écrit alors que Brassens avait 54 ans, il lui restait 6 ans à vivre.

Ce livre ne fut pas simple, Brassens bourru passa son temps à rabrouer son ami. Il l’obligea d’abord à abandonner la liste de questions qu’il avait patiemment préparées pour laisser le dialogue plus naturel et moins formaté. Après il lui reprocha de ne pas le laisser aller au bout de sa pensée et de l’interrompre pour enfin lui reprocher qu’il ne le comprenait pas ou qu’il ne l’écoutait pas.

Frère André a scrupuleusement rapporté ces rebuffades, comme celle lorsqu’il n’était pas convaincu que Brassens, qui avait écrit de si beaux textes, puisse prétendre que dans ses chansons le plus important était la mélodie :

« Est-ce que tu me suis bien ? Est-ce que j’arriverai à te faire comprendre que j’attache plus d’importance à la musique qu’aux paroles
Brassens par André Sève page 30
[…]
« C’est pour cela qu’en disant que tu aimes mes chansons sans tenir compte des musiques, tu fais preuve d’une incompétence rare en matière de chanson, et ça me fait de la peine. […]
Puisque tu les aimes, mes chansons, la musique te pénètre et te plaît sans que tu te rendes bien compte. »
Brassens par André Sève page 30

Et quand André Sève veut donner la liste de des 10 chansons préférées, il lui rétorque :

« Dis-les donc tes préférences. Mais si tu aimais la chanson et si tu aimais Brassens, tu n’aurais pas de préférences. »
Brassens par André Sève page 51

André Sève parvient cependant à lui faire avouer son amour des mots :

« Oui, j’aime bien me faire une petite fête avec les mots. Il y en a qui servent admirablement une pensée, une image. « Ventripotent…le regard oblique…Elle viendra faire sa niche entre mes bras… Le parti des myosotis… Au bois de mon cœur…Des grâces roturières… » Certains mots sont beaux par eux-mêmes, d’autres jouent bien entre eux : « Un grain de sel dans tes cheveux » »
Brassens par André Sève page 50

Il galéra pour être reconnu. Il proclame : je dois tout à Patachou :

« Je me suis fait trois amis qui m’ont dit : « On va te présenter à Patachou » Un soir on m’a amené à son cabaret-restaurant à Montmartre et après le spectacle j’ai chanté mes chansons. Je pensais n’en donner qu’une ou deux, mais Patachou m’a tout fait chanter. Elle m’a pris immédiatement plusieurs chansons et m’a demandé de revenir pour les lui apprendre. »
Brassens par André Sève page 39

La première fois qu’on a entendu en public une chanson de Brassens, c’était par Patachou.

Patachou chante <Les amoureux des bancs publics>

Mais elle ne voudra pas chanter certaines chansons comme « le Gorille », « la Mauvaise réputation » et elle le convainquit de les chanter lui-même. Elle le laissa chanter après son spectacle en le lançant ainsi :

« Je vous ai chanté la Prière, Bancs publics. Je vous ai dit que c’était d’un nommé Brassens. Il est là, Brassens. Il ne sait pas tellement bien chanter, il ne sait pas tellement bien jouer de la guitare, il ne sait pas tellement bien se tenir en public, visiblement il n’aime pas ça, mais si vous voulez passer un moment agréable, restez. »
Brassens par André Sève page 40

Et les gens sont restés.

« Tout ensuite, est allé très vite, et je le dois à Patachou, je ne cesserai jamais de le dire. Parce que tu sais à ce moment-là, j’étais un peu perdu, j’avais 31 ans et j’étais un peu désespéré, je commençais à penser que ça ne marcherait jamais. »
Brassens par André Sève page 40

<Mini interview de Patachou, très vieille, qui parle de sa rencontre avec Brassens>

La vie de Brassens décrite dans le livre : il écrivait des chansons, recevait des amis et lisait beaucoup surtout les poètes. Il se levait très tôt vers 2, 3 ou 4 heures du matin après 6 heures de sommeil.

C’était un bosseur !

« Je vis selon les chansons que j’écris, si j’en ai vraiment entrain je ne m’occupe que de ça. Je reste parfois deux heures assis à chercher un mot, un accord. Je peux travailler jusqu’à douze heures dans la journée. »
Brassens par André Sève page 79

Il écoutait parfois de la musique classique :

« Oui mais je préfère le jazz […] J’aime ce rythme »
Brassens par André Sève page 79

Et quand André s’étonne que lui homme de la ville ait pu écrire une merveille comme <Bonhomme> il répond :

« Eh bien, j’avais peut être lu quelque chose qui m’a fait vibrer. Et ce qui m’est d’abord venu, c’est « mort naturelle ». J’ai vu un vieil homme qui mourait, sa vieille femme qui allait pour chauffer Bonhomme « qui va mourir de mort naturelle ». J’ai réussi cette chanson, que j’aime beaucoup, c’est une de mes préférées, parce que j’avais dû être fortement ému/ […] c’est la mort du grand-père d’un ami qui m’avait frappé. »
Brassens par André Sève page 50

Les paroles qui débute cette chanson :

« Malgré la bise qui mord
La pauvre vieille de somme
Va ramasser du bois mort
Pour chauffer Bonhomme
Bonhomme qui va mourir
De mort naturelle

Mélancolique, elle va
À travers la forêt blême
Où jadis elle rêva
De celui qu’elle aime
Qu’elle aime et qui va mourir
De mort naturelle »
Brassens par André Sève page 50

Il aimait les chats :

« Dans ma vie, il me faut des chats. De toute façon, je respecte les animaux, je ne suis ni chasseur ni pêcheur à cause de ça. Je dois aimer les chats parce qu’ils sont très indépendants. Je respecte leur indépendance, je ne les caresse que lorsqu’ils ont envie, je ne les habille pas, je ne les mets pas dans une boîte. Je les regarde vivre. »
Brassens par André Sève page 69

J’ai lu sur le web que l’anarchiste qu’il était, aurait dit qu’il préférait les chats aux chiens parce qu’il n’y avait pas de chat policier.

Et il va encore se révolter quand Frère André veut lui faire dire qu’il y a un message, une morale, des valeurs dans ses chansons :

« Mais prends-moi comme je suis : j’aime la chanson, j’aime les mots, j’aime les notes, je gratte sur une guitare, je raconte des histoires à des amis. Il se trouve que j’ai beaucoup lu, que j’ai rencontré certaines idées, que j’ai vu des choses qui m’ont plu, d’autres qui m’ont déplu, tout ça est entré en moi et ça ressort un jour dans une chanson. Comme une vache qui se met à paître de l’herbe et ça devient du lait. Ne lui demande pas d’expliquer son lait, bois-le »
Brassens par André Sève page 49

Voilà comment était Brassens qui est né à Sète, il y a 100 ans.

<1611>

 

Vendredi 22 octobre 2021

« La victoire en pleurant»
Daniel Cordier

Daniel Cordier est mort le 20 novembre 2020, à 100 ans. J’ai écrit trois mots du jour le concernant début décembre 2020.

J’étais revenu notamment sur son extraordinaire destin et sur son livre « Alias Caracalla »

Je racontais alors que, pendant l’été 2016, j’avais lu ou plutôt dévoré ce livre extraordinaire qui narre le récit précis des faits auxquels Daniel Cordier a participé entre le 17 juin 1940 et le 23 juin 1943.

La première date correspond au jour du discours de Pétain, dans lequel se trouve cet appel insupportable à Daniel Cordier :

« C’est le cœur serré que je vous dis aujourd’hui qu’il faut cesser le combat.
Je me suis adressé cette nuit à l’adversaire pour lui demander s’il est prêt à rechercher avec nous, entre soldats, après la lutte et dans l’honneur, les moyens de mettre un terme aux hostilités. »

La seconde date est le lendemain de l’arrestation de « Rex », Jean Moulin, le 22 juin 1943, à Caluire.

Et entre ces deux dates, le tout jeune Daniel Cordier s’est embarqué sur un navire qui l’a emmené en Angleterre pour continuer le combat. Il s’est alors engagé corps et âme dans « la France libre » sous les ordres du Général de Gaulle. Il a ensuite été parachuté sur la France et a rejoint Lyon où les circonstances vont faire de lui le secrétaire de Jean Moulin alors que ce dernier va tenter d’organiser et de rassembler toutes les chapelles de la résistance sous l’autorité de De Gaulle.

« La victoire en pleurant » est la suite de ce récit, jusqu’à la fin de la guerre et la démission de De Gaulle.

Daniel Cordier abandonnera alors le service de la défense nationale pour le chemin de l’art dans lequel il excellera en tant que marchand d’art, collectionneur et organisateur d’expositions.

Il retrouvera beaucoup plus tardivement cette période, à travers son travail d’historien pour réhabiliter et défendre Jean Moulin attaqué par d’anciens résistants obstinés et vindicatifs.

En particulier, il répondra aux accusations d’Henri Frenay qui prétendait que Jean Moulin était un agent crypto-communiste.

Et c’est à la fin de sa vie qu’il écrira ce que beaucoup appellent ses Mémoires en deux tomes, alors qu’il s’agit d’une toute petite période de sa vie, même si elle fut intense.

Il parvint à finir le récit de cette seconde partie avant sa mort, mais sans avoir le temps de relire et de corriger quelques éléments imprécis.

C’est Bénédicte Vergez-Chaignon, qui a longtemps travaillé avec Cordier dans son travail sur Moulin, qui a finalisé l’ouvrage, l’a préfacé et annoté

La lecture de cet ouvrage, bien plus court qu’Alias Caracalla, constitue un devoir indispensable à tout honnête homme qui s’intéresse à l’Histoire de France.

J’ai profité de la pause estivale pour lire ce livre bouleversant et très instructif sur la France qui est sortie de la seconde guerre mondiale.

Pourquoi la victoire en pleurant ?

Parce Daniel Cordier a perdu beaucoup d’amies et d’amis dans ce combat terrible contre l’ennemi nazi. Certains ont été tués, torturés à mort, se sont suicidés, sont morts dans les camps ou sont revenus dans un tel état physique qu’ils sont morts de la suite de leur déportation.

Il explique qu’il ne se doutait pas de ce que ses camarades avaient enduré dans les camps. Dans son esprit de l’époque, il pensait que si les camarades avaient résisté à la torture, la vie au camp marquait la fin des souffrances et de la lutte contre la mort.

A la fin de la guerre, il va chercher des camarades revenant des camps à la gare :

« Je le fixe intensément pour ajuster ce visage squelettique à un visage connu…Heureusement son regard vif et moqueur me permet de le reconnaître : « Montet ». Il s’agit de Maurice Montet qui dirigeait le service d’évasion vers l’Espagne et qui a été arrêté quelques jours avant Rex (Jean Moulin). Nous nous embrassons. Je n’ose lui demander comment il va. Je suis horrifié de ce que je découvre d’un coup et je me sens d’autant plus coupable d’avoir échappé à la déportation, mais surtout d’avoir imaginé la vie paisible des déportés.
Rompant le silence, il me dit « Ça a été dur, mais on les a eus ». […] Il pèse trente-cinq kilos.
Pages 204-205

Le courage et la détermination de ces femmes et hommes et aussi de leur famille étaient inouïs, incroyable à notre vécu d’aujourd’hui.

Les arrestations de la Gestapo désorganisent les réseaux que Cordier anime. Et voilà ce qu’il écrit page 64 :

« Je reçois un mot des parents de Limonti, à qui j’ai annoncé l’arrestation de leur fils : ils me proposent d’embaucher leur fille Dominique pour remplacer son frère. J’accepte avec émotion et je suis comblé de découvrir qu’elle est dactylo. »

Le frère est tombé aux mains de l’ennemi, la sœur le remplace et les parents encouragent cette montée vers le danger.

Rien n’illustre mieux la vérité de ce vers du chant des partisans

« Ami, si tu tombes un ami sort de l’ombre à ta place. »

«En pleurant», aussi à cause des divisions entre les résistants, entre la France libre et la résistance, à l’arrivée massive dans le camp de la victoire des français de Vichy qui se sont révélés tardivement résistants.

Tout cela créant une atmosphère pesante et bien loin du récit d’une France unie derrière De Gaulle.

Daniel Cordier avait révélé à Paulin Ismard dans De l’Histoire à l’histoire en 2013 :

« Après le 21 juin 1943, j’ai vécu la fin de la guerre en somnambule. »

Bien sûr il sera, à partir de cette date, orphelin de Rex, son chef tellement admiré et dans lequel il avait une confiance absolue. Il ne retrouvera plus cette relation avec un autre.

Pour illustrer le panier de crabes qu’est devenu la France de Londres à la fin de la guerre, un fait écrit révèle cette triste situation. Cordier doit fuir la France, quasi l’intégralité de son réseau a été arrêté suite à la maladresse d’un de ses membres qui gardait à son domicile le nom et l’adresse de tous les membres du réseau.

Et quand il revient ainsi, en avril 1944, en Angleterre, le protocole veut qu’il soit soumis à un interrogatoire d’abord du contre-espionnage britannique puis français.

La conclusion du britannique est :

« Un homme très intelligent et intéressant. J’aurais tendance à considérer ses informations comme fiables. […] J’ai remarqué qu’il prenait grand soin de ne pas donner d’informations dont il ne soit pas certain. […] Ne pose pas de problème de sécurité. »

La conclusion du français est

« L’intéressé a de toute évidence « préparé » son interrogatoire. Il était au courant des critiques formulées contre lui et s’est volontairement retranché dans un vague peu compromettant. Ces quelques lignes font néanmoins ressortir le désordre, la prétention et le manque de franchise de cet agent qui en aucun cas ne devra retourner en France où il serait un véritable danger public »

75 ans après, l’Histoire ayant fait son œuvre, on peut affirmer tranquillement que c’est l’officier britannique qui disait la vérité. L’autre était influencé par les milieux résistants hostiles à jean Moulin.

Un livre qui dit la grandeur de certains humains et la moindre grandeur de certains autres, loin des récits mythiques pour les croyants.

Bénédicte Vergez-Chaignon était l’invité <des matins de France Culture> pour parler de ce livre.

Elle était aussi invitée par <Public Sénat> accompagné de l’historien Emmanuel De WARESQUIEL.

<1610>

Jeudi 21 octobre 2021

« Essaie et cours ta chance ! »
Paul Belmondo à son fils Jean-Paul après qu’un acteur de théâtre ait démoli son rêve de faire de la comédie

Mon neveu Grégory l’avait verbalisé, ce qu’il y a de spécifique dans cet article quotidien que j’écris c’est que je suis libre de choisir le sujet que je veux.

Je l’avais déjà cité lors du mot du jour du <du 4 décembre 2018>

Cette règle est particulièrement vraie pour les hommages.

Il faut que quelque chose me touche, que je pense savoir l’exprimer pour pouvoir le partager.

C’est le cas pour Jean-Paul Belmondo qui est décédé le 6 septembre 2021.

Il a été un acteur flamboyant, populaire, avec un succès incroyable. Il a également tourné, avec un même bonheur, des films d’auteur. Il fut aussi un grand acteur de théâtre.

Mais ce que je voudrais partager, c’est le début et la fin.

Augustin Trapenard était allé lui rendre visite en novembre 2016, chez lui pour son émission <Boomerang>

Et Jean-Paul Belmondo a rappelé ses débuts : Il est né dans un milieu favorisé, à Neuilly sur Seine. Son père était un sculpteur reconnu Paul Belmondo et sa mère une artiste peintre : Madeleine Rainaud-Richard

Mais à l’école il n’y arrivait pas vraiment et il raconte :

« Comédien, je crois que j’ai voulu l’être tout de suite. A 10 ans, je faisais le clown. Ça amusait beaucoup ma mère. Et petit à petit, j’ai pensé que je pourrais être un comédien  »

Ses parents étaient un peu inquiets, mais sont toujours restés positifs. Et devant le désir du petit Jean-Paul, son père qui avait évidemment beaucoup de relations dans le monde des arts et du spectacle lui dit :

« Je vais te présenter à un ami qui est à la Comédie Française et il nous dira ce qu’il pense de toi. »

Cet acteur de théâtre avait pour nom André Bruno. Cela se passa très mal. Le professionnel du théâtre condamna sans appel le jeune enfant ému :

« Arrête. Fais autre chose ! »

Il pleura et c’est là qu’on trouve une leçon de vie donnée par son père. Leçon qu’il gardera toute sa vie.

Sans rien sous-estimer des difficultés et des immenses efforts nécessaires, son père ne l’arrête pas dans la poursuite de son rêve, mais l’encourage à y aller :

« On n’a jamais perdu, il faut garder le moral.
Je te suppose, assez clairvoyant pour envisager les difficultés que tu vas rencontrer. Essaie et cours ta chance. »

Essaie et cours ta chance !

Je trouve cette réaction très inspirante dans les circonstances telles que Jean-Paul Belmondo les décrit.

Il a été largement commenté que Jean-Paul Belmondo, lors de ses études au conservatoire de Paris, tout en faisant l’admiration de ses camarades, ne sera pas  apprécié et valorisé par ses professeurs.

Son premier professeur, qui s’appelle René Simon, lui dit qu’il n’est pas fait pour le métier. Un autre qui s’appelle Pierre Dux lui dit qu’il est moche, que jamais il ne prendra une belle femme dans ses bras.

Ce même professeur, lorsqu’il passait des scènes au conservatoire lui renvoyait :

« Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise. Asseyez-vous ».

Belmondo moche ! Sur ce point, il aura aussi une revanche éclatante :

« Et un jour, je me promenais sur les Champs-Elysées avec la femme avec qui je vivais, Ursula Andress, je le [Pierre Dux] rencontre et il me dit : ‘on fait ce qu’on peut.’ »

Cela c’était le début,

Mais la fin est tout aussi remarquable.

Le 8 août 2001, dans sa 68ème année, alors qu’il se trouve en vacances en Corse chez son ami Guy Bedos à Lumio, près de Calvi, Belmondo est victime d’un accident vasculaire cérébral. Il est héliporté d’urgence à l’hôpital Falconaja de Bastia.

Cet AVC va transformer le sportif, l’étincelant parleur en un vieil homme s’exprimant avec beaucoup de difficultés.

Quand Augustin Trapenard l’interviewe, il porte cette infirmité depuis 15 ans et pourtant il reste merveilleusement positif. Son élocution malhabile n’empêche pas le sourire et la joie.

ll explique à Trapenard, qu’être un bon acteur, ce n’est pas être naturel. Naturel, tout le monde peut l’être, mais c’est d’avoir un petit peu plus que ça. Et ce petit plus pour lui c’est :

« La bonne humeur, parce que même dans mes rôles difficiles, je riais quand même. »

Et quand Augustin Trapenard lui demande :

« Cette liberté, cette allégresse, cette joie de vivre, ça vient d’où ? »

Il explique :

« Je suis né comme ça. Ma mère, ou mon père, m’ont toujours élevé comme ça. Cela vient peut-être de l’époque qui était beaucoup plus gaie, beaucoup plus libre. […] On sortait de la guerre, et il y avait la joie de recommencer à vivre. »

Emmanuel Macron lui a rendu un magnifique hommage aux Invalides : <Hommage à JP Belmondo>

Pour ce genre d’exercice, il faut reconnaître qu’il a du talent.

Et il est passionnant d’écouter Clément Viktorovitch décortiquer sur <franceinfo> ce discours. C’est très instructif d’analyser ainsi la rhétorique. Vous apprendrez, en outre, des mots savants :

  • Un discours épidictique, le discours de louanges.
  • Une épiphore, qui consiste à terminer une succession de phrases par le même mot ou le même groupe de mots,
  • Une synecdoque, qui consiste à parler d’une partie pour évoquer le tout ou inversement. Emmanuel Macron l’a beaucoup fait dans tout son discours, il a narré la vie de Belmondo pour célébrer à travers elle, l’histoire de France et l’histoire du cinéma.

Mais j’ai regretté que dans la partie de son discours dans laquelle, le Président utilise Jean-Paul Belmondo comme anaphore, il s’arrête à 50 ans :

« Jean-Paul BELMONDO était nos 30 ans. Ce Don Quichotte des temps modernes, capable de repousser les limites de l’ivresse en même temps que celle de la tendresse, tel un singe en hiver.

Jean-Paul BELMONDO était nos 40 ans. Ce commissaire aussi athlétique, intrépide que tous, nous aurions rêvé d’être pour nous battre contre la peur sur la ville.

Jean-Paul BELMONDO était nos 50 ans. Cet entrepreneur à succès qui, soudain, choisit, dernière étape de l’itinéraire d’un enfant gâté, de larguer les amarres vers sa liberté et vers son destin. Il fut l’ami que chacun aimerait avoir. »

Car il aurait pu dire « Jean-Paul BELMONDO était nos 70 ans, fragile, touché, meurtri mais toujours joyeux, debout et grand. »

Pour finir, je reprendrai la conclusion du discours du Président de la République qui a rappelé que dans ses dernières années, quand ne pouvant plus exercer sa verve gouailleuse, son verbe étincelant, sa langue éblouissante, il prononçait un mot pour signifier tous les autres qu’il n’arrivait plus à dire :
« Voilà.»

<1609>

Mercredi 20 octobre 2021

« Le biais cognitif de confirmation»
Une interprétation orientée de la réalité

Au départ, il y a une photo, publiée sur divers réseaux sociaux, accompagnée d’une légende :


Cette photo fait beaucoup rire. Les commentaires sont définitifs et condamnent sans mesure.
Elle a été partagée des dizaines de fois.

Et vous, qu’en pensez-vous ?

Ne trouvez-vous pas étrange le caractère systématique, calme et ordonné de tous ces jeunes filles et garçons assis et concentrés devant leur écran de smartphone ?

Pour ma part, j’ai mis un commentaire prudent :

« Je prends l’hypothèse que cette photo n’est pas un montage.
Dans ce cas deux hypothèses : la première correspond à la légende de la photo
La seconde plus bienveillante : ces jeunes gens consultent des sites pour en connaître davantage sur les peintres et les œuvres qu’ils ont vus dans ce musée. »

Et quand j’en ai parlé à Annie, elle m’a dit que c’était une série de photos connue et qui avait été utilisée pour illustrer de mauvaises interprétations d’un fait, en raison de convictions ou de croyances. Cette photo avait été prise lors d’une visite scolaire organisée. Ces jeunes devaient faire des recherches et répondre à des questions via une application sur leur smartphone. Et quand elle avait été publiée sans explication, elle a été le plus souvent interprétée de manière erronée et disons malveillante.

J’ai quand même trouvé une femme qui a remis les choses à l’endroit.

On appelle ce type d’interprétation erronée d’un fait : « un biais cognitif de confirmation »

Un <biais cognitif> est selon wikipedia :

« Une distorsion dans le traitement cognitif d’une information. Le terme biais fait référence à une déviation systématique de la pensée logique et rationnelle par rapport à la réalité. Les biais cognitifs conduisent le sujet à accorder des importances différentes à des faits de même nature et peuvent être repérés lorsque des paradoxes ou des erreurs apparaissent dans un raisonnement ou un jugement.

L’étude des biais cognitifs fait l’objet de nombreux travaux en psychologie cognitive, en psychologie sociale et plus généralement dans les sciences cognitives. »

Le biais cognitif de confirmation constitue une de ces distorsions évoquées ci-avant.

Il consiste à privilégier les informations confirmant ses idées préconçues ou ses croyances et à accorder moins de poids aux hypothèses et informations jouant en défaveur de ses conceptions.

Pour ne donner aucune chance à la seconde hypothèse que j’avais spontanément envisagée, il faut avoir pour idée préconçue que les jeunes générations utilisent forcément leurs smartphones pour des motifs de loisirs ou futiles et qu’ils sont incapables d’utiliser leur concentration pour s’intéresser à l’Art.

Sur un blog du monde, <un article> évoquant des études et analyses sur les conséquences délétères de l’utilisation des smartphones par les jeunes générations : coupure avec le réel, évitement de la conversation en face à face, menace sur l’empathie.

L’article de Frédéric Joignot évoque la psychosociologue Sherry Turkle, professeure au Massachusetts Institute of Technology (MIT) qui mène depuis vingt ans un travail sur l’influence des technologies sur les comportements et qui a plusieurs fois utilisé des photos de ce type pour dénoncer les dérives du smartphone

Et il ajoute :

« Si la plupart des chercheurs qui analysent depuis une quinzaine d’années les enjeux sociaux, comportementaux et anthropologiques des TIC et des réseaux sociaux saluent le travail pionnier de Sherry Turkle, tous ne se reconnaissent pas dans sa critique radicale. Nombre de ces sociologues de l’Internet estiment qu’elle cède à une forme de « panique morale » face à des façons d’être et de communiquer radicalement nouvelles, encore mal décryptées, et à des pratiques générationnelles qui la dépassent. En France, le philosophe des technologies Stéphane Vial, auteur de L’Etre et l’Ecran. Comment le numérique change la perception (PUF, 2013), évoque même une véritable « incompréhension » des pratiques réelles de la génération numérique.

« A toutes ses conférences, Sherry Turkle montre des photos de ses filles et de leurs amies tapotant sur des portables sans se parler. Mais est-ce qu’elle s’interroge sur ce qu’elles sont en train de faire ? Elles lisent peut-être un roman, ou dialoguent avec leur amoureux… ­Elles ne sont pas forcément isolées ou décérébrées », argumente-t-il.

Stéphane Vial donne un exemple frappant des idées biaisées sur l’usage des mobiles par les adolescents. En janvier, le quotidien britannique The Telegraph a publié une contre-enquête sur une photo représentant un groupe de lycéens au Rijksmuseum d’Amsterdam : devant La Ronde de nuit, de Rembrandt, tous regardaient leur téléphone. « Cette image a fait le tour du Net, elle est devenue le symbole de la déculturation et de la déréalisation des jeunes, rappelle-t-il. Or, il s’est avéré que les lycéens consultaient une application éducative du musée. Et dans une photo précédente, les mêmes étaient assis devant un Rembrandt, discutant du tableau. »

L’article de Frédéric Joignot est beaucoup plus riche en informations et réflexions que la toute petite partie que j’en ai extraite pour illustrer mon propos sur l’analyse de la photo mise au centre de ce mot du jour.

Il ne s’agit pas de refuser de prendre en considération les risques d’utilisation frénétique des smartphones, mais d’accepter la complexité du réel et de ne pas réduire notre champ de réflexion à une vision unilatérale.

La bienveillance est parfois bonne conseillère

<1608>

Mardi 19 octobre 2021

« L’incommensurable difficulté de faire silence. »
Expérience vécue dans la zone de silence du désert de la Chartreuse.

Avec Annie, nous avons passé deux semaines de vacances dans le massif de la Chartreuse.

Bien entendu, nous sommes allés faire la randonnée qui contourne le monastère de la Grande Chartreuse.

Lieu de recueillement et de méditation, dans la montagne qui dessine un sublime écrin dans lequel se pose le monastère où vivent des hommes qui ont fait vœu de silence.

Partout les guides, les prospectus, les panneaux au bord du chemin invitaient au silence les randonneurs qui souhaitaient s’approcher de ce lieu.

Avec Annie, nous nous réjouissions de pouvoir accomplir ce périple dans le silence des paroles et de l’esprit, dans cet espace où la nature et l’homme ont su créer un joyau mystique.

La Grande Chartreuse est le premier monastère et la maison-mère des moines-ermites de l’ordre des Chartreux.

Elle est située sur la commune de Saint-Pierre-de-Chartreuse, dans l’Isère. Elle a été fondée en 1084 par Saint Bruno accompagné, selon la tradition, par 6 compagnons.

C’est le nom du massif de la chartreuse qui a donné le nom au monastère et à l’ordre monastique. Installé dans le vallon de Chartreuse, on appellera, dès lors, ce lieu  « le désert de chartreuse » en raison de son isolement.

L’Ordre des Chartreux est donc un Ordre monastique qui s’épanouit dans la vie contemplative et le silence.

Bruno, le premier des chartreux, écrivait :

« Quelle utilité, quelle joie divine la solitude et le silence du désert apportent à qui les aime, seuls le savent ceux qui ont fait l’expérience. Ici les hommes forts peuvent tout à loisir rentrer en eux-mêmes et y demeurer, cultiver assidument les vertus et se nourrir avec délices des fruits du paradis. »
Cité Dans La Grande Chartreuse par un chartreux Page 99

Et conformément à la règle cartusienne qui veille à protéger la solitude des moines, le monastère ne se visite pas. Seul le musée installé à 2 km environ en aval du monastère autorise les visites.

Ce musée est installé dans la « Correrie » constitué par un groupe de bâtiments monastiques qualifiés de « maison basse » du monastère de la Grande Chartreuse, destinés à l’habitat et aux ateliers des frères convers.

Traditionnellement dans les ordres religieux catholiques, on distinguait deux types de membres :

  • Les moines de chœur, qui se consacraient principalement à l’Opus Dei — « l’œuvre de Dieu » — à l’étude, et à l’écriture.
  • Les frères converts appelés aussi les frères lais qui étaient chargés des travaux manuels et des affaires séculières d’un monastère.

Rempli de ce désir de paix et de silence nous avons donc entrepris cette randonnée de 11 km qui commence immédiatement par la zone de silence entourant le monastère.

Nous n’étions pas seuls !

Mais les autres randonneurs ou promeneurs n’étaient pas dans le même état d’esprit que nous. Je parle de promeneurs car il me semble que tous ceux que nous avons rencontré n’ont pas entrepris l’intégralité du périple mais se sont contentés de faire un aller-retour vers le monastère puis de revenir au parking du musée,

Il y avait d’abord les « polis » qui disaient gentiment « bonjour » en nous souriant.

Évidemment, dire bonjour ce n’est pas faire silence.

Mais ces gens étaient beaucoup plus silencieux que d’autres qui à deux souvent à trois ou quatre engageaient des discussions vigoureuses et produisaient suffisamment de décibels pour qu’il ne soit pas possible d’ignorer précisément l’objet des discussions.

Les forces de l’esprit auraient pu les inciter, dans ce cadre unique, à célébrer la beauté du lieu, ou évoquer la vie monastique, pourquoi pas échanger sur la spiritualité ou sur Dieu ?

Ce n’était cependant pas ce qui était prévu, puisque la demande était celle du silence.

Probablement que ces gens n’ont pas lu ou n’ont pas compris ce qui était demandé.

Mais ces hommes et femmes de plus de cinquante ans, non issus de la diversité qui fait la richesse de la France, et vraisemblablement d’ascendance très chrétienne ne brisaient pas le silence par des propos empruntant les voies de la spiritualité.

Les premiers que nous avons rencontrés parlaient de problèmes de voisinage dans leur lotissement. Comble du paradoxe, ils semblaient se plaindre du manque de calme qu’ils y rencontraient, alors qu’ils avaient choisi ce lieu de résidence parce qu’ils espéraient le trouver.

Un second groupe débattait de la difficulté qu’ils avaient eu à se retrouver parce qu’ils n’avaient pas été suffisamment explicites pour définir leur lieu de rendez-vous.

Nous avions accéléré le pas pour essayer de nous éloigner de ce bruit et de cette agitation engendrés par ces mortels englués dans leurs péripéties quotidiennes.

C’est alors que descendant d’un chemin qui était encore plus proche du monastère, une femme qui précédait deux hommes, expliquait doctement et avec force qu’elle était souvent prise de « violentes douleurs aux fesses », mais qu’elle avait trouvé un ostéopathe qui en manipulant son dos, était capable de faire partir cette souffrance touchant son séant.

Je dois concéder que si l’ambiance était bien telle que je la décris, sans cet éloge tonitruant de l’art ostéopathique, dans ce lieu, je n’aurais probablement pas écrit ce mot du jour.

J’avais commis en juin 2016, un mot du jour sur « L’histoire du silence » qui était un ouvrage de l’historien Alain Corbin qui évoquait le silence à travers les siècles et notait la difficulté, peut être la peur, du silence aujourd’hui.

Il est de plus en plus rare de pratiquer des minutes de silence, particulièrement sur les stades de football. Le plus souvent, on la remplace par une minute d’applaudissements, ce qui évidemment ne mobilise pas les mêmes ressorts intérieurs.

L’historien écrivait :

« Le silence n’est pas la simple absence de bruit. Il réside en nous, dans cette citadelle intérieure que de grands écrivains, penseurs, savants, femmes et hommes de foi, ont cultivée durant des siècles. […]
Condition du recueillement, de la rêverie, de l’oraison, le silence est le lieu intime d’où la parole émerge. Les moines ont imaginé mille techniques pour l’exalter, jusqu’aux chartreux qui vivent sans parler. Philosophes et romanciers ont dit combien la nature et le monde ne sont pas distraction vaine. […]
J’ai voulu montrer l’importance qu’avait le silence, et les richesses qu’on a peut-être perdues. J’aimerais que le lecteur s’interroge et se dise : tiens, ces gens n’étaient pas comme nous. Aujourd’hui, il n’y a plus guère que les randonneurs, les moines, des amoureux contemplatifs, des écrivains et des adeptes de la méditation à savoir écouter le silence… »

Le silence n’est pas la simple absence de bruit, il ne se réduit pas non plus au seul fait de se taire. Il est plus profond et plus grand que cela. Il n’en reste pas moins qu’il faut savoir déjà se taire pour espérer accéder à la richesse et à l’intimité du silence.

Nous avons ensuite, après nous être éloigné du monastère, pu gouter au silence du randonneur pendant quelques temps.

A la fin de la randonnée, en revenant vers le monastère nous avons alors été submergé par un bruit « industriel » intense.

A quelques 50 mètres du porche du monastère, un bucheron utilisait une superbe et efficace machine à couper le bois et à l’entasser, en produisant, en plus, un bruit à faire fuir toute personne raisonnable soucieuse de préserver son acuité auditive.

Il était difficilement envisageable que ce travail ne fut pas réalisé pour le compte des moines. Il fallait donc se résoudre à admettre que ces derniers étaient consentants au déchainement de ce tohu-bohu assourdissant.

Même les moines …

Que dire ?

Que penser ?

Laisser la dernière parole à Christian Bobin :

« Le silence est la plus haute forme de la pensée, et c’est en développant en nous cette attention muette au jour que nous trouverons notre place dans l’absolu qui nous entoure »
Le huitième jour de la semaine p. 25

<1607>

Lundi 18 octobre 2021

« Une nouvelle saison»
Nouvelle étape de l’écriture des mots du jour

Notre espèce se préoccupe du temps : celui qui passe, celui du présent, celui qui reste.

Pour inscrire ce temps « dans le marbre », marquer les périodes, dater un évènement, homo sapiens a créé le calendrier.

Pour créer le calendrier, il a fallu d’abord inventer l’écriture, pour inscrire le calendrier sur un support pérenne.

Le consensus scientifique place cette invention au IVème siècle avant notre ère, en Mésopotamie, dans le pays de Sumer. <Ce site> écrit :

« Vers 3400 ans avant J-C que les sumériens inventèrent le premier système d’écriture afin d’enregistrer les transactions commerciales. Cette écriture, appelée cunéiforme, était obtenue par l’empreinte de roseaux sur de l’argile humide. Elle mit plusieurs centaines d’années à évoluer vers un système plus complexe et l’invention de l’alphabet.  »

Et tout naturellement, c’est en Mésopotamie, un millénaire après, que fut inventé le premier calendrier. Sur ce <site> qui parle de l’historique du calendrier, nous pouvons lire :

« Au IIIe millénaire avant J.C, les cités de Babylone sont les premières à appliquer un calendrier, correspondant aux mouvements de la Lune, auquel ils ajoutaient si nécessaire des mois supplémentaires pour conserver une correspondance avec les saisons de l’année. »

Pourtant cette même page évoque une tentative préalable d’un « soi-disant calendrier » qui daterait d’avant l’écriture, en Egypte :

Ce « calendrier » qui daterait du 5e millénaire avant J-C a été découvert dans le sud de l’Égypte, à Nabta Playa.

Cette photo montre une reconstitution du calendrier de Nabta Playa au musée de la Nubie à Assouan.

<Wikipedia> précise :

« Ce monument supposé cérémoniel est impressionnant, même s’il n’est pas très grand (environ 4 mètres de diamètre -). Il consiste en une série de blocs de pierres de grès arrangés en cercle, certaines atteignant deux mètres de hauteur. Sur le cercle, on peut distinguer quatre couples de pierres plus grandes formant comme des « portes ». À l’intérieur du cercle, on rencontre deux rangées de pierres, dont la fonction astronomique, s’il y en avait une, n’est pas évidente. Quant aux « portes », deux d’entre-elles, en vis à vis, sont sur une ligne Nord-Sud. Les deux autres paires forment une ligne à 70° à l’Est-Nord-Est, qui s’aligne avec la position calculée du lever du soleil au solstice d’été il y a 6000 ans […] Le solstice d’été correspond aussi au début de la saison des pluies dans le désert. Mais l’âge exact de ce cercle n’est pas connu avec certitude. »

Nous comprenons donc que cette tentative cherche surtout à se repérer dans une année solaire, c’est-à-dire la période d’une révolution de la terre autour du soleil et à distinguer les différentes saisons de l’année.

Il n’y a pas d’inscription dans la durée, au sens du calendrier que nous connaissons aujourd’hui.

Cette découverte ne remet donc pas en cause le lien étroit entre création du calendrier et invention de l’écriture.

Mais pour qu’il existe vraiment un calendrier il a fallu une autre invention d’homo sapiens : l’invention des récits religieux.

J’avais évoqué ce lien lors d’un mot du jour consacré à souhaiter la bonne année : <mot du jour du 12 janvier 2016>.

Car en effet pour qu’il existe un calendrier qui puisse repérer et dater dans le temps, il faut évidemment en plus de la tentative de Nabta Playa, une date origine qui marque la première année : le premier jour, du premier mois de la première année.

Le mot du jour du 12 janvier 2016 faisait le constat de la coexistence de nombreux calendriers autre que le nôtre « le calendrier grégorien » qui marque pour origine la naissance de Jésus de Nazareth, telle qu’elle a été imaginée par des théologiens.

Pour évoquer cette origine il faut regarder cette émission de l’historien Patrick Boucheron : < La crucifixion de Jésus | Quand l’histoire fait dates >

Notre calendrier se base donc sur un récit religieux comme le calendrier hébraïque, le calendrier musulman et bien d’autres.

Notre calendrier se base sur une année qui commence le 1er janvier depuis  l’édit de Roussillon de 1564 de Charles IX.

Mais force est de constater que si nous fêtons le 1er janvier, notre vie culturelle, économique dans son organisation ne tient quasi aucun compte du 1er janvier.

C’est un autre découpage du calendrier qui est primordial pour nous : l’année scolaire.

Or l’année scolaire ne commence pas au premier janvier mais en septembre.

Et la vie culturelle met ses pas dans cette année scolaire, mais pour le théâtre, les concerts on ne parle pas d’année mais de « saisons». On parle aussi de saison sportive ou de saison de chasse.

Bien sûr la <saison> est d’abord cette période de l’année qui observe une relative constance du climat et de la température. L’année est divisée en 4 saisons qui durent trois mois et se situent entre les 2 solstices et les 2 équinoxes . Actuellement nous sommes en automne.

Et je ne résiste pas au plaisir de partager une photo d’automne canadien découvert sur le net.

On parle aussi des saisons de la vie.

Pour ma part, à 63 ans je peux dire que je suis au bel automne de ma vie.

Ainsi, en faisant référence aux saisons de concerts ou de théâtre, j’ai trouvé pertinent de parler, pour recommencer après la trêve estivale à écrire régulièrement des mots du jour, d’une nouvelle saison.

Cette aventure des mots du jour a commencé le 9 octobre 2012. Ce qui signifie que ce 18 octobre 2021, je commence la 10ème saison de mots du jour.

Le 18 octobre 2012, le mot du jour était : « Il est nécessaire de mettre fin aux petits privilèges d’un grand nombre pour pouvoir préserver les grands privilèges d’un tout petit nombre ! » ce qui constituait un jugement qu’Emmanuel Todd portait sur certaines mesures du gouvernement.

C’est une nouvelle saison, ce n’est pas la dernière.

C’est au moins mon souhait si ma santé continue à le permettre.

C’est pourtant une saison particulière : il s’agit de la dernière réalisée intégralement alors que je reste en activité en tant que fonctionnaire d’état.

En janvier 2023, je prendrai ma retraite et une dernière étape de vie commencera.

C’était un mot du jour un peu plus personnel pour commencer cette nouvelle saison 2021/2022.

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