Mardi 31 mars 2020

« C’est au moment où on lâche, où on assume le rien, qu’on va aller puiser au cœur de soi, et qu’on va pouvoir le transformer. Ennuyons-nous ! »
Odile Chabrillac

Tout le monde n’est pas égal devant ce confinement qui nous est imposé et qu’heureusement, le plus grand nombre accepte.

Il en est qui sont en confinement mais aussi en télétravail avec des responsables qui ne comprennent rien au temps présent et qui les harcèlent par des demandes de rendez vous vidéo répétitifs et trop longs. A cela s’ajoute peut être des enfants à occuper, à enseigner, à nourrir…

Il se peut aussi que des tensions apparaissent entre les occupants du lieu de confinement.

Et lorsque le chat commence à grimper aux rideaux le comble de la patience est dépassée.

Il en est aussi qui sont dans des lieux de confinement trop étroits pour le nombre de présents, c’est alors très difficile.

Mais pour d’autres qui sont davantage sans occupation précise, le risque est rapidement d’être totalement dépassé par l’ensemble des activités proposées par de nombreuses personnes

Marianne nous a fait parvenir une <petite vidéo> dans laquelle un homme confiné, cherche à trouver avec un ami, un moment pendant lequel ils pourront échanger plus longuement. Il s’aperçoit rapidement qu’il n’a plus aucun créneau disponible, tant son emploi du temps du confinement est rempli.

Surtout ne pas s’ennuyer !

Pas un moment de vide ! Un moment sans divertissement.

Le Point a publié un entretien, le 29 mars, avec Odile Chabrillac qui est psychologue et naturopathe : <Tuer l’ennui, quelle drôle d’idée ! >

L’article recommence par un rappel des Pensées de Pascal :

« Rien n’est plus insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, relevait Pascal, sans passion, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent, il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir. »

Odile Chabrillac a publié un <Petit Éloge de l’ennui> (Éditions Jouvence, 2011).

Elle explique d’abord « l’ennui » :

«  L’ennui est un sentiment extrêmement désagréable auquel on résiste, presque physiquement. Il y a quelque chose en nous qui a très peur de cet espace de vacuité parce qu’il nous fait penser à la dépression, à la mort. Alors, on met en place des stratégies d’évitement, de divertissement – au sens pascalien du terme –, on s’agite tous azimuts pour ne surtout pas en arriver là.

Or, précisément, c’est au moment où on lâche, où on assume le rien, qu’on va aller puiser au cœur de soi, et qu’on va pouvoir le transformer. Ennuyons-nous !

C’est dans cet espace vide laissé par l’ennui que se trouvent l’essence, la sève, le potentiel de joie, de créativité, d’invention. C’est la différence entre le vide vide et le vide plein. Mais évidemment, avant d’en arriver là, il est nécessaire de passer par cette phase très mélancolique, quasi dépressive, cette phase qui nous rappelle irrémédiablement les dimanches après-midi de notre enfance, lorsqu’on n’avait personne avec qui jouer et que l’on passait des heures à attendre que quelque chose se passe, que les adultes sortent de table ou prennent notre désœuvrement en compte. Ces après-midi d’enfance où le temps semblait s’étirer indéfiniment… »

Alors bien sûr, il ne s’agit pas d’un après-midi de l’enfance, mais d’une période de confinement longue dont nous ignorons pour l’instant la sortie :

« L’absence de perspective vient en effet majorer le désagrément intérieur. Non seulement on se retrouve dans une situation qu’on n’a pas l’habitude de gérer, mais surtout on ne sait pas pour combien de temps. C’est comme une maladie : il faut s’en remettre à plus grand que soi, ce qui, on le sait, n’est pas le fort des humains, qui ont tendance à vouloir tout contrôler. On se doute bien que la période engendrera de grandes transformations, autant du point de vue collectif que personnel. Mais que d’incertitudes à l’arrivée ! Cela rajoute beaucoup d’angoisse à l’ennui. C’est comme rouler avec le frein à main au plancher, c’est coûteux en énergie. Comme après tout traumatisme, notre cerveau est en train de se reconfigurer. Il se réinitialise en quelque sorte. Je pense que c’est pour cela que chacun se sent étonnamment épuisé en se couchant le soir. Certains de mes patients me décrivent une fatigue complètement disproportionnée par rapport à leur baisse d’activité. C’est bien que le cerveau est en train de turbiner. Il doute, angoisse, cherche des dérivatifs, de quoi remplir le vide, ne se satisfait pas, recommence, puis abandonne. Lessivé. »

Mais nous sommes sollicités de toute part pour ne pas nous ennuyer, remplir le silence, remplir l’attente, de dizaines de choses à faire, partager, lire, regarder, agir.

D’ailleurs lire, pendant cette période n’est pas si simple : «  Pourquoi je n’arrive pas à lire de roman pendant le confinement»

« Dès lors qu’on se rend compte que les distractions sont paradoxalement trop nombreuses, qu’on ne sait plus où donner de la tête, c’est qu’on est sur la bonne voie. On peut s’adonner plusieurs jours d’affilée à la compulsion visuelle, se noyer dans les écrans et se nourrir d’images, mais cela ne peut pas tenir sur la durée. Le jour où, lassé, on éteint la télévision ou on supprime la vidéo que l’on vient de recevoir sans y avoir jeté un œil, là, le vide devient intéressant. Angoissant, je suis tout à fait lucide là-dessus, voire fragilisant pour certaines personnes – il faut une structure psychique forte pour résister – mais c’est là que l’imagination va s’épanouir. »

Accepter le rien, grandir dans le retour sur soi.

Le mot du jour du <3 octobre 2019> donnait la parole au docteur Richard Béliveau « Malheureusement, pour beaucoup de gens, la seule fois dans leur vie où ils seront face à eux-mêmes, c’est au moment de mourir. »

« Affectivement, émotionnellement, cet enfermement peut en effet s’avérer très difficile à vivre. Je connais plein de gens qui n’auront jamais passé autant de temps avec leur femme, leur mari, leur famille, leurs enfants. C’est une bombe atomique en puissance ! Je pense qu’on est en train de vivre une véritable initiation collective. C’est mon interprétation, mais le monde occidental est aujourd’hui confronté de plein fouet à son plus grand tabou : la mort. Pour la regarder collectivement droit dans les yeux, il faut l’expérimenter chacun symboliquement, en acceptant le rien. Cela permet l’invention, on dirait, de nouveaux rituels collectifs. C’est assez fascinant à analyser.  »

L’ennui qui devrait aussi permettre de se rendre compte que l’on peut vivre avec moins :

« C’est l’une de ses grandes vertus, en effet. On va réaliser que le vide, le silence, le fait de ne rien prévoir, n’est pas mortel. Mieux encore, que le renoncement, le dépouillement, a du bon. […] Ne vous inquiétez pas, les gens se mettent la pression au début, rangent tous leurs placards, font du tri, se mettent à lire Proust, mais ça ne peut pas tenir sur la durée. À partir de maintenant, nous allons entrer dans une phase de lâcher-prise et de renoncement. Certains en sortiront peut-être des œuvres de génie [qu’ils écriront comme les invite D’Ormesson] d’autres non. L’important, c’est la transformation collective que nous allons observer à l’arrivée. Mais en attendant, il faut traverser ! »

Un autre article du Point revient sur ce rejet de l’occupation à tout prix : <Michel Richard – Arrêtez avec vos conseils de lecture, de musique ou de visite !>.

Michel Richard écrit : « Nous croulons sous leurs propositions pour occuper notre vie recluse. Ils nous gavent et ne comprennent pas que le temps nous manque. »

Nous avons compris : Ennuyons nous !

<1383>

Mercredi 25 mars 2020

« Le confinement, un temps pour balayer le superflu »
Carlo Ossola

Je ne connaissais par Carlo Ossola qui est né en 1946 à Turin et qui est un est un philologue, historien de la littérature et critique littéraire italien. J’apprends qu’il a été nommé en 2000, professeur au Collège de France, titulaire de la chaire « Littératures modernes de l’Europe néo-latine » et qu’il l’est toujours.

« Philologue » vient du latin philologus (« lettré ») et du grec ancien philólogos (« qui aime parler, discourir ; savant érudit »), c’est un spécialiste des textes anciens et moins souvent, de textes modernes. Plus précisément la philologie, consiste en l’étude d’une langue et de sa littérature à partir de documents écrits

En octobre 2019, il a publié aux éditions des belles lettres un petit livre de 104 pages : « Les Vertus communes»

TELERAMA écrit à propos de ce livre :

« Ce livre redonne vie aux gestes oubliés qui adoucissent le quotidien : contre la violence et la brutalité des rapports humains, une écoute délicate, une manière de parler avec grâce, une bienveillance teintée d’indulgence… De quoi rendre ses lettres de noblesse à la gentillesse, qui a souvent tendance à passer pour un signe de stupidité. »

La table des matières donne la liste de ces vertus communes :

  • L’affabilité
  • La discrétion
  • La bonhomie
  • La franchise
  • La loyauté
  • La gratitude
  • La prévenance
  • L’urbanité
  • La mesure
  • La placidité
  • La constance
  • La générosité

Paré de ces vertus, il me semble plus simple de se faire aimer du plus grand nombre et d’affronter avec sérénité une longue période de confinement avec ses proches.

RFI avait interrogé l’auteur sur son livre lors d’une émission du <27 novembre 2019>

Pour ma part, c’est Claude Askolovitch qui lors de sa <revue de presse du 23 mars 2020> m’a fait découvrir cet homme de culture et de sagesse.

Concrètement Claude Askolovitch a renvoyé vers un article de <La Croix du 23 mars>.

Ce journal chrétien invite chaque jour, un grand témoin pour évoquer ce temps singulier du confinement.

Le titre de cet article :

« Le confinement, un temps pour balayer le superflu »

Carlo Ossola raconte :

« Je suis « confiné » dans mes collines turinoises depuis le 24 février. Ma fille médecin m’avait signalé que l’épidémie était sérieuse, difficile à endiguer et sous-estimée. J’ai donc pris la responsabilité d’annuler, dès le 25, mes cours au Collège de France et de les reporter pour ne pas soumettre mes auditeurs à des risques supplémentaires.

Cet « isolement collectif » – la formule paradoxale me paraît pourtant exacte – que nous vivons crée un grand silence, bien plus radical que dans le film de Philip Gröning du même nom sur la Grande-Chartreuse. Dans ce film, il y avait une exaltation du silence. Aujourd’hui en Italie, tout est étouffé, comme dans un gouffre de silence où les bruits s’évanouissent. Cette situation crée aussi des comportements sociaux nouveaux : ce week-end, par exemple, d’une fenêtre à l’autre des rues désertes, les Italiens ont sorti leurs instruments de musique et ont animé de notes harmoniques un espace urbain normalement sillonné par la cacophonie exaltée de la vitesse. »

Il remarque que cette crise liée à la pandémie remet certaines choses à l’endroit et notamment crée une autre hiérarchie des métiers indispensables à une société :

« Le travail « matériel » devient précieux, enfin !
Pour la première fois, au cours de ce siècle, un président du Conseil des ministres, en Italie, a remercié publiquement, dans la même phrase, les médecins et les ouvriers. Les structures profondes des sociétés, peut-être, renaissent : la santé, le travail, l’école. »

Le confinement correspond au fait de rester à un endroit, loin de ce désir d’ubiquité d’être partout à la fois, ou du moins de se déplacer rapidement d’un lieu vers l’autre, de ne jamais tenir en place. De ne pas suivre ce conseil de Pascal : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre. » :

« Je crois que nous vivons la fin du mythe de l’homme ubiquitaire. C’est salutaire. Il faut retrouver une « géographie propre » de l’humain, compatible avec les limites de nos corps. Je compte également sur la fin de la société liquide, vaporeuse, vouée à l’extension plutôt qu’à l’intériorisation. Ce parcours vers nous-mêmes évoque pour moi le Monde du silence, si bien décrit par le philosophe Max Picard (1888-1965). Max Picard parle du silence de la nature, des monuments, de ce qui est essentiel… Il le décrit comme une espèce de corde qui relie l’ensemble de l’univers. »

Les virus ne connaissent pas les frontières, les pauvres qui cherchent asile les subissent :

« L’Europe se relèvera-t-elle de cette crise, alors que les frontières nationales les unes après les autres se rétablissent ?
J’ose dire que cette parade de l’ainsi-dite « fermeture des frontières » est l’acte final de leur disparition au sens romantique célébré par le XIXe siècle et par la Première Guerre mondiale.
Aujourd’hui les frontières sont plus impalpables : le virus suit le trajet de nos avions.
Les frontières et les murs n’existent plus que pour les pauvres qui marchent à pieds nus cherchant un asile qu’ils ne trouvent que parcimonieusement chez nous.
Les frontières sont la représentation exacte de l’épaisseur de notre égoïsme : en Europe, comme en Israël, comme à la frontière entre États-Unis et Mexique. »

Et en partant de sa réflexion sur les vertus communes, il nous donne ces conseils, cette leçon :

« Pour traverser cette période, les « vertus communes », ces vertus de la vie quotidienne qui ne sont pas de « petites vertus », peuvent nous aider […]. Elles peuvent être comprises comme des vertus d’adoucissement. Elles sont un « remède dans le mal » dirait Jean Starobinski. Comme le dit Ovide « Nominibus mollire licet mala » : il faut assouplir la « douleur de vivre » par des noms qui « nomment mieux », parce que dans nos vies tout geste, acte de parole, est aussi une action.

Deux me semblent nécessaires dans les détresses que nous commençons à connaître : la mesure et la constance. Savoir tenir un rapport de confiance et d’équilibre et en même temps admettre que les temps seront longs et difficiles et qu’il faut prendre des habitudes de longue durée.

La discrétion peut aussi nous être utile dans une période qui génère beaucoup d’angoisse, des rumeurs et qui provoque aussi de la promiscuité liée au confinement.
La discrétion est l’art de garder patiemment en soi tout ce que l’on écoute, la force de mettre de côté le bourdonnement mondain. Elle est proche du discernement. Il faut réduire, j’ose le dire, l’espace de nos pertinences, l’extension de notre pouvoir d’agir.

Le philosophe Vladimir Jankélévitch le résume admirablement : « Le plus d’amour possible (…). Le moins de mots possible pour le plus de sens possible » (Le Paradoxe de la morale).

Quant à l’urbanité et la prévenance, certains se demanderont si elles peuvent encore se pratiquer alors que toute vie civile pratiquement disparaît.
Au contraire, elles deviennent plus précieuses, puisque nous ne pouvons plus « éviter » l’autre, le voisin de palier, la communauté – souvent ignorée – de l’immeuble. La vie de famille pourra gagner en qualité, si nous adoptons et déclinons dans notre quotidien le mot « moindre » : moins d’espace, un ton de voix retenu, pour développer un espace intérieur, plein de souvenirs, de projets, de rêves, mais surtout d’écoute.
Enfin, la vertu de gratitude peut s’exercer. Je l’espère en tout cas. Nous commençons à voir comment tout le quotidien est précieux, le plus usuel dans le quotidien, le plus humble du quotidien : remercier les hommes, demander pardon à la nature que nous avons si maltraitée et qui fait pourtant surgir, chaque jour, le soleil et le printemps.

À côté de ces vertus actives, nous sommes aussi invités à redécouvrir des vertus passives : la patience, le renoncement, le détachement
Non plus la prise, mais la déprise disait Roland Barthes. Pour les redécouvrir, le plus direct me semble d’adopter, chaque jour, un peu plus de Gelassenheit, de déprise par rapport aux objets.
Ce n’est pas un temps pour ramasser mais pour nettoyer, mieux encore balayer le superflu.
Et quand on commence, chaque petite promenade dans nos vies montre tellement d’incrustations de superflu… »

Claude Askolovitch a clos son propos sur cet article de « la Croix » en reprenant la citation de Wladimir Jankelevitch que fait Carlo Ossola :

« Le plus d’amour possible. Le moins de mots possible pour le plus de sens possible »

Je ne vois pas comment mieux conclure ce mot du jour.

<1377>

Vendredi 20 mars 2020

« Le confinement peut nous aider à commencer une détoxification de notre mode de vie. »
Edgar Morin

L’«Obs» a voulu prendre un peu de hauteur, il est alors allé interroger le sociologue et philosophe, Edgar Morin, qui du haut de ses 98 ans (il est né le 28 juillet 1921) exprime sa vision sage. Nous disposons donc de cet <article> publié sur le site de l’Hebdomadaire.

La première observation qu’il formule sur la crise actuelle est le fait que sauf pour les scientifiques et la recherche, la globalisation entraîne peu d’entraide internationale, c’est la fermeture des frontières et le chacun pour soi qui l’emporte.

« Cette crise nous montre que la mondialisation est une interdépendance sans solidarité. Le mouvement de globalisation a certes produit l’unification techno-économique de la planète, mais il n’a pas fait progresser la compréhension entre les peuples. Depuis le début de la globalisation, dans les années 1990, guerres et crises financières ont sévi. Les périls planétaires – écologie, armes nucléaires, économie déréglée – ont créé une communauté de destin pour les humains, mais ceux-ci n’en ont pas pris conscience. Le virus éclaire aujourd’hui de manière immédiate et tragique cette communauté de destin. En prendrons-nous enfin conscience ?

Faute de solidarité internationale et d’organismes communs pour prendre des mesures à l’échelle de la pandémie, on assiste à la fermeture égoïste des nations sur elles-mêmes. […]

Les réseaux d’information nous ont permis d’être au courant de l’avancée de la pandémie pays par pays. Mais cela n’a pas déclenché de coopération au niveau supérieur. Seule s’est déclenchée une coopération internationale spontanée de chercheurs et de médecins. L’OMS comme l’ONU sont incapables d’apporter les moyens de résistance aux pays les plus dépourvus. »

Les réseaux sociaux ne permettent cependant pas aux États de cacher l’importance de l’épidémie ni les fragilités des gestions et cela même en Chine

« Même le régime chinois n’a pu étouffer l’information en punissant le héros qui avait donné l’alerte… »

Pour Edgar Morin, la difficulté de lutter contre le coronavirus est directement liée à la mise en œuvre de la doctrine néolibérale qui a conduit les gouvernement à diminuer les moyens de l’État providence.

« Le coronavirus nous dit avec force que l’humanité tout entière doit rechercher une nouvelle voie qui abandonnerait la doctrine néolibérale pour un New Deal politique social, écologique. La nouvelle voie sauvegarderait et renforcerait les services publics comme les hôpitaux, qui ont subi depuis des années en Europe des réductions insensées. La nouvelle voie corrigerait les effets de la mondialisation en créant des zones démondialisées qui sauvegarderaient des autonomies fondamentales… »

Quand il parle des réductions insensées, force est de constater que le nombre de lits d’hôpitaux a drastiquement diminué en France.

<Le quotidien du médecin> qui publie ce schéma, montre qu’en 2018 il existait moins de 400 000 lits d’hospitalisation complète en Français avec une diminution continue chaque année, légèrement compensée par une augmentation de l’offre d’hospitalisation partielle. Ce même article nous apprend que la diminution des lits d’hospitalisation complète s’était réduite de 69 000 lits par rapport à 2003. C’est un fait !

Bien sûr les techniques ont évolué, l’offre ambulatoire a progressé, toutefois la capacité d’accueil des hôpitaux a diminué dans une population vieillissante.

Mais si on veut examiner le besoin particulier que pose la pandémie à un pays comme la France, il faut s’intéresser aux soins intensifs. En effet, la crainte que nous avons c’est que les cas graves saturent les services de soins intensifs et déclenchent une surmortalité ou une « mortalité illégitime » c’est-à-dire des patients qui décèdent par faute de moyens en soins de qualité.

Or, le <Journal La Tribune> dans un article du 18 mars 2020 nous apprend que selon l’OCDE, la France ne disposait en 2018 que de 3,1 lits d’hôpitaux en soins intensifs pour 1.000 habitants. Elle se classe seulement au 19e rang loin des trois premiers pays ayant le plus de lits en soins intensifs à offrir à leurs habitants,: Japon (7,8 lits pour 1.000 habitants), Corée du Sud (7,1) et Allemagne (6).

Certains articles lient la capacité qu’a eu la Corée du Sud, très proche de la Chine, à éviter un nombre important de morts sans confinement au port de masques qui font cruellement défaut à la France. Mais l’explication ne se trouverait-elle pas plutôt dans la plus grande capacité de ce pays à disposer, en face d’une crise majeure, d’une offre de soins intensifs deux fois plus importante que la France.

Maigre consolation, la France se trouve devant les Etats-Unis (2,4).

Cette réalité donne quelque consistance à l’accusation d’Edgar Morin : une réduction insensée

Dans les évolutions indispensables, le philosophe insiste sur le besoin de se centrer sur les « autonomies fondamentales » qu’il définit ainsi :

« D’abord l’autonomie vivrière. A l’époque de l’occupation allemande, nous avions une agriculture française diversifiée qui a permis de nourrir sans famine la population en dépit des prédations allemandes. Aujourd’hui, il nous faut rediversifier. Et puis, il y a l’autonomie sanitaire. Aujourd’hui, beaucoup de médicaments sont fabriqués en Inde et en Chine et nous risquons des pénuries. Il faut relocaliser ce qui est vital pour une nation. »

Il espère qu’une prise de conscience suite à cette crise permettra de reconstruire des solidarités et poser un autre regard sur notre addiction au consumérisme :

« Nous sommes dans une société où les structures traditionnelles de solidarité se sont dégradées. Un des grands problèmes est de restaurer les solidarités, entre voisins, entre travailleurs, entre citoyens… Avec les contraintes que nous subissons, les solidarités vont être renforcées, entre parents et enfants qui ne sont plus à l’école, entre voisins… Nos possibilités de consommation vont être frappées et nous devons profiter de cette situation pour repenser le consumérisme, autrement dit l’addiction, la « consommation droguée », notre intoxication à des produits sans véritable utilité, et pour nous délivrer de la quantité au profit de la qualité. »

Le confinement pourra peut-être aussi faire évoluer notre rapport au temps, une sorte de temps retrouvé…

«  Grâce au confinement, grâce à ce temps que nous retrouvons, qui n’est plus haché, chronométré, ce temps qui échappe au métro-boulot-dodo, nous pouvons nous retrouver nous-mêmes, voir quels sont nos besoins essentiels, c’est-à-dire l’amour, l’amitié, la tendresse, la solidarité, la poésie de la vie
Le
confinement peut nous aider à commencer une détoxification de notre mode de vie et à comprendre que bien vivre, c’est épanouir notre « Je », mais toujours au sein de nos divers « Nous ». »

Sa conclusion en appelle encore une fois à la solidarité et à la conscience commune du destin humain

« J’ai été très ému de voir ces femmes italiennes, à leur balcon, chanter cet hymne de fraternité, « Fratelli d’Italia » (« Frères d’Italie »). Nous devons retrouver une solidarité nationale, non pas fermée et égoïste, mais ouverte sur notre communauté de destin « terrienne »…

Avant l’apparition du virus, les êtres humains de tous les continents avaient les mêmes problèmes : la dégradation de la biosphère, la prolifération des armes nucléaires, l’économie sans régulation qui accroît les inégalités
Cette communauté de destin, elle existe, mais comme les esprits sont angoissés, au lieu d’en prendre conscience, ils se réfugient dans un égoïsme national ou religieux. Bien entendu, il faut une solidarité nationale, essentielle, mais si on ne comprend pas qu’il faut une conscience commune du destin humain, si on ne progresse pas en solidarité, si on ne change pas de pensée politique, la crise de l’humanité s’en trouvera aggravée.  »

Il nous rappelle finalement que si cette pandémie constitue une épreuve sérieuse qui nous est imposée, il existe d’autres épreuves qui s’annoncent et qui seront très graves si nous n’anticipons pas davantage leur atténuation et notre capacité à nous adapter aux défis qui nous attendent.

<1374>

Vendredi 13 mars 2020

« Le Vivant, fils de l’Éveillé »
Roman philosophique d’Ibn Tufayl

Nous avançons donc avec certitude vers un désastre économique mondial ou si tous les prochains évènements sont favorables, au moins une très grave crise.

Concernons le COVID-19, les autorités agissent avec beaucoup d’ampleur et de vigueur.

J’aime que le président Macron, contrairement à Trump, mette en avant la science et les scientifiques pour approcher de plus près le savoir actuel de l’humanité sur cette épidémie.

Pour le reste, je ne m’engagerai pas davantage dans l’expression d’un avis sur la gravité de la situation sanitaire sur laquelle je n’ai pas compétence pour me prononcer.

Je considère comme très pédagogique la mésaventure qui est arrivée à un brillant basketteur français Rudy Gobert qui joue dans le championnat américain.

Lors d’une conférence de presse, il s’est moqué du COVID-19 et par provocation il a touché tous les micros de la salle. Mais il a appris un peu plus tard qu’il était infecté du coronavirus. Et même le championnat américain (NBA) a été suspendu en raison de sa contamination.

Gobert a écrit sur les réseaux sociaux après cette expérience :

« Je veux m’excuser publiquement auprès de tous ceux que j’ai pu mettre en danger, a également écrit Gobert. À l’époque, je ne savais pas que j’étais infecté. J’ai été négligent et je n’ai pas d’excuse. J’espère que mon histoire servira d’avertissement et incitera tout le monde à prendre cela au sérieux. Je ferai tout ce que je peux pour utiliser mon expérience comme moyen d’éduquer les autres et de prévenir la propagation de ce virus. »

La solution passe donc par le civisme qui nous conduit à adopter et à appliquer toutes les mesures barrières pour nous protéger, mais aussi pour protéger les autres, si nous étions infectés sans le savoir.

Certains pourraient peut-être connaître la tentation de se retrouver dans la situation de Robin Crusoé, tout seul sur une île, loin de tout humain susceptible de les contaminer.

Lors de mon mot du jour sur l’«islamophobie » j’ai déjà évoqué la remarquable émission, du dimanche matin sur France Culture, animé par Ghaleb Bencheikh : « Questions d’Islam ».

C’est Annie qui m’a fait découvrir cette émission qui parle d’idées, de philosophie, d’Histoire, de controverses, de débats et qui est de très loin l’émission religieuse, de toutes celles produites sur France Culture, la plus riche et la plus intéressante pour celles et ceux qui ont le goût d’apprendre et de s’ouvrir l’esprit.

Et c’est grâce à cette émission que j’ai appris l’existence du philosophe andalou Ibn Tufayl (1105-1185)

Rappelons que « Robinson Crusoé » est un roman écrit par l’auteur anglais Daniel Defoe et publié en 1719.

Cette émission m’a donc appris que près de 600 ans avant, cet auteur musulman a écrit l’histoire d’un homme sur une île déserte.

Il s’agit en fait d’un roman philosophique que l’on traduit en latin par « Philosophus autodidactus », et en français par « Le Vivant, fils de l’Éveillé ». L’original en arabe est « Hayy ibn Yaqdhan » ou « Ḥayy ibn Yaqẓān ».

C’est donc l’histoire d’un homme sur une île déserte. Il s’ouvre par la supposition d’un enfant né sans père ni mère. Il est adopté par une gazelle, qui l’allaite. Il grandit, observe, réfléchit. Doué d’une intelligence supérieure, non seulement il sait ingénieusement pourvoir à tous ses besoins, mais il arrive bientôt à découvrir de lui-même, par les seules forces de son raisonnement, les notions les plus élevées que la science humaine possède sur l’univers.

Lors de l’émission du 1er mars 2020, Ghaleb Bencheikh avait invité le philosophe Jean-Baptiste Brenet qui est professeur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne où il enseigne la philosophie arabe. Jean-Baptiste Brenet vient de publier une adaptation de ce conte : « Robinson de Guadix, une adaptation de l’épître d’Ibn Tufayl, Vivant fils d’Éveillé » aux éditions Verdier (février 2020).

Kamel Daoud en a écrit la préface

Sur le site de France Culture, on lit :

« Écrit en arabe au XIIe siècle par le penseur andalou Ibn Tufayl, Vivant fils d’Éveillé est un chef-d’œuvre de la philosophie. L’épître dévoile sous la forme d’un conte les secrets de la « sagesse orientale ». Traduite en latin en 1671, elle connaîtra un immense succès dans l’Europe des lettres. Jean-Baptiste Brenet en propose ici une adaptation qui recompose le récit et donne la parole au personnage principal. Voici l’histoire d’un homme sur une île déserte, élevé sans père ni mère, qui découvre par sa raison seule la vérité de l’univers entier, puis qui rencontre un autre homme, religieux, mais sagace, venu d’une terre voisine. « Sorte de Robinson psychologique », écrivait Ernest Renan à propos du livre. Son premier auteur, Ibn Tufayl, est né à Guadix. »

Après cette émission j’ai trouvé un article de « L’Obs » du 29/02/2020 qui a eu la pertinente idée de faire dialoguer l’auteur avec le rédacteur de sa préface : Kamel Daoud.

L’article comme l’émission précisent que ce roman a été le texte arabe le plus lu dans le monde occidental après « le Coran » et « les Mille et Une Nuits », avant d’être totalement occulté, restant sous la forme de trace mémorielle pour le seul monde arabe et quelques doctes arabisants.

Kamel Daoud explique que

« Ce livre est un manifeste de liberté. Il se clôt sur un échec de « pédagogie », la radicalité de sa conclusion, mais c’est pour mieux l’exorciser. Sinon, conséquent avec son pessimisme, Ibn Tufayl n’aurait pas écrit l’histoire de Hayy. Il aurait choisi le silence et la vérité muette de l’insulaire, au lieu de revenir vers la cité avec un livre sous le bras proposé aux siècles à venir. On comprend mieux pourquoi il fut si célèbre à son époque, si connu et traduit durant le lent éveil du Moyen Age et pourquoi aujourd’hui il mérite de revenir et d’obséder. Car on ne peut plus parier sur l’invisible comme voie de salut, mais plutôt sur la liberté de le vouloir et d’aller au-delà des murs des royaumes, il reste que cette aventure est le mythe ultime de notre condition. S’y glisse une méfiance envers l’apparent, une distance prudente avec le Dogme et une empathie discrète envers ceux qui ne peuvent pas saisir l’envers cosmique de la Lettre, mais aussi la défense d’une liberté de croire et de découvrir qui restent incessibles. »

Dans cet article Jean-Baptiste Brenet précise : .-

« Sans qu’on l’ait prouvé, il est assez évident que Defoe a eu connaissance du texte d’Ibn Tufayl. Au XVIIIe siècle, d’ailleurs, plusieurs auteurs anonymes feront eux-mêmes la connexion entre le « Robinson » de Defoe et la fable du « Philosophe autodidacte. […]

Il croise à peu près tous les thèmes caractéristiques de la philosophie de l’Andalousie au XIIe siècle fondée sur Aristote, dont la modernité héritera. Cela va du développement de l’intellect, de l’ordre du savoir, de l’accès à la vérité et au « salut », jusqu’au rapport entre spéculation et « mystique », à l’accord entre philosophie et religion, ou bien à la nature politique de l’homme et au rôle social du philosophe.

Le prologue notamment est très instructif pour nous, puisqu’il dresse un bilan de la philosophie connue : on y voit passer Avicenne, Al-Farabi, Ibn Bajja, Aristote bien sûr ; mais aussi les soufis et le théologien Al-Ghazali, qu’Ibn Tufayl utilise de façon paradoxale dans un cadre philosophique. »

Et j’aime la réponse de Kamel Daoud à cette question : Ce texte, qu’a-t-il à dire au « musulman » du XXIe siècle ?

« On a ici un philosophe qui, dans un royaume, a osé réfléchir à haute voix – parce qu’écrire, c’est parler à haute voix mieux encore qu’avec sa propre voix – la question de la liberté, du salut, du bonheur, du sens, de la possibilité de sauver à la fois l’intuition et la Loi, la vision et la soumission. Ces questions se posent encore à nous aujourd’hui, et parfois de manière très violente :
Faut-il s’engager ou pas ?
Dois-je me rétracter sur mes propres convictions ou accepter l’usage du religieux au nom d’un ordre avec lequel je n’adhère plus ?
Doit-on être solidaire ou solitaire, à la fois ?
Qui est propriétaire de la religion ?
Qui a le droit d’en parler ?…

Que je sois d’accord ou pas avec lui, ce livre plaide pour la liberté de réfléchir des choses aussi fondamentales, il prêche l’individu, la singularité, le vivant et la vigilance, la possibilité de la raison. Il est nécessaire d’y revenir et de diffuser encore plus massivement des textes comme celui-ci pour prouver que penser librement la question religieuse ne date pas de maintenant mais a toujours existé, et que cela ne s’est pas toujours conclu avec des tragédies, des massacres ou des pendaisons. Et c’est d’autant plus urgent qu’il y a aujourd’hui des textes qui ont des royaumes, des principautés, des émirats derrière le dos, et qui nous font mal. Au fond, ce n’est pas nous qui revisitons ce texte, c’est lui qui vient nous revisiter, parce que c’est important. »

Je vous renvoie vers l’émission de Ghaleb Bencheikh «Questions d’islam : Le philosophe autodidacte »

<1369>

Vendredi 27 décembre 2019

«Le monde n’a plus besoin de battants, de gens qui réussissent, il a besoin de rêveurs, de personnes capables de reconstruire et de prendre soin… et surtout, surtout, on a tous besoin aujourd’hui, plus que jamais, de gens heureux.»
Pedro Correa

Le mot du jour a coutume de se mettre en pause à la fin de l’année. On parle de la trêve des confiseurs.

L’année dernière j’ai commencé « une tradition » d’une pause d’un mois. Plus qu’une trêve de confiseurs, il s’agit plutôt d’une hibernation.

Le mot du jour va donc se mettre en congé et reviendra, lundi 27 janvier 2020, jour anniversaire de la naissance de Wolfgang Amadeus Mozart né le 27 janvier 1756

Et, c’est une histoire belge que je voudrais partager pour ce dernier mot du jour de l’année.

Pedro Correa est un artiste photographe professionnel. Mais ses études l’avaient conduit d’abord à un diplôme d’ingénieur civil qu’il avait décroché dans l’école d’ingénieur de l’UCL, c’est-à-dire « l’Université Catholique de Louvain. »

Il explique son parcours <sur ce site bruxellois>

Et son université d’origine a eu l’idée de l’inviter à faire un discours à la cérémonie de remise de diplômes d’ingénieur de cette année, c’est-à-dire devant celles et ceux qui ont suivi les mêmes études que lui, quelques années après lui.

Et il a tenu un discours que ce <site catholique belge> appelle «Un surprenant discours ». Ce discours il l’a tenu devant les nouveaux ingénieurs, leurs parents, leurs professeurs et d’autres anciens élèves

L’université lui avait donné carte blanche et il avait donc toute liberté d’aborder tous les sujets qu’il souhaitait.

C’est pourquoi il a commencé à remercier pour cette initiative :

 « Je voulais aussi féliciter l’AILouvain, ( Association des diplômés de l’Ecole Polytechnique de Louvain) d’avoir fait preuve de courage, non seulement en m’invitant dans ce panel (ce qui est déjà assez courageux) mais surtout en mettant au centre de ses interventions et de leur programme de conférences des termes comme « le sens », « le bonheur » « et la joie au travail », au-delà de ceux sur lesquels on insistait uniquement lors des discours que j’avais à votre âge en ingénieur, et qui étaient plutôt à l’époque « le sacrifice », « le sérieux », « la compétitivité » ou « l’excellence ». Merci donc vraiment à l’UCL pour cet élan de vent frais ».

Avec beaucoup d’humour préparatoire à ce qui va suivre, il prévient :

« Faire un Doctorat en Sciences Appliquées pour finir artiste photographe, je pense que cela doit figurer dans le top 3 des cauchemars des parents ici présents… »

Puis il évoque la figure qu’il nomme « son idole », Philippe Bihouix.

Philippe Bihouix est un ingénieur français qui écrit des livres qui vantent les « Low-Tech » par opposition au « High Tech ».

Bien sûr, comme toute personne raisonnable il est préoccupé par le défi climatique et écologique qui se dresse devant nous. Il a la conviction que les hautes technologies, comme le numérique ou la robotique, ne peuvent être la solution magique pour lutter contre la crise climatique en raison de leur impact sur notre environnement et nos ressources.

Il ne croit pas à la croissance verte et à la civilisation des énergies renouvelables, des réseaux intelligents, de l’économie circulaire, des nano-bio-technologies et des imprimantes 3D

Il a ainsi écrit un livre que cite Pedro Correa : « L’âge des Low Tech »

Il décrit la civilisation du high tech comme plus consommatrice de ressources rares, plus difficiles à recycler, trop complexe et menant à une impasse. C’est pourquoi il propose de prendre le contre-pied de la course en avant technologique en se tournant vers les low tech, les « basses technologies ». Il ne s’agit pas de revenir à la bougie, mais de conserver un niveau de confort et de civilisation agréables tout en évitant les chocs des pénuries à venir.

Mais revenons au discours de Pedro Correa devant les jeunes ingénieurs.

Vous trouverez une grande partie de ce discours sur le site du journal la Libre Belgique.

J’ai choisi comme exergue la dernière phrase, mais je souligne dans le texte les autres phrases avec lesquelles j’ai hésité.

Il ne faut pas recevoir tout ce discours comme parole d’évangile, mais le prendre comme un regard décalé qui pose des questions fondamentales et appelle à s’interroger sur le sens, l’essentiel et le chemin :

« Mais si je ne vais pas vous donner de conseils, c’est surtout parce que je me rends compte que nous, les plus vieux, n’avons rien à vous apprendre, et que bien au contraire, nous ferions mieux de plus vous écouter. Quand je vois les valeurs de consommation, d’accumulation, d’égocentrisme, de compétition et de croissance continue, sur lesquelles les deux générations précédentes ont bâti le système dans lequel on surnage pour l’instant, et quand je vois les élans de solidarité, d’empathie, de collaboration, et de quête de sens qui brillent au fond des yeux des jeunes aujourd’hui… je me dis que vous êtes celles et ceux qui peuvent inverser la tendance vers une société plus heureuse et plus juste… et que vous avez déjà tout en vous.

Je vais par contre commencer par une statistique que je vais poser là, exprès pour vous faire un peu peur. C’est une donnée que l’on entend très rarement, et qui représente à mes yeux le canari dans la mine qui devrait nous alerter que quelque chose va mal : depuis 5 ans, la Belgique dépense plus de budget national en malades de longue durée (essentiellement des dépressions et des burn-out), qu’en charges liées au chômage. Cela veut donc dire que contrairement à ce que l’on nous martèle chaque jour à propos du chômage, en sortant d’ici, vous avez plus de risques de tomber malade ou de devenir dépressifs à cause de votre emploi, que de ne pas en trouver. »

Ce constat assez déroutant et dérangeant est aussi développé sur le <site de la RTBF>. Il s’agit de la Belgique, le taux de chômage y était en juin 2019 de 5,7%, en France nous sommes juste en dessous de 9%. Je pense cependant que si le coût du chômage en France est nettement plus élevé, le constat par rapport à la santé psychologique au travail est probablement très proche de la Belgique.

Il ajoute :

« Passionné de développement personnel, je me suis penché sur les causes de cette donnée, et ce résultat n’est finalement pas si étonnant. Toutes les études scientifiques en neurosciences et en psychologie du bonheur sont unanimes : placer des termes anxiogènes comme le “sérieux”, l'”excellence”, la “compétitivité” ou le “sacrifice” au centre de notre vie, sans en placer d’autres, essentiels, comme “la joie”, “le sens” ou “la collaboration”, c’est prouvé, cela ne peut que mener à la tristesse, à la fatigue, et au final, à la maladie… au burn-out.[…]

Certains vous feront miroiter des contrats avec d’énormes voitures à la clé, et ils vous assureront que c’est la preuve ultime de la réussite. De mon côté, je ne peux que vous parler avec le gage de mon propre bonheur lorsque je me lève chaque matin pour faire mon travail, que je reste absorbé pendant des heures sans voir le temps passer à capturer des instants de beauté éphémère, et le bonheur de mes enfants avec qui je passe de longues après-midi.

Je ne peux donc que vous partager mon expérience, qui a tout d’abord été de me rendre compte que le bonheur, ça se travaille. Le bonheur ne nous tombe pas du ciel en regardant notre vie s’écouler sur des rails construits par d’autres, des rails qui vont on-ne-sait-où, plutôt que de mettre en pratique nos propres envies.[…]

Mon chemin a commencé par cette condition, indispensable je pense, d’écouter mes propres envies, d’écouter ma voix intérieure. Cette voix intérieure n’a rien de mystique, c’est juste la propre voix de chacun, cette voix authentique qui n’a de compte à rendre à personne, c’est une voix du cœur, celle qui vous prend aux tripes. Elle est très difficile à entendre parce que depuis tout jeune, nous avons entassé d’autres voix par-dessus : la voix des parents, des professeurs, des pubs. […]

Nous avons tous en nous la voix qui sait ce qui est mieux pour nous. Il faut juste du travail sur soi pour l’entendre et la reconnaître. »

Et il dit combien notre conditionnement peut nous empêcher d’écouter et d’entendre cette voix intérieure. Et pour donner un exemple, ll décrit le malaise d’un salarié dans le contexte suivant :

« C’est super dur d’écouter cette voix sans se dire que c’est du n’importe quoi, sans se dire oh là là mais qu’est ce qui me prend, j’invente des trucs. Mais il est très bien rémunéré ce super job qui optimise ce software d’évasion fiscale pour une multinationale qui empoisonne l’eau potable de milliers de personnes à l’autre bout du monde. Je ne comprends vraiment pas pourquoi mon estomac se noue et que j’ai des sueurs froides à chaque fois que j’arrive au bureau, c’est absurde. Et puis si on ne fait rien, l’estomac reste noué comme ça, jour après jour pendant des mois. Et puis, bizarrement on tombe malade. »

Il donne ensuite une clé de son parcours personnel qui passe par le décès brutal de son père à un âge auquel on s’attend désormais à vivre encore de longues années.

« Pour moi, cela a été plus rapide : j’ai pris un raccourci et j’ai pu éviter des années d’écoute attentive pour arriver à l’entendre. C’est un raccourci, certes, mais que je ne souhaite à personne : c’était de voir mourir mon père, soudainement. Il avait 56 ans, j’en avais 29. Il était fort comme un roc un jour, et parti le lendemain. Nous savons tous que nous sommes mortels, mais la nuance est énorme entre savoir que nous sommes mortels et savoir que nous allons mourir, et que ça peut arriver du jour au lendemain.

À ce moment-là, ma voix intérieure a pris un mégaphone et a percé toutes les autres voix, pour me demander chaque jour très clairement : «maintenant que tu sais que tu pourrais mourir demain, aurais-tu changé quelque chose à cette dernière journée que tu viens de passer ? »

Et c’est impossible de vivre comme avant lorsque l’on se pose cette question à la fin de chaque journée. Cette prise de conscience a été douloureuse au début. De là sont nés d’abord de petits changements, des compromis, puis des plus grands, et puis petit à petit, cette voix est devenue un guide sur le chemin vers le bonheur.

Pour être heureux, il m’a fallu aussi trouver du sens. Je pense qu’il faut que notre vie à tous (et donc notre métier, où nous passons 8h par jour) ait du sens à nos yeux. Car notre voix intérieure sait que nous sommes tous sur le même bateau, et le bonheur ne pourra donc être atteint que si nos actions ont un impact réel sur ce bateau.

Et pour finir, il nous faut aussi du courage, parce qu’en plus d’entendre et de reconnaître votre voix, il faudra aussi avoir le courage de l’écouter, car elle ne va pas toujours dire des choses évidentes à mettre en place, ni des choses qui vont plaire à votre entourage.

On m’a souvent dit : “Mais quel courage ! Ça ne doit pas être facile de vivre en tant qu’artiste !”. Ce à quoi je répondais : « Parce que vous croyez que c’est facile, pour un artiste, de vivre en tant que banquier  ? ».

Je vais terminer. Et vous l’avez compris, j’ai menti, je vous ai quand même donné un conseil tout au long de ce discours : celui de ne pas m’écouter. Vous êtes des adultes, vous avez votre diplôme, la vie est à vous. Alors n’écoutez plus ceux issus de ce monde périmé, de ce constat d’échec que nous vivons. Ne m’écoutez plus moi, n’écoutez plus les parents, n’écoutez plus les professeurs, n’écoutez plus les pubs ni les médias, et écoutez-vous, écoutez-vous en tout premier.

Le monde n’a plus besoin de battants, de gens qui réussissent, il a besoin de rêveurs, de personnes capables de reconstruire et de prendre soin… et surtout, surtout, on a tous besoin aujourd’hui, plus que jamais, de gens heureux. »

Paul Eluard écrivait déjà : « Il ne faut pas de tout pour faire un monde. Il faut du bonheur et rien d’autre »

Il existe des vidéos de ce discours. Il faut l’écouter parce qu’il est drôle aussi et que cela fait passer le message autrement : <ICI>

C’est très beau, cela donne des désirs d’utopie dont nous avons besoin. Ce n’est pas un discours programme.

Il peut être nuancé et critiqué comme par cet autre ingénieur : «  pourquoi je ne suis pas d’accord avec Pedro Correa »
Mais je pense que sur des questions de sens, d’éthique et de priorité de vie il dit des choses essentielles.

Le mot du jour du 7 janvier 2014 citait John Lennon :

« Quand je suis allé à l’école, ils m’ont demandé ce que je voulais être quand je serais grand.
J’ai répondu « heureux ».
Ils m’ont dit que je n’avais pas compris la question,
j’ai répondu qu’ils n’avaient pas compris la vie. »

<1335>

mercredi 27 novembre 2019

« Le Petit Prince, un livre pour enfant ? »
Question que je me pose et que je pose

Gérard Philippe est mort le 25 novembre 1959, à 36 ans, d’un cancer du foie qui l’a emporté en 3 mois. C’était donc il y a 60 ans et 2 jours.

Un article du Figaro : «La mort il y a soixante ans de Gérard Philipe a provoqué un tsunami» renvoie vers un livre de Jérôme Garcin qui vient de paraître : « Le dernier hiver du Cid »

Gérard Philippe a beaucoup contribué à la popularité du « Petit Prince » de Saint Exupéry lorsque parut, en 1954, son enregistrement du conte, toujours disponible.

Cet enregistrement de 1954 célébrait les dix ans de la mort de Saint-Exupéry.

Sa voix envoutante qui distillait l’émotion a su porter ce conte à la dimension d’un mythe.

Antoine de Saint-Exupéry qui est né à Lyon en 1900, n’est pas non plus mort vieux. Il a disparu, pendant la guerre, en vol le 31 juillet 1944 au large de Marseille. Il est mort pour la France.

Le « Petit Prince » a été publié à New York en 1943, donc un an avant son décès.

Le livre du « Petit Prince » selon Wikipedia a été vendu à plus de cent quarante-cinq millions d’exemplaires dans le monde et douze millions d’exemplaires en France. Il est traduit en 270 langues et dialectes, ce qui en fait l’ouvrage de littérature le plus vendu au monde et le plus traduit après la Bible.

Comme beaucoup, j’ai succombé à ce mythe. J’ai cédé à la faiblesse d’acheter un de ces mobiles qu’on trouve dans tous les magasins d’enfants représentant le petit prince dans son univers. Mobile que nous avons accroché dans la chambre des enfants, à Montreuil.

Récemment, j’ai retrouvé ce mobile. Ma première réaction a été de vouloir l’offrir à d’autres enfants. Mais les années avaient passé et ma réflexion a évolué et je n’ai pas persévéré dans ce souhait.

Peut-on remettre en cause le mythe du Petit Prince ?

Je pense que nous devons questionner tous les mythes, mythes religieux, mythes nationalistes et mythes littéraires.

Très récemment, un article de France Culture sur Facebook m’a conduit à une réaction d’humeur et à de beaux échanges avec d’autres personnes qui ont tenté de me convaincre que je ne voyais pas toute la complexité du Petit Prince.

« Voici mon secret. Il est très simple : on ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux ».

Une de ces phrases du Petit Prince qu’on aime à distiller dans des conversations, quand ils touchent un peu plus à l’intime. Mais avant de venir à cette discussion sur Facebook, parce que Oui on peut avoir des conversations intelligentes sur Facebook avec des inconnus avec qui on partage des valeurs et des sujets de conversation qui ont du sens.

Mais avant de venir à ces échanges, quelques éléments un peu factuels.

A peu près dans tous les pays du monde si vous cliquez sur ce lien : <Le Petit Prince> vous tombez sur un site canadien qui donne accès gratuitement au texte intégral du « Petit Prince » écrit il y a 76 ans.

Mais si vous êtes en France, cela ne fonctionne pas.

Au Canada, l’œuvre est entrée dans le domaine public mais pas en France.

Dans la plupart des pays du monde, c’est la Convention de Berne qui s’applique avec une protection de 50 ou 70 ans révolus après la mort de l’auteur. Aux États-Unis c’est plus compliqué et plus long, vous pouvez approfondir avec <cet article> si vous le souhaitez.

Mais « Le Petit Prince », comme le reste de l’œuvre de Saint-Exupéry, reste en France protégé par le droit d’auteur jusqu’en 2032. Cette exception tient à l’extension de la durée des droits concernant les auteurs morts pour la France avec en plus une prorogation de guerre, comme toutes les œuvres publiées avant 1948. Dans les autres pays du monde, où la durée de soixante-dix ans après la mort de l’auteur est en vigueur, l’œuvre de Saint-Exupéry est bien dans le domaine public depuis le 1er janvier 2015, 70 ans après la fin de la guerre. Au Canada et au Japon, où la durée des droits n’est valable que cinquante ans après la mort de l’auteur, le Petit Prince est déjà dans le domaine public depuis 1995.

C’est bien naturel quand les enfants de l’auteur ont la douleur de perdre leur père pendant la guerre, de leur donner quelques signes de réconfort et de reconnaissance supplémentaire sous la forme d’espèces sonnantes et trébuchantes.

Antoine de Saint Exupéry n’avait pas d’enfants.

Mais il a des héritiers et il existe même un légataire universel de la veuve. Et tous ces gens se disputent le magot. La <Justice a dû intervenir> notamment concernant les produits dérivés, comme ce mobile que je ne veux plus donner à un enfant.

Dans le clan des héritiers, il y a la famille Giraud d’Agay qui descend de la sœur cadette de Saint-Exupéry, et José Martinez-Fructuoso, ancien secrétaire de l’épouse de Saint Exupéry, Consuelo, qu’elle a désigné comme légataire universel.

Bien entendu, comme c’est déjà le cas pour les personnages de Tintin et de Zorro, les héritiers de Saint-Exupéry ont déposé le personnage du roman comme marque de commerce jusqu’en juin 2028.

Donc chaque fois que vous achetez une bricole qui a un rapport avec « Le Petit Prince », celui qui dit :

« Les hommes n’ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n’existe point de marchands d’amis, les hommes n’ont plus d’amis. (Chap. XXI) »

le tiroir-caisse de ces rapaces tinte délicatement avec le son métallique des pièces de monnaie qui y tombe. Bien sûr, cela est encore beaucoup moins poétique dans la réalité, ces sommes alimentent automatiquement et informatiquement la ligne dématérialisée et sans âme d’un compte en banque.

Ils font certainement une lecture orientée de cette autre phrase :

« Il faut exiger de chacun ce que chacun peut donner. (Chap. X) »

Il y a bien sûr une boutique en ligne pour vous permettre de faire de magnifiques cadeaux de Noël. Une boutique en ligne qui vend 80.000 produits chaque année. Plus de 800 références y sont disponibles, livraison dans le monde entier

Elle a une adresse toute simple : https://www.lepetitprince.com/

Il y a un tel décalage, entre le discours tenu par le Petit Prince et toute la camelote autour qui est vendue au profit d’un mercantilisme le plus obscène. Je trouve cela d’autant plus choquant pour ce livre précisément. Je ne suis pas seul à critiquer les héritiers mercantiles. Vous trouverez un article dans L’express  qui détaille les obsessions des ayants droits à utiliser tout prétexte, tout vague anniversaire pour organiser des commémorations promptes à dégager des revenus : <Le Petit Prince : le grand ras-le-bol !>

Mais passons au fond sur l’Histoire. La publication de France Culture que j’ai évoquée est celle-ci : Pourquoi il faut relire “Le Petit Prince” d’Antoine de Saint-Exupéry

Avec cette entame : « Le Petit Prince” : qu’est-ce que c’est ? Une histoire pour enfants ? Un conte fantastique ? Un conte philosophique ? Peut-être tout cela à la fois… Dans tous les cas, le plus grand livre de la littérature du XXe siècle pour le philosophe Martin Heidegger ! Une œuvre assurément attentive au présent. »

C’est bien d’en appeler au grand philosophe allemand « Martin Heidegge» au goût si sûr puisqu’il jugeait aussi avec grande bienveillance et admiration le national socialisme. Il adhéra au Parti nazi en 1933 alors qu’il avait déjà 44 ans et une réputation de philosophe affirmé. Il resta nazi jusqu’en 1944.

Je critique le Petit Prince mais je ne comprends pas bien le lien qui peut exister entre la doctrine nazi et le contenu du Petit Prince. Mais Heidegger n’est pas le seul à classer le Petit Prince en haut de l’affiche.

En 1999, la Fnac et Le Monde ont tenté de trouver un comité capable d’établir un classement français des livres considérés comme les cent meilleurs du XXe siècle.

« Le Petit Prince » termine quatrième, devancé par « L’Étranger » d’Albert Camus, « À la recherche du temps perdu » de Marcel Proust et « Le Procès » de Franz Kafka.

Ce type de palmarès me semble assez vain pour les œuvres de l’esprit.

Mais que « Le Petit Prince » devance « Les raisons de la colère » de Steinbeck ne me convainc pas et ce n’est qu’un exemple parmi d’autre.

Il faut bien comprendre que je ne nie pas les qualités de ce livre mais je trouve qu’on en fait trop et surtout je prétends que ce n’est certainement pas un livre pour enfant, ou alors il faut mentir aux enfants ou travestir la réalité.

Donc j’ai réagi à la publication de France Culture par cette envolée :

« Je ne partage pas l’enthousiasme du plus grand nombre.
Un livre pour enfant ?
C’est l’histoire d’un petit prince poète et malheureux.
Et la porte de sortie qu’il trouve est le suicide.
Ce n’est pas un livre d’enfant, c’est un livre de dépressif qui finit mal ! »

A ce niveau il y a toujours quelqu’un pour marquer son étonnement : « Ah bon le Petit Prince se suicide ? »

Dans le fil de la discussion, la question qui est venue avec 4 points d’interrogations « A quel moment il se suicide ???? »

Eh bien, à l’avant dernier chapitre, le 26, il le fait à la Cléopâtre.

Il y a des circonvolutions, des échanges avec le narrateur qui dilue un peu le récit. Mais il suffit de lire :

« Le petit prince dit encore, après un silence : – Tu as du bon venin ? Tu es sûr de ne pas me faire souffrir longtemps ?

[…]

Alors j’abaissai moi-même les yeux vers le pied du mur, et je fis un bond ! Il était là, dressé vers le petit prince, un de ces serpents jaunes qui vous exécutent en trente secondes. Tout en fouillant ma poche pour en tirer mon revolver, je pris le pas de course, mais, au bruit que je fis, le serpent se laissa doucement couler dans le sable, comme un jet d’eau qui meurt, et, sans trop se presser, se faufila entre les pierres avec un léger bruit de métal.

Je parvins au mur juste à temps pour y recevoir dans les bras mon petit bonhomme de prince, pâle comme la neige.

– Quelle est cette histoire-là ! Tu parles maintenant avec les serpents !

[…]

– Je suis content que tu aies trouvé ce qui manquait à ta machine. Tu vas pouvoir rentrer chez toi…

– Comment sais-tu !

Je venais justement lui annoncer que, contre toute espérance, j’avais réussi mon travail !

Il ne répondit rien à ma question, mais il ajouta:

– Moi aussi, aujourd’hui, je rentre chez moi…

[…]

– Cette nuit… tu sais… ne viens pas.

– Je ne te quitterai pas.

– J’aurai l’air d’avoir mal… j’aurai un peu l’air de mourir. C’est comme ça. Ne viens pas voir ça, ce n’est pas la peine…

[…]

– Tu comprends. C’est trop loin. Je ne peux pas emporter ce corps-là. C’est trop lourd.

[…]

Et il se tut aussi, parce qu’il pleurait…

– C’est là. Laisse-moi faire un pas tout seul.

Et il s’assit parce qu’il avait peur.

[…]

– Voilà… C’est tout…

Il hésita encore un peu, puis il se releva. Il fit un pas. Moi je ne pouvais pas bouger.

Il n’y eut rien qu’un éclair jaune près de sa cheville. Il demeura un instant immobile. Il ne cria pas. Il tomba doucement comme tombe un arbre. Ça ne fit même pas de bruit, à cause du sable. »

Peut-être certains seront-ils scandalisés par ce traitement aux ciseaux du chapitre. Mais quand on enlève, l’enluminage, le rêve, les histoires qu’on raconte pour supporter la réalité de la mort : c’est un suicide.

Des internautes ont tenté de me convaincre

« C’est l’enfance qui cède sa place ! En ce qui concerne la mort du Petit Prince, c’est une métamorphose initiatique. »

Ou

« Ce n’est pas un suicide, mais une transformation. Tel Dante, le petit Prince quitte son corps de chair pour s’élever dans les étoiles. »

Évidemment, si on fuit le réel et on se réfugie dans le mythe, on arrive à écrire que se donner la mort est une transformation. Je rappelle Camus : « mal nommer les objets, c’est ajouter du malheur au monde. »

Je me souviens que les adeptes du temple solaire parlaient aussi en allégorie et en langage transcendantal. Ils pensaient se retrouver sur Sirius.…

Je m’insurge sur le fait de dire que c’est un conte pour enfant.

Quel serait le message de ce conte pour enfant ?

Quand on ne se sent pas bien nulle part, il faut mourir ?

Il y a dans ce livre de la dépression, de la collapsologie avant l’heure et l’odeur de la mort

Rien de ce que je dis n’est absolu. Je ne prétends pas dire la vérité qui n’existe pas d’ailleurs dans cette matière. Je pousse seulement les gens à se questionner, à interroger et non pas à suivre la foule et dire comme cette histoire est belle, poétique et instructive !

Vous apprendrez dans cet article que <Le Petit Prince est le fruit d’un chagrin d’amour>

Un des internautes qui croit aux grandes vertus de ce petit livre a fini notre conversation de réseaux sociaux sur ce petit texte et je lui laisse, bien volontiers, le dernier mot

«  Tout est contenu dans tout: le mal dans le bien, le bien dans le mal, comme le laid dans le beau ou le beau dans le laid. Ainsi, une parole lumineuse peut dissimuler un dessein sombre, de même qu’un langage rustre peut dissimuler une âme pure et belle. L’allégorie n’est qu’une forme ou une apparence pour dissimuler un autre sens que ce qui est immédiatement lu.
Nous ne sommes pas jury littéraire, critique ni censeur. Chacun reçoit une œuvre et l’apprécie au regard de son histoire personnelle, de sa culture, son éducation, ses valeurs ou ses croyances. Ce que vous ressentez ne se juge pas.
Au moins, je constate un point en faveur de l’œuvre: elle ne vous indiffère pas. Elle nous amène d’ailleurs à échanger et partager nos avis ici. Même à travers un ressenti contradictoire, le Petit Prince réunit.
C’est toute la puissance d’une œuvre littéraire au-delà de sa résonance immédiate : que laisse-t-elle dans la culture, quelle empreinte imprime-t-elle dans l’histoire ? Une œuvre qui dépasse les générations, qui séduit petits et grands, qui s’étudie de l’école à l’université reste un marqueur de notre temps, de notre société, de notre pensée.
Ne pas y avoir été sensible ne vous éloigne aucunement d’une quelconque vérité. J’imagine que votre sensibilité s’exprime ailleurs et c’est toute la richesse de la diversité humaine. Peut-être avons-nous une lecture commune qui nous rassemble entièrement ? A l’inverse, peut-être êtes-vous marqué par une œuvre à côté de laquelle je suis passé sans la moindre émotion ?

Quant au marketing littéraire, comment ne pas vous rejoindre ? Tout ce qui peut rapporter de l’argent est source de commerce. Du magnifique à l’abject, de l’utile au futile.
Le marketing nous retient dans la matérialité, ce que le Petit Prince justement nous invite à dépasser. Souvenez-vous : « on ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux. »

<1316>

Vendredi 15 novembre 2019

« Il m’est d’ailleurs arrivé de penser que gagner ne servait à rien »
Poulidor

Comme tout le monde, j’aimais Poulidor et j’aurais voulu qu’il gagne le tour de France.

Mais dire qu’il est l’éternel second est évidemment une fake news.

Son palmarès est remarquable puisqu’il peut se prévaloir de 189 victoires, dont Milan-San Remo (1961), la Flèche wallonne (1963), Paris-Nice (1972, 1973), le Critérium du Dauphiné (1966, 1969), le Tour d’Espagne (1964) etc.

Evidemment, la réputation d’éternel second est liée à la course la plus prestigieuse du cyclisme : le tour de France.

Et dans cette course il y eut comme une malédiction, un « chat noir ».

Il participa à 14 tours de France, le premier en 1962 à 26 ans et le dernier à 40 ans en 1976. Dans le premier et le dernier tour de France auquel il a participé, il a terminé troisième.

Il est d’ailleurs le recordman de podium sur le Tour de France puisqu’il termina 8 fois sur le podium dont 3 fois deuxième mais jamais premier.

Et même plus que cela, il ne porta jamais le maillot jaune, bien qu’il remporta 7 étapes.

Le moment le plus emblématique fut la course épaule contre épaule dans la montée du Puy de Dôme en 1964.

<Libération> rapporte cet affrontement avec ces mots :

« Ce jour-là, sur des pentes à 10%, le cyclisme est presque devenu un sport de contact, de combat. Épaule contre épaule, sans échanger le moindre regard, les deux hommes vont au bout de leurs limites. A la pédale et au mental, Poulidor finit par lâcher son adversaire, qu’il laisse à 42 secondes au sommet. Insuffisant pour le dépouiller de sa tunique jaune. Au final, Poulidor termine deuxième du Tour, à 55 secondes d’Anquetil. »

Ce qu’on dit rarement c’est que Poulidor ne gagna pas cette étape.

Il faut aller lire l’article de <La Montagne> pour savoir qu’il ne finit que troisième devancé par Jimenez et Bahomontés.

L’article de la Montagne est très complet et rapporte que ce Tour 1964 ne fut pas perdu lors de cette ascension mais dans les étapes précédentes :

« Sur les premières semaines, il aurait pu (dû?) s’emparer du maillot jaune. En effet, que de temps perdu dans les étapes précédentes ! D’abord, il y a cette arrivée rocambolesque à Monaco (9e étape) où le Creusois déboule en tête sur le vélodrome de la Principauté mais descend de son vélo un tour de piste trop tôt, ce qui permet à… Anquetil de lui passer devant et de remporter l’étape, empochant ainsi la bonification d’une minute promise au vainqueur…

Puis il y a ce contre-la-montre entre Peyrehorade et Bayonne (17e étape), épreuve sur laquelle Anquetil excelle d’ordinaire, où Poulidor alors en tête est victime d’une crevaison. Arrive ensuite un incroyable concours de circonstances : le mécano se précipite avec un vélo de rechange mais trébuche et tombe dans un fossé, se blessant à la cheville. Le coureur est ainsi obligé de descendre pour aller chercher sa nouvelle monture, mais suite à la chute de celle-ci, le guidon est faussé, obligeant Poulidor à s’arrêter à nouveau quelques mètres plus tard pour tout remettre en ordre. »

Mais ce que je trouve remarquable c’est ce que Poulidor raconte dans un article publié par le journal suisse « Le Temps » :

«Plus j’étais malchanceux, plus le public m’appréciait, plus je gagnais du fric. Il m’est d’ailleurs arrivé de penser que gagner ne servait à rien.»

Il répétait souvent, à la fin de sa vie:

«Si j’avais gagné le Tour, on ne parlerait plus de moi aujourd’hui.»

Il raconte dans un autre article que sa popularité était telle que pour avoir sa participation, les organisateurs de critérium lui versaient des primes plus importantes qu’à Anquetil qui gagnait davantage de courses. Ce dernier en était d’ailleurs fort marri.

Poulidor apparaissait comme le perdant, mais un perdant magnifique qui était allé au bout de lui-même.

Des esprits chagrins, croyant de la supériorité du vainqueur, ont d’ailleurs, en s’appuyant sur la popularité de Poulidor, reproché aux Français de préférer les perdants. Ils entendaient pointer ainsi du doigt, selon eux, une tare de la France dans la compétition mondiale.

Le Huffington Post a consacré un article à ce sujet : « Pourquoi on adore les perdants comme Raymond Poulidor »

Pour ma part, lors d’un des mots du jour sur le football, avant la coupe du monde 2018, je m’étais offusqué de l’injonction de notre jeune président qui fait probablement partie de ces esprits chagrins.

Ce fut le dernier de la série, publiée le 26 juin 2018 et je racontais la chose suivante :

« Et puis pour finir vraiment, je voudrais revenir à la visite d’Emmanuel Macron à l’équipe de France de football à Clairefontaine. Pendant cette visite il a eu ce jugement :

«Une compétition est réussie quand elle est gagnée»

Montrant bien que pour lui ce sont les gagnants que l’on doit admirer et honorer.

C’est une philosophie de vie, c’est une morale.

Une morale que je ne partage pas.

Et le football encore m’aide à l’expliquer.

L’équipe de France de 1982 a perdu à Séville contre l’Allemagne. Je crois que tous ceux qui aiment le foot gardent beaucoup d’affection pour cette équipe de perdants.

Et l’équipe de 1986 qui avait battu le champion du monde sortant italien en 1/8ème finale. En ¼ de finale elle a rencontré l’équipe de Brésil de Socratés que j’ai déjà évoqué lors du mot du jour de vendredi. Certains historiens du football disent que ce fut le plus beau match de l’Histoire du football, tous disent que ce fut l’un des plus beaux. Et ce fut l’Argentine qui gagna la coupe du monde, l’Argentine de Maradona qui se qualifia grâce à la tricherie de ce dernier marquant un but avec la main contre l’Angleterre.

L’équipe de France de Platini et l’équipe du Brésil de Socratés furent des équipes de perdants, mais des perdants magnifiques.

Heureusement, M Macron que le monde de nos souvenirs et de nos célébrations n’est pas qu’un monde de gagnants. Il serait beaucoup moins beau, avec moins d’émotion, d’intelligence, de saveur, plus uniforme, plus triste. »

Et je crois que le témoignage de Poulidor nous apporte cette sagesse qu’il n’y a pas que la victoire qui est belle.

C’est un monde assez affreux que celui dans lequel on n’honore que le vainqueur.

Dans un monde où le premier rafle tout.

C’est un monde assez proche de celui dans lequel nous vivons.

Mais les français aiment Poulidor, c’est peut-être cela leur particularité et leur grandeur.

« Il m’est arrivé de penser que gagner ne servait à rien »

<1308>

Mardi 8 octobre 2019

« Pour rester en bonne santé, soyez optimiste et ayez des amis »
Conclusions de plusieurs études scientifiques

Les personnes optimistes auraient moins de risques de mourir prématurément. C’est ce que suggère <le site SLATE>

Et pour argumenter cette assertion, Slate se réfère à une étude, publiée sur le site du JAMA Network le 27 septembre 2019, et conduite par une équipe de scientifiques new-yorkais spécialisés en cardiologie et en sciences comportementales. Leurs travaux de recherche rassemblent les données de quinze analyses déjà publiées portant sur 230.000 hommes et femmes à travers le monde sur une période de quatorze années.

Les chercheurs et chercheuses ont pu montrer l’existence d’un lien entre l’optimisme, défini comme «la tendance à penser que de bonnes choses vont se produire dans le futur», et un risque moins élevé de 35% de souffrir d’une crise cardiaque, et de 14% de décéder d’une mort prématurée, toutes causes confondues (cancer, démence, diabète, etc).

Une des explications donnée est qu’une personne optimiste pourrait avoir tendance à adopter un mode de vie plus sain, à faire plus d’exercice, à arrêter de fumer…

Et l’article cite une autre étude du début de l’année 2019, de l’université de Boston, qui avait déjà montré que l’optimisme pouvait être un facteur d’allongement de l’espérance de vie.

Le magazine <Psychologie> quant à lui s’est intéressé à une étude qui démontrerait qu’avoir des amis serait aussi bon pour la santé particulièrement pour lutter contre la maladie d’alzheimer :

« L’étude anglaise Whitehall II a porté depuis 1985 sur plus de 10 000 fonctionnaires : elle vient de montrer le lien entre notre cerveau et nos relations sociales. Les chercheurs expliquent dans la revue Plos Medecine qu’une plus grande fréquence des rapports sociaux à l’âge de 60 ans s’accompagne d’une réduction du risque de développer une démence comme celle de la maladie d’ Alzheimer. On sait désormais également le rythme idéal de nos soirées et autres sorties: un sexagénaire qui verrait un ou deux amis par jour réduit ses risques de 12 % par rapport à quelqu’un qui ne verrait ses amis qu’une fois par mois ! L’interaction avec d’autres est en effet capitale : elle permet de solliciter les circuits cérébraux, de développer la mémoire, de faire naître des émotions. Plus étonnant encore : les amis protègent mieux contre Alzheimer que la famille. En effet, avec ses proches, on reste dans sa zone de confort, on fait moins d’efforts qu’avec les amis qu’il faut convaincre, séduire, conserver. »

Et <Frédéric Pommier> qui dans sa revue de presse renvoie vers ces deux articles, conclut :

« […] tant qu’à faire, choisissez des amis optimistes. »

C’est probablement plus facile à dire ou à écrire qu’à faire.

Mais cela donne au moins des pistes et des voies vers lesquelles ils faut tenter de s’approcher si on considère que rester en bonne santé constitue un objectif sérieux et souhaitable.

Ce que j’ai la faiblesse de croire.

<1283>

Vendredi 27 septembre 2019

« Ainsi, là où règne la quantité, il ne sera plus question de qualité. Là où le nombre est roi, le verbe se réduira au code. Là où plus rien n’a de valeurs, tout a un prix »
Anne Dufourmantelle

Dans la suite du mot du jour d’hier et des recherches attenantes je suis tombé sur la dernière chronique d’Anne Dufourmantelle dans Libération.

L’intelligence et la sensibilité qu’elle manifeste dans cette courte chronique m’ont subjugué.

Elle est décédée le 21 juillet 2017, cette chronique date du 22 juin 2017.

Vous la trouverez derrière ce le lien <Les-points sur les QI>

Au départ, il y a les réflexions de Laurent Alexandre, co-créateur de doctissimo en 2000. Mais aujourd’hui il est surtout connu pour ses essais et conférences sur l’intelligence artificielle et le transhumanisme.

J’avais consacré en 2017 un <mot du jour> à son analyse sur l’intelligence artificielle qui va constituer un bouleversement considérable et auquel il faut, selon lui, s’adapter rapidement ce que nous ne faisons pas pour l’instant.

Il avertit des dangers pour mieux nous inciter à adhérer à l’évolution en cours pour ne pas être dépassé, « largué » en langage courant.

Anne Dufourmantelle l’avait entendu affirmer à la radio : «La démocratie ne pourra pas survivre à des écarts de QI. La Sécurité sociale devra rembourser les opérations pour augmenter le cerveau

A cette affirmation elle réplique immédiatement :

« En une seule des prophéties dont il a l’habitude, trois contrevérités sont assénées sur le ton de la certitude.
Premièrement, le QI serait la référence absolue en matière d’intelligence.
Deuxièmement, la médecine doit transformer le corps de façon à faire correspondre les individus aux nouvelles normes que ces progrès instituent.
Troisièmement, pour éviter les inégalités que ne manquerait pas de susciter la mise en circulation de ces nouvelles normes, la Sécurité sociale doit se préparer à venir en aide aux nouveaux infirmes que ces dernières, en fait, «produisent». »

Je n’ai pas retrouvé l’émission de radio évoquée par Anne Dufourmantelle, mais j’ai retrouvé cette interview publiée, sur le site du Figaro, le 13/06/2017 soit 9 jours avant l’article que je souhaite partager : «Bienvenue à Gattaca deviendra la norme». Dans cette interview, il explique

« On ne sauvera pas la démocratie si nous ne réduisons pas les écarts de QI. Des gens augmentés disposant de 180 de QI ne demanderont pas plus mon avis qu’il ne me viendrait à l’idée de donner le droit de vote aux chimpanzés.

Il va falloir parler QI ce qui n’est pas simple tant le sujet est politiquement chaud. Ne vous y trompez pas: le tabou du QI traduit le désir inconscient et indicible des élites intellectuelles de garder le monopole de l’intelligence à une époque où elle est de plus en plus le moteur de la réussite et du pouvoir: cela est politiquement et moralement inacceptable »

Et contrairement au journaliste qui lui rétorque : « L’homme ne se réduit pas à son cerveau. Il est aussi sensibilité et vie intérieure. » il considère :

« Vous avez à mon sens tort, l’homme se réduit à son cerveau. Nous sommes notre cerveau. La vie intérieure est une production de notre cerveau. L’Église refuse encore l’idée que l’âme soit produite par nos neurones, mais elle l’acceptera bientôt comme elle a reconnu en 2003 que Darwin avait raison, 150 ans après que le pape déclare que Darwin était le doigt du démon. C’est d’ailleurs indispensable si les chrétiens veulent participer aux débats neurotechnologiques qui sont clé dans notre avenir. Jusqu’où augmente-t-on notre cerveau avec les implants intracérébraux d’Elon Musk? Jusqu’où fusionne-t-on neurone et transistor? Quel droit donne-t-on aux machines? L’émergence de nouvelles créatures biologiques ou électroniques intelligentes a des conséquences religieuses: certains théologiens, tel le révérend Christopher Benek, souhaitent que les machines douées d’intelligence puissent recevoir le baptême si elles en expriment le souhait. Les NBIC posent des questions inédites qui engagent l’avenir de l’humanité. »

On comprend donc mieux la référence du titre de l’article à <Bienvenue à Gattaca>, film de science-fiction sorti en 1997. Qui présente une société dans laquelle on pratique l’eugénisme à grande échelle.

Mais ce que je trouve le plus pertinent ce sont ces mots d’Anne Dufourmantelle :

« Depuis quelques années, la doctrine transhumaniste trouve un écho complaisant dans les médias sans que jamais y soit explicitée sa teneur scientiste, ultralibérale et in fine eugéniste. Séduisante parce que relevant de la fantasmagorie de science-fiction, intimidante parce que placée sous le sceau du progrès des neurosciences et du génie génétique, cette idéologie fonctionne comme toutes les doctrines à ambition messianique : au nom d’un avenir que l’on qualifie d’inéluctable, elle prône la mise en place d’un monde visant à le prévenir mais qui, en réalité, le produit.

Aucun fanatisme religieux n’est allé aussi loin que le transhumanisme puisqu’il prône l’avènement d’un homme nouveau n’ayant pas seulement assimilé ses dogmes mais allant jusqu’à les incarner en transformant son corps de manière à ce qu’il corresponde au nouvel ordre qu’il met en place.

L’immortalité, le corps augmenté… autant de leitmotivs millénaristes remis au goût du jour du struggle for life [lutte pour la vie] capitaliste.

Avant de chercher à «augmenter» son corps, ne faudrait-il pas se demander si chacun vit pleinement la magie de ce qu’il est ?

Avant d’aspirer à l’immortalité, ne devrait-on pas permettre à chacun de vivre une vie pleine et choisie ?

Les technolâtres invoquent la raison d’être de la médecine qui serait de tout temps intervenue sur l’homme pour remédier à ses maux.

Argument fallacieux. Il s’agit justement, avec le transhumanisme, de toute autre chose que de médecine. Il s’agit d’une maintenance technologique qui considère le corps comme une machine en panne ou poussive à perfectionner.

Guérir, soigner, corriger, n’est pas conditionner, programmer, transformer.

Comme l’écrit Mathieu Terence, auteur d’un bref livre qui révèle la vérité de ce discours totalitaire (« Le transhumanisme est un intégrisme », le Cerf, 2017), le transhumaniste est en effet le self made man absolu. Il va jusqu’à se construire une vie artificielle capable de fournir les performances que notre monde artificiel attend de lui.

Ainsi, là où règne la quantité, il ne sera plus question de qualité. Là où le nombre est roi, le verbe se réduira au code. Là où plus rien n’a de valeurs, tout a un prix.

L’intelligence est réduite à une performance logique, au comportement correspondant le mieux à une consigne. Oubliées l’imagination, la sensibilité, la mémoire et leurs infinies combinaisons. C’est dans cette perspective cynique qu’il faut entendre l’éloge du QI du docteur Alexandre spécialiste de la question s’il en est puisque urologue de formation. Celui qui confond QI et intelligence confond la palette du peintre avec le tableau.

Cette confusion entre les qualités d’un être et ses performances est bien le fait de notre époque où l’approche économique (rentable, comptable) prime sur toute autre, y compris sur ce que le vivant a de plus précieux. Ne parle-t-on pas aujourd’hui d’élèves de maternelle à «haut potentiel» ainsi que toutes les DRH du monde le font de certains membres d’une entreprise. L’évaluation est devenue tyrannique, un outil de management incontournable, un mot d’usage public qui sert insidieusement la dévaluation, le contrôle des individus et à la délation. Il s’agit de savoir plaire, et non de savoir. Il y avait la servitude volontaire, il y aura de plus en plus la volonté de servitude. »

Avec des mots simples, Anne Dufourmantelle rappelle l’essentiel et dénonce la folie de ceux qui veulent créer « homo deus ».

Une femme, une intellectuelle profonde et visionnaire.

<1278>

Jeudi 26 septembre 2019

« Puissance de la douceur »
Anne Dufourmantelle

J’avais prévu de consacrer le mot d’aujourd’hui au livre de Pierre-Henri Castel « Le mal qui vient » que j’ai lu pendant ces vacances.

J’ai essayé, mais je n’y arrive pas. Alors j’en parlerai plus tard, ou pas.

Alors je vais partager une petite vidéo (5 mn) que j’ai trouvée par hasard pendant ces vacances : <Anne Dufourmantelle – Puissance de la douceur>

« La puissance de la douceur » est un livre qu’Anne Dufourmantelle a écrit et publié en juin 2013

Après avoir partagé la vidéo avec Annie, elle a immédiatement souhaité l’acheter et a commencé à le lire depuis peu.

J’avais entendu parler de cette psychanalyste et philosophe, en raison des circonstances de son décès, mais je ne l’avais pas encore approché.

Tous les médias avaient, en effet, parlé de sa mort tragique, le 21 juillet 2017, sur la plage de Pampelonne, près de Ramatuelle (Var), en portant secours à deux enfants dont le fils d’un de ses amis âgé de 13 ans, qui était en train de se noyer. Ces enfants étaient allés se baigner alors qu’il y avait un très fort vent et des vagues, avec drapeau orange puis rouge. Au cours de ce sauvetage, elle a succombé à un arrêt cardiaque car elle souffrait d’une faiblesse cardiaque. Son action n’avait pas été vaine parce que des sauveteurs sont intervenus et ont sauvé les deux enfants.

Anne Dufourmantelle avait 53 ans.

Elle était aussi chroniqueuse à Libération. Libération lui avait rendu hommage dans son <numéro du 23 juillet 2017> :

« Douceur, c’est le premier mot qui vient à l’esprit quand on pense à Anne Dufourmantelle, philosophe et psychanalyste, décédée tragiquement ce 21 juillet après-midi […] «Quand il y a réellement un danger auquel il faut faire face […], il y a une incitation à l’action très forte, au dévouement, au surpassement de soi», nous confiait en 2015 celle qui faisait l’Éloge du risque. […]

Notre peine est immense car Anne Dufourmantelle était chroniqueuse à Libération, mais c’était surtout une amie. On se souvient de la douceur de sa voix, inquiète, quand elle nous appelait chaque mois pour savoir si sa chronique était à la hauteur de nos attentes. Et elle l’était. Depuis deux ans dans nos colonnes, comme dans l’ensemble de son travail, Anne Dufourmantelle, spinoziste, questionnait le rapport entre la fatalité et la liberté, ce qui fait qu’une vie s’ouvre à la liberté malgré les conditionnements, les fidélités, les obéissances. […] Ses mots, son intelligence, sa douceur nous manqueront, parce qu’ils nous aidaient à prendre le risque de s’ouvrir à l’autre et au monde. »

<Le Monde> rapportait

« A la question « Peut-on vivre sans prendre de risque ? », elle avait répondu : «  La vie tout entière est risque. Vivre sans prendre de risque n’est pas vraiment vivre. C’est être à demi-vivant, sous anesthésie spirituelle. (…) Le risque commence dans les plus petits détails et gestes de la vie. Sortir de ses gonds, de ses habitudes, c’est déjà un risque. C’est se laisser altérer, c’est rencontrer l’altérité dans chaque événement. » »

Elle avait consacré un ouvrage au risque « Éloge du risque »

Et l’Obs ajoutait :

« Dans «La Femme et le sacrifice», elle montrait en quoi «la féminité a partie liée depuis très longtemps avec le sacrifice» à travers le récit des vies d’héroïnes mythologiques comme Antigone ou Iphigénie, mais aussi à travers des existences de femmes anonymes, les femmes «d’à côté».

Interrogée au sujet cette notion de sacrifice sur France Culture, elle expliquait notamment que «le mouvement du sacrifice est aussi un aller vers la vie». En 2011, elle publiait «Éloge du risque», livre dans lequel on pouvait lire ces mots: «Risquer sa vie est l’une des plus belles expressions de la langue française.» «

La revue Psychologies lui avait également consacré un bel hommage : <Anne Dufourmantelle, une lumière s’éteint>

Mais revenons à « la puissance de la douceur ».

Dans le monde de la compétition et de la performance la douceur est souvent assimilée à de la faiblesse ou de la mièvrerie. On préconise même l’agressivité dans l’action. La douceur suppose la reconnaissance de la vulnérabilité de ce qui est approché, touché, caressé. Pour Anne Dufourmantelle la douceur est une puissance !

La « Puissance de la douceur » débute ainsi :

« La douceur est une énigme. Incluse dans un double mouvement d’accueil et de don, elle apparaît à la lisière des passages que naissance et mort signent. Parce qu’elle a ses degrés d’intensité, parce qu’elle a une force symbolique et un pouvoir de transformation sur les êtres et les choses, elle est une puissance.

Une personne, une pierre, une pensée, un geste, une couleur… peuvent faire preuve de douceur. Comment en approcher la singularité ? Son approche est risquée pour qui désire la cerner. A bien des égards elle a la noblesse farouche d’une bête sauvage. Il semble qu’il en aille ainsi de quelques autres espèces rares. L’innocence, le courage, l’émerveillement, la vulnérabilité, en marge des concepts arraisonnés par la grande histoire de la pensée sont eux aussi regardés d’un œil inquiet par la philosophie »

L’auteure a mis en exergue de son livre cette phrase de l’empereur stoïcien Marc Aurèle

« La douceur est invincible ».

La Revue <Muze> explique : .

« Car si l’on y réfléchit bien, et si l’on se reporte un instant à ses souvenirs d’enfance, on retrouvera cette force insaisissable, ce pouvoir de persuasion et d’enchantement, ce mouvement d’accueil et de don à la fois, cette langue intime qui s’adresse tout autant à l’esprit et au corps. La douceur tisse autour de l’enfant un halo de sens informulé mais pénétrant, dans une constante réciprocité qu’illustre au mieux l’image du petit endormi, qui nous renvoie nous-mêmes à cet abandon initial dont nous provenons. De cet échange muet, nous conservons à jamais la trace, celle de toutes les métamorphoses, dans les moments de fragile incertitude où nous développons nos potentialités.

« Si la douceur était un geste, elle serait caresse » imagine l’auteure »

La douceur anime une collection de sentiments où gravitent mansuétude et amour, indulgence et pardon, harmonie ou pitié, soin et souci de l’autre – ce que les anglo-saxons ont nommé le « care » comme l’a rapporté Nancy Fraser que j’ai citée ce mardi.

Le soin a toujours été associé à la douceur, qui même si elle ne suffit pas à guérir, si elle ne s’autorise d’aucun pouvoir ni savoir, ajoute au soin une relation de compassion qui revient à souffrir avec l’autre, à reconnaître par là-même sa propre vulnérabilité, mais à éprouver la souffrance d’autrui en se gardant d’y céder, de manière à porter secours.

Sans avoir fini l’ouvrage, Annie est enchantée de ce qu’elle lit.

<1277>