Vendredi 20 mars 2020

« Le confinement peut nous aider à commencer une détoxification de notre mode de vie. »
Edgar Morin

L’«Obs» a voulu prendre un peu de hauteur, il est alors allé interroger le sociologue et philosophe, Edgar Morin, qui du haut de ses 98 ans (il est né le 28 juillet 1921) exprime sa vision sage. Nous disposons donc de cet <article> publié sur le site de l’Hebdomadaire.

La première observation qu’il formule sur la crise actuelle est le fait que sauf pour les scientifiques et la recherche, la globalisation entraîne peu d’entraide internationale, c’est la fermeture des frontières et le chacun pour soi qui l’emporte.

« Cette crise nous montre que la mondialisation est une interdépendance sans solidarité. Le mouvement de globalisation a certes produit l’unification techno-économique de la planète, mais il n’a pas fait progresser la compréhension entre les peuples. Depuis le début de la globalisation, dans les années 1990, guerres et crises financières ont sévi. Les périls planétaires – écologie, armes nucléaires, économie déréglée – ont créé une communauté de destin pour les humains, mais ceux-ci n’en ont pas pris conscience. Le virus éclaire aujourd’hui de manière immédiate et tragique cette communauté de destin. En prendrons-nous enfin conscience ?

Faute de solidarité internationale et d’organismes communs pour prendre des mesures à l’échelle de la pandémie, on assiste à la fermeture égoïste des nations sur elles-mêmes. […]

Les réseaux d’information nous ont permis d’être au courant de l’avancée de la pandémie pays par pays. Mais cela n’a pas déclenché de coopération au niveau supérieur. Seule s’est déclenchée une coopération internationale spontanée de chercheurs et de médecins. L’OMS comme l’ONU sont incapables d’apporter les moyens de résistance aux pays les plus dépourvus. »

Les réseaux sociaux ne permettent cependant pas aux États de cacher l’importance de l’épidémie ni les fragilités des gestions et cela même en Chine

« Même le régime chinois n’a pu étouffer l’information en punissant le héros qui avait donné l’alerte… »

Pour Edgar Morin, la difficulté de lutter contre le coronavirus est directement liée à la mise en œuvre de la doctrine néolibérale qui a conduit les gouvernement à diminuer les moyens de l’État providence.

« Le coronavirus nous dit avec force que l’humanité tout entière doit rechercher une nouvelle voie qui abandonnerait la doctrine néolibérale pour un New Deal politique social, écologique. La nouvelle voie sauvegarderait et renforcerait les services publics comme les hôpitaux, qui ont subi depuis des années en Europe des réductions insensées. La nouvelle voie corrigerait les effets de la mondialisation en créant des zones démondialisées qui sauvegarderaient des autonomies fondamentales… »

Quand il parle des réductions insensées, force est de constater que le nombre de lits d’hôpitaux a drastiquement diminué en France.

<Le quotidien du médecin> qui publie ce schéma, montre qu’en 2018 il existait moins de 400 000 lits d’hospitalisation complète en Français avec une diminution continue chaque année, légèrement compensée par une augmentation de l’offre d’hospitalisation partielle. Ce même article nous apprend que la diminution des lits d’hospitalisation complète s’était réduite de 69 000 lits par rapport à 2003. C’est un fait !

Bien sûr les techniques ont évolué, l’offre ambulatoire a progressé, toutefois la capacité d’accueil des hôpitaux a diminué dans une population vieillissante.

Mais si on veut examiner le besoin particulier que pose la pandémie à un pays comme la France, il faut s’intéresser aux soins intensifs. En effet, la crainte que nous avons c’est que les cas graves saturent les services de soins intensifs et déclenchent une surmortalité ou une « mortalité illégitime » c’est-à-dire des patients qui décèdent par faute de moyens en soins de qualité.

Or, le <Journal La Tribune> dans un article du 18 mars 2020 nous apprend que selon l’OCDE, la France ne disposait en 2018 que de 3,1 lits d’hôpitaux en soins intensifs pour 1.000 habitants. Elle se classe seulement au 19e rang loin des trois premiers pays ayant le plus de lits en soins intensifs à offrir à leurs habitants,: Japon (7,8 lits pour 1.000 habitants), Corée du Sud (7,1) et Allemagne (6).

Certains articles lient la capacité qu’a eu la Corée du Sud, très proche de la Chine, à éviter un nombre important de morts sans confinement au port de masques qui font cruellement défaut à la France. Mais l’explication ne se trouverait-elle pas plutôt dans la plus grande capacité de ce pays à disposer, en face d’une crise majeure, d’une offre de soins intensifs deux fois plus importante que la France.

Maigre consolation, la France se trouve devant les Etats-Unis (2,4).

Cette réalité donne quelque consistance à l’accusation d’Edgar Morin : une réduction insensée

Dans les évolutions indispensables, le philosophe insiste sur le besoin de se centrer sur les « autonomies fondamentales » qu’il définit ainsi :

« D’abord l’autonomie vivrière. A l’époque de l’occupation allemande, nous avions une agriculture française diversifiée qui a permis de nourrir sans famine la population en dépit des prédations allemandes. Aujourd’hui, il nous faut rediversifier. Et puis, il y a l’autonomie sanitaire. Aujourd’hui, beaucoup de médicaments sont fabriqués en Inde et en Chine et nous risquons des pénuries. Il faut relocaliser ce qui est vital pour une nation. »

Il espère qu’une prise de conscience suite à cette crise permettra de reconstruire des solidarités et poser un autre regard sur notre addiction au consumérisme :

« Nous sommes dans une société où les structures traditionnelles de solidarité se sont dégradées. Un des grands problèmes est de restaurer les solidarités, entre voisins, entre travailleurs, entre citoyens… Avec les contraintes que nous subissons, les solidarités vont être renforcées, entre parents et enfants qui ne sont plus à l’école, entre voisins… Nos possibilités de consommation vont être frappées et nous devons profiter de cette situation pour repenser le consumérisme, autrement dit l’addiction, la « consommation droguée », notre intoxication à des produits sans véritable utilité, et pour nous délivrer de la quantité au profit de la qualité. »

Le confinement pourra peut-être aussi faire évoluer notre rapport au temps, une sorte de temps retrouvé…

«  Grâce au confinement, grâce à ce temps que nous retrouvons, qui n’est plus haché, chronométré, ce temps qui échappe au métro-boulot-dodo, nous pouvons nous retrouver nous-mêmes, voir quels sont nos besoins essentiels, c’est-à-dire l’amour, l’amitié, la tendresse, la solidarité, la poésie de la vie
Le
confinement peut nous aider à commencer une détoxification de notre mode de vie et à comprendre que bien vivre, c’est épanouir notre « Je », mais toujours au sein de nos divers « Nous ». »

Sa conclusion en appelle encore une fois à la solidarité et à la conscience commune du destin humain

« J’ai été très ému de voir ces femmes italiennes, à leur balcon, chanter cet hymne de fraternité, « Fratelli d’Italia » (« Frères d’Italie »). Nous devons retrouver une solidarité nationale, non pas fermée et égoïste, mais ouverte sur notre communauté de destin « terrienne »…

Avant l’apparition du virus, les êtres humains de tous les continents avaient les mêmes problèmes : la dégradation de la biosphère, la prolifération des armes nucléaires, l’économie sans régulation qui accroît les inégalités
Cette communauté de destin, elle existe, mais comme les esprits sont angoissés, au lieu d’en prendre conscience, ils se réfugient dans un égoïsme national ou religieux. Bien entendu, il faut une solidarité nationale, essentielle, mais si on ne comprend pas qu’il faut une conscience commune du destin humain, si on ne progresse pas en solidarité, si on ne change pas de pensée politique, la crise de l’humanité s’en trouvera aggravée.  »

Il nous rappelle finalement que si cette pandémie constitue une épreuve sérieuse qui nous est imposée, il existe d’autres épreuves qui s’annoncent et qui seront très graves si nous n’anticipons pas davantage leur atténuation et notre capacité à nous adapter aux défis qui nous attendent.

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Une réflexion au sujet de « Vendredi 20 mars 2020 »

  • 20 mars 2020 à 8 h 37 min
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    Le problème est qu’on oublie très vite et qu’on reprend vite les errements anciens dès que les dangers disparaissent.
    Ce qu’on peut espérer par contre est que le pourcentage de population réellement convaincue qu’il faut évoluer et qui a déjà commencé à modifier son comportement va augmenter et peser de plus en plus sur l’évolution de la société
    Il ne s’agit pas de revenir en arrière mais de mettre l’économie boostée par le progrès technologique au bénéfice de l’humain et non pas le contraire

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