mardi 2 juillet 2019

« Il est incroyable que le monde ait du goût »
Pierre-Henry Salfati

Dans la première émission du « sens des choses » consacrée à l’alimentation : Le sens religieux de la nourriture : cannibalisme et interdits religieux. Il y avait deux invités :

  • Le premier, très connu Pascal Picq, paléoanthropologue au Collège de France, que j’ai déjà évoqué lors du mot du jour du <18 juin 2019>
  • Le second moins, Pierre-Henry Salfati scénariste et réalisateur français de cinéma et de télévision. Mais ce n’est pas en tant que réalisateur qu’il a été invité mais en tant que talmudiste.

<Talmudiste> a plusieurs signification, dans le cas de Pierre-Henry Salfati cela signifie qu’il est un spécialiste de l’étude du Talmud.

Le « Talmud » est un ensemble de textes du judaïsme. Si vous ne savez rien de ce pilier de la Loi juive, vous pouvez lire ce court article de <La Croix>.

En résumé, le début de la bible chrétienne commence par les « cinq livres de Moïse » ou Pentateuque, ce n’est qu’une partie de l’ancien testament.

Ces cinq livres sont communs avec la religion hébraïque, d’ailleurs ils ont été écrits dans le cadre de la religion hébraïque, les chrétiens n’ont fait que reprendre ces textes.

Les juifs appellent ces 5 livres : « La Torah »

Cependant, les talmudistes prétendront que les chrétiens n’ont pas bien traduit les textes de « la Torah » et leur ont parfois donné un sens qu’ils n’avaient pas.

« Le Talmud » appartient uniquement à la tradition du judaïsme. Il représente des commentaires de la Torah fait par les rabbins et les docteurs de la Loi et traite toutes les affaires du quotidien, de la législation, de la culture de l’histoire du peuple juif. La Croix écrit :

« On peut y voir une véritable encyclopédie du judaïsme. Maintes fois censuré, interdit et brûlé en place publique (à Paris en 1244, à Rome en 1553, en Pologne en 1757…), il n’a cessé de jouer un rôle d’unité dans la vie intellectuelle et spirituelle juive. Son étude constitue toujours l’objet principal, voire exclusif, de l’enseignement dans les « yeshivot » (écoles talmudiques) à travers le monde. »

Dans l’émission suivante, l’invité était Michel Serres à qui Jacques Attali a demandé de quoi manger est-il le nom ?

Et Michel Serres a répondu

« Je crois que manger est une activité triple

  • Elle est Biologique d’abord et vital qui est la survivance
  • Deuxièmement, c’est une activité sociale, politique et éthique parfois puisque cela pose des questions de circulation des vivres, de spéculation etc…
  • Et puis c’est aussi un acte religieux, sacré »

Manger a quelque chose d’intime avec le sacré.

Le récit sacré qui a structuré une grande partie de notre imaginaire et aussi de notre civilisation s’occupe très vite de la nourriture et du manger.

Et Michel Serres de souligner qu’au début du premier texte de la bible : la genèse il est question de nombreuses fois de manger.

J’ai vérifié : le verbe manger se trouve en effet 17 fois dans le chapitre 3 de la Genèse, celui où les humains vont manger le fruit de l’arbre de connaissance et être chassés du paradis. Il est présent 4 fois au chapitre 2, qui est le chapitre où l’interdiction est posée.

Pierre-Henry Salfati commence son intervention par cette réflexion :

« Le premier monothéisme n’évoque pas l’homme en tant qu’être mangeant, mais en tant qu’être ne mangeant pas.

Quand on sort du ventre de sa mère, le premier réflexe est de casser son jeûne. On va tout de suite manger. Manger sa mère en l’occurrence.

Il s’avère que dans ce texte inouï [Genèse], la première chose qui lierait ce que d’autres appellent Dieu, ce que la Torah appelle autrement, à sa créature, c’est de ne pas manger une chose : tu ne mangeras pas cela.

En quelque sorte le premier contact, c’est le jeûne ou la restriction »

Rappelons, en effet, le texte de la Genèse, chapitre 2, versets 16 et 17 tel que l’écrit la bible chrétienne

« L’Éternel Dieu donna cet ordre à l’homme : Tu pourras manger de tous les arbres du jardin ;

Mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal »

Annie nuance beaucoup le propos de Salfati qui prétend que le premier réflexe de l’enfant qui naît est de casser le jeûne.

En effet, l’enfant dans le corps maternel ne jeûne pas, bien au contraire il est nourri sans avoir même besoin de réclamer à partir du cordon ombilical qui le relie au placenta.

D’ailleurs le placenta et les cellules de l’embryon sont issus des mêmes cellules originaires qui ensuite se différencient pour devenir d’une part le nouvel être vivant et l’autre la matrice nourricière.

Alors quand l’enfant sort à l’air libre, son souci n’est pas de casser le jeûne mais de continuer à se nourrir. Et cela constitue, en effet, une rupture celle de devoir faire un effort pour s’alimenter, alors qu’avant il avait tout ce dont il avait besoin sans effort et même si cela devait se faire au détriment de la mère.

Cela étant le texte fondateur du judaïsme édicte en effet comme première règle, une règle alimentaire qui détourne l’homme d’un aliment végétal précis.

Le fruit de l’arbre de la connaissance, tout un programme…

Pierre-Henry Salfati estime que

« On est ailleurs que dans le religieux ici. Si on étudie ce texte uniquement sous l’aspect philologique. Le végétal interdit est curieusement lié au savoir. […] [Dans une tradition du Talmud] l’interdiction devait durer 3 heures. L’interdit sera transgressé malgré la courte période de l’interdiction. Alors on est dans le symbolique, mais pas que. L’homme ne fait que transgresser son propre symbole.

Ce qui va finalement fonder cette religion-là, c’est le rapport à la conscience : qu’il est incroyable que le monde ait du goût

Que cet univers soit comestible. Comestible non seulement parce qu’il va nous sustenter mais en plus que ce que l’on mange a du goût.

On ne se pose pas la question de savoir si les hommes d’autrefois, aimaient le goût de ce qu’ils mangeaient.

Et le gout déjà fait le choix. L’homme va manger ce qui va le nourrir mais aussi ce qu’il aime, ce qui a bon goût.

Manger en hébreu se dit « èèkhol » (je ne suis pas certain de l’écriture rappelons que j’entends ce talmudiste à l’oral) cela se décompose en « taureau » ou « l’unique » puis « l’un et tout » (‘kohl’). Ce qui signifie qu’en hébreu manger, c’est manger le monde, c’est manger un bout du monde. Manger une pomme, c’est manger l’humanité. Curieusement la science le démontrerait. On est ailleurs que dans le religieux.

Le mot « goût » en hébreu veut dire « la raison » et veut aussi dire « l’accent » (dans le sens accent marseillais)

Le fait que le monde soit comestible avec un certain goût est un mystère.»

C’est pour nous une évidence qu’il existe des aliments et que ces derniers aient un goût.

L’innocent ou le talmudiste s’en étonne et s’en réjouit, le monde est comestible et a du goût.

Notons que de joyeux drilles, mais sont-ils vraiment joyeux, je n’en suis pas sûr, estime que manger prend beaucoup trop de temps et qu’il serait plus simple de disposer de quelques poudres ou de pilules sans goût spécifique permettant d’apporter les éléments nutritifs au corps.

Il faut avouer qu’on est alors très loin du sacré et du goût. On est dans l’utilitarisme et on s’éloigne probablement autant de l’humanisme que du divin…

Mais « l’interdit alimentaire » qui est la première chose qui vient à l’esprit quand on associe le premier monothéisme et l’alimentation.

Rappelons que le judaïsme comme l’islam manifestent des interdits alimentaires. Le christianisme, en revanche, n’a pas d’interdit alimentaire.

Dans les religions non monothéistes, en vertu du principe de non-violence envers toute forme de vie, tous les jaïns ainsi qu’une grande partie des bouddhistes, des hindouistes et des sikhs sont végétariens. Ce n’est toutefois une prescription absolue que dans le jaïnisme où la non-violence est l’idéal fondateur et fondamental.

Les prescriptions alimentaires juives sont définies par les règles de la <cacherout>.

Mais le premier interdit qu’il y a eu dans la religion juive est le sacrifice humain qu’on peut situer à 3000 ou 4000 ans avant notre ère.

La Bible considère le cannibalisme comme une malédiction
(Lévitique 26 verset 29, 2 Rois 6 verset 28)

Par la suite, la religion hébraïque a aussi interdit les sacrifices animaux contrairement aux religions concurrentes de l’époque romaine comme le culte de Mithra où on sacrifiait un taureau dans une cérémonie qui avait pour nom le « taurobole »

Il en était de même avec la déesse Cybèle qui fut une autre concurrente du christianisme. Le musée gallo-romain de Lyon présente des autels tauroboliques pour Cybèle.


Mais Pierre-Henry Salfati aborde le sujet de l’interdit de la manière suivante :

« Qu’est-ce qu’on interdit quand on interdit ?

Est-ce qu’on interdit le goût des choses ou est-ce qu’on interdit quelque chose qui serait toxique ? »

Plus loin il explique qu’il n’y a pas de liste d’aliments toxiques dans les textes juifs. Et il ajoute qu’aujourd’hui il y a des tas de rabbins orthodoxes qui meurent du cholestérol. La nourriture casher les rend aussi malades que les autres.

Mais en fait, ce que ce récit apporte c’est de s’intéresser à la nourriture, à regarder ce que l’on mange :

« La première loi talmudique sur la nourriture qui est le lien le plus intime avec le divin, pour ceux qui croient et le lien, le plus intime avec l’humanité pour ceux qui ne croient pas […] commence par : Regarde ce que tu manges.

C’est la première loi, d’examiner ce qu’on mange.

Je vois tous les jours des gens qui sont en train d’examiner plus que jamais ce qu’ils mangent.

Or ce que l’on mange nous tue, c’est clair.

Mais avant de mourir on a le temps de réfléchir.

On est assassiné par ce monde-là, mais il est consommable.

Certains se sont demandés pourquoi l’homme pouvait comprendre un peu le cosmos, peu se sont demandés pourquoi le cosmos est consommable. »

Le talmudiste s’intéresse ensuite aux mots. Et il explique notamment que le christianisme a traduit des mots hébreux par des concepts qui n’appartiennent pas au judaïsme :

« Il y a une énorme méprise sur le judaïsme lié à une grande histoire culturelle. Je veux en venir aux mots par exemple.

En hébreux, il n’y a pas de mot qui signifie « interdit », en fait si on traduit le mot qui est devenu interdit en français, ce mot signifie « attaché ». Cette chose qui vous attache ou à laquelle vous vous attachez. »

Aujourd’hui on parlerait peut être d’addiction. N’en est-il pas ainsi, par exemple, pour le sucre qui crée de l’addiction ?

« Ce qui est devenu « permis » voulait dire à l’origine « libéré ». Ce qui t’attache d’un côté, ce qui te libère de l’autre côté. »

On interdirait donc des choses qui nous aliéneraient et on nous autorise des choses qui nous libèrent.

Salfati résume :

« On nous incite à nous libérer. Quand on te dit ceci te libère, ceci t’attache, c’est autre chose que de la morale. Le Dieu que le christianisme a rendu rétrospectivement les juifs responsables, les juifs n’y sont pour rien. Il n’y a pas de mot « Dieu » dans toute la Torah. Il y a dix noms qui ont été traduits par Dieu, mais originellement ces noms n’ont rien à voir avec cette affaire. […] De soi-même l’homme choisit ce qu’il mange, ce qu’il peut attraper. Au départ les hommes sont des chasseurs, ils veulent attraper ce qui est le plus facile, ce qui est le plus proche. Manger un lion c’est difficile […] L’animal sauvage est difficilement consommable.»

Et l’animal sauvage fait partie des interdits alimentaires de la cacherout.

Et le lien le plus évident avec le sacré n’est-il pas finalement que l’organe qui permet de parler est aussi celui qui permet d’absorber les aliments qui nourrissent notre corps :

« Manger, c’est penser. On parle et on mange par le même organe qui est un trou qui est la bouche.

C’est curieux symboliquement que ce qu’on fait rentrer est la nourriture et ce qui en ressort c’est la parole.»

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