Mercredi 8 décembre 2021

« Nous nous trouvons aujourd’hui dans la réalisation du test de Turing qui prédisait que les machines seraient en capacité de tromper 30% des juges humains pendant un test de 5 minutes de conversation. »
Alexei Grinbaum »

Vendredi, j’avais donné mon sentiment que nous manquions d’humains dans le quotidien, pour nous écouter, nous répondre, nous aider dans nos problèmes quotidiens.

Mais une révolution est en marche. Nous allons pouvoir trouver une écoute et des réponses, de manière efficace et sans compter le temps qui nous sera consacré.

Mais ce ne sera pas des humains.

Aujourd’hui, je vous renvoie vers une émission d’Etienne Klein <Comment converser avec les machines parlantes ?>

Nous sommes de plus en plus en contact avec des machines qui écoutent nos questions et nous répondent en langage naturelle.

En bon français on appelle ces machines des « agents conversationnels>

Mais dans le langage globish on parle de « Chatbots>

Dans leurs versions les plus récentes, ces chatbots soulèvent de multiples questions d’ordre éthique, notamment parce qu’ils sont en mesure d’influencer notre comportement. Ils peuvent créer un rapport affectif avec leurs utilisateurs et sont susceptibles de les manipuler.

Pour parler de ces sujets Etienne Klein a invité Alexei Grinbaum physicien et philosophe, membre du Comité National pilote d’éthique du numérique (CNPEN) et co-rapporteur du rapport « Agents conversationnels : enjeux éthiques ». Ce rapport est accessible derrière <ce lien> :

Etienne Klein a commencé son émission par une expérience, il a demandé à un chatbot de répondre à la question suivante : « L’intelligence artificielle peut-elle être éthique ? » et il a demandé une réponse en dix lignes.

Etienne Klein a lu la réponse qui était tout à fait rationnel et intelligente.

Cette réponse n’a été écrite par personne, l’intelligence artificielle l’a conçue elle-même à partir de son apprentissage opéré par l’accès à d’immenses bases de données et l’analyse qu’elle en a faite.

Pour rebondir Alexei Grinbaum a évoqué une tribune qui a été entièrement conçue par une machine et un langage américain appelée le GPT-3 (créé dans une entreprise d’Ellon Musk) et a été publiée dans le journal anglais « The Guardian » en 2020.

Les lecteurs ont été informés que l’article avait été écrit par une machine et ont été « émerveillés », selon les propos d’Alexei Grinbaum, par sa qualité.

On a ainsi pu constater que ces « agents conversationnels » pouvaient remplacer dans certaines tâches des journalistes, assurer un service après-vente, remplacer votre médecin pour un entretien médical.

Alexei Grinbaum a ajouté que cela posait des problèmes éthiques considérables et particulièrement sur l’influence que ces machines pouvaient avoir sur les humains.

Quand l’ancien journaliste du Figaro et ancien chroniqueur de Ruquier parle du grand remplacement, il a raison. Simplement il n’y met pas bon contenu : il ne s’agit pas du remplacement des catholiques français par une population d’une autre religion et qui viendrait de l’autre côté de la méditerranée mais des êtres humains qui vont être remplacés par des machines.

On pourra de mieux en mieux converser avec des agents conversationnels. Alexei Grinbaum évoque une vitesse d’évolution récente absolument incroyable  qui se base sur ce qu’on appelle « la technologie des transformers » qui s’appuie sur le « deep learning » ou apprentissage profond.

Grinbaum explique :

« Nous avons commencé à travailler sur les Chatbot en 2018. En 2018 les systèmes de 2021 n’existaient pas. Ces systèmes nouveaux ont profité de la création de réseaux du type « transformer » qui sont des réseaux de neurones apprenant sur des masses gigantesques de données. »

Ces systèmes se révèlent capable de générer « un langage naturel » qui ne se distingue quasi pas du langage de l’homme.

Tout au plus comme le dit Grinbaum :

« Ces machines parlent parfois trop bien. […] Ils ne font pas de raccourcis »

Ils ne font aucune erreur d’orthographe et de grammaire. Ce qui prouve que mes mots du jour ne sont pas écrits par un agent conversationnel !

Grinbaum ajoute :

« Il y a de l’inhumain dans la manière de parler des chatbots !»

Et quand Etienne Klein pose cette question : est-ce que l’agent conversationnel peut comprendre de la poésie ?

Alexei Grinbaum répond :

« Comprendre est un mot qui nous distingue nous les êtres humains, des machines qui ne comprennent rien ! Mais elles peuvent provoquer chez nous une illusion qu’elles aient compris quelque chose. Les machines fonctionnent de manière statistique sur de grandes masses de données. Le résultat est à la fois ressemblant et nouveau. »

Il est nouveau parce que la phrase que la machine fabrique, elle ne l’a pas trouvé telle quelle, elle produit du texte à partir de son outil statistique qu’on appelle intelligence artificielle.

Les processus d’appropriation du langage sont très différents : les machines utilisent un processus statistique, alors que les humains s’attachent à comprendre la signification des mots et des phrases.

« La signification » n’a selon Grinbaum, aucun sens pour les machines.

Nous disposons dans notre quotidien d’agents conversationnels, qui ne sont peut-être pas du niveau de ceux qu’évoque Grinbaum, mais tout de même. J’ai voulu tester

Les utilisateurs comme moi d’un smartphone Apple, donc d’un iPhone, dispose de l’agent « Siri »

J’ai commencé la conversation, en demandant à Siri : est tu une machine ?

Je suis SIRI votre assistante virtuelle.

Es-tu intelligente ?

Mon but est d’être intelligente et utile. C’est un apprentissage de tous les jours.

Est-ce que tu cherches à me faire acheter des produits ?

Bonne question.

Est-ce que Dieu existe ?

Tout cela est un grand mystère pour moi

Est-ce que je vais mourir ?

Je peux vous aider à passer un appel d’urgence.

Et il m’a immédiatement présenté la possibilité d’appeler un numéro de téléphone des services d’urgence. On voit ainsi qu’il est dans l’opérationnel, pas dans la philosophie !

J’ai continué : Est-ce que toi SIRI tu peux mourir ?

Bonne question

Est-ce que tu réponds : Bonne question quand tu ne sais pas répondre ?

Essayez de reformuler votre requête s’il vous plaît.

On voit là qu’en effet il ne comprend rien et que « la signification » est un terme absent de son univers !

Et j’ai poursuivi : Est-ce que tu sais qui t’a conçu ?

Je pense que j’ai vu le jour suite à une soudaine inspiration durant une longue et féconde promenade.

Là je soupçonne une prévision d’un humain qui pensait que cette question serait posée et qui a donné la réponse à Siri. Je ne me suis pas arrêté : Est-ce que tu es capable d’aimer ?

Je regrette je n’ai pas de réponse à cela. Est-ce que je peux vous aider pour autre chose ?

Est-ce que tu peux te tromper ?

Je regrette je n’ai pas de réponse à cela. Est-ce que je peux vous aider pour autre chose.

Et puis en conclusion : Es-tu un agent conversationnel ?

Bien sûr que non !

Cette réponse m’a surpris alors j’ai demandé : Qu’est-ce qu’un agent conversationnel ?

Il m’affiche : « Un chatbot ou dialogueur ou agent conversationnel est un agent qui dialogue avec un utilisateur. »

Alors j’ai tenté de poursuivre cette conversation et de lui lancer une affirmation : Tu fais exactement cela : « dialogue avec l’utilisateur ». Tu es un agent conversationnel !

Je suis là pour vous aider, pour en savoir plus rendez-vous sur Apple.com

Bon, à ce stade je n’ai pas de crainte d’entrer dans une relation affective avec Siri !

« Les agents conversationnels » se basent donc sur un processus statistique. Ce processus peut cependant être contrecarré par les concepteurs humains

Ainsi, ils n’utilisent jamais de pronom genré : « il » ou « elle » ont été écartés de leur langage par la volonté de leur programmeur

Grinbaum explique que c’est parce que les concepteurs avaient peur de se tromper en raison d’un prénom mixte ou un autre élément perturbateur qui risquait de pousser à l’erreur.

Peut-être aussi que les concepteurs adhérent à des théories dans lesquelles le genre est suspect.

Toujours est-il que les chatbots ne disent jamais « il » ou « elle » et si les enfants s’habituent à parler comme eux, les pronoms genrés disparaîtront aussi de leur langage.

Il y a évidemment des agents conversationnels de types très différents.

Il en existe de très simples qui sont de simples arbres décisionnels, notamment dans le domaine technique ou du service après-vente ou encore dans le domaine de la santé pour la prescription et le dosage des médicaments.

Beaucoup de chatbots sont spécialisés, mais les plus époustouflants sont les agents conversationnel généralistes qui parlent de tout. Ce sont ceux qui utilisent ces nouvelles techniques de transformer.

Etienne Klein pose alors la question :

« N’est ce pas effrayant ? »

Et Grinbaum répond :

« C’est fascinant, ça ne veut pas dire que ce n’est pas effrayant !
Mais il est clair qu’on s’achemine vers un monde différent. »

Et il parle notamment de personnes troublées ou seules ou timides qui vont parler avec un chatbot et qui vont en faire leur ami.

Il y aura de l’affect dans cette relation, de l’affect du côté humain, du côté machine cela ne veut rien dire.

Nous avions vu le film « HER» dans lequel un homme un peu déprimé tombe amoureux du nouveau système d’exploitation de son ordinateur à qui il donne le nom de Samantha. Ils parlent ensemble et Samantha parle d’amour. Mais l’un y croit, l’autre ne sait même pas ce que cela signifie.

On peut très bien imaginer que les chatbots remplacent les psychanalystes. D’ailleurs d’ores et déjà des patients préfèrent parler avec une machine parce qu’il n’y a pas de jugement moral et ils sont plus libres de parler.

Je finirai, en citant le passage qu’ils ont eu sur le test d’Alan Turing

En 1950, peu de temps avant sa mort Alan Turing a proposé un test d’intelligence pour une machine capable de dialoguer en langage naturelle avec un être humain.

Selon le test de Turing, une machine est intelligente si un humain qui dialogue avec elle ne s’aperçoit pas que c’est une machine.

Pour Grinbaum :

« Si on prend un chatbot actuel très performant et qu’on limite le temps d’échange à deux minutes. La machine sait construire un dialogue absolument parfait de deux ou trois minutes, indistinctable du dialogue humain. Mais au bout de dix minutes ou de 15 minutes, vous allez rencontrer quelque chose d’étrange de bizarre. Le test de Turing dans sa définition originale ne met pas de contrainte sur la durée. Cette contrainte sur la durée est aujourd’hui essentielle »

Etienne Klein rappelle qu’Alan Turing avait prédit qu’en l’an 2000 les machines seraient en capacité de tromper 30% des juges humains pendant un test de 5 minutes de conversation.

Et Grinbaum répond :

« On y est déjà ! »

Nous sommes cependant en 2021 non en 2000 et Grinbaum insiste que les progrès des trois dernières années ont été décisifs.

Vous apprendrez bien d ‘autres chose dans cette émission passionnante et assez déconcertante pour notre avenir.

Vous entendrez parler de <l’effet Elyza> et aussi de < deadbots >. Ces agents conversationnels qui font parler les morts ou plutôt parlent comme des morts en utilisant les conversations et des écrits qu’ils ont produits avant leurs décès. J’en avais déjà fait le sujet du mot du jour du 27 mars 2018 : « Nier la mort. »

Il est aussi possible de trouver des articles sur ce sujet sur le Web

Par exemple le journal suisse « Le Temps » <Des «chatbots» pour parler avec les morts>

Un site informatique « Neon », dans un article récent le 12 novembre 2021 <Les chatbots qui font « parler les morts » posent quelques questions éthiques>

Je redonne le lien vers l’émission <Comment converser avec les machines parlantes ?> qui parle du vrai grand remplacement.

<1635>

Vendredi 3 décembre 2021

« La terre n’a jamais été autant remplie d’humains et pourtant nous avons de plus en plus de mal à en trouver, quand nous avons besoin d’en rencontrer un »
Réflexion personnelle sur notre quotidien et après avoir vu le film « De son vivant »

Rationnellement nous somme trop d’humains sur terre, nous puisons trop de ressources, nous détruisons la biodiversité indispensable à la vie et maintenant nous sommes même devenus des perturbateurs systémiques puisque notre manière de produire et consommer augmente la température sur terre.

Nous sommes trop nombreux et pourtant nous avons de plus en plus de mal à trouver un humain quand nous avons un problème. On nous renvoie vers des sites internet, des serveurs téléphoniques automatisés, des robots.

Dans <Le Point>, la réalisatrice du film « De son vivant » sait que son film sera critiqué parce qu’ :

« On va me dire que ce n’est pas comme ça que ça se passe, que c’est un monde idéal, que si les médecins étaient comme cela, et les chambres d’hôpital si grandes et si belles, cela se saurait… ».

Et il est vrai que dans le film, la qualité de l’accompagnement n’est possible que parce qu’il y a un médecin remarquable, mais aussi des soignants, des musicothérapeutes en nombre.

Il y a beaucoup d’humains et d’humain.

Je ne sais pas si dans la vraie vie, le docteur Gabriel Sara, dispose d’autant de collaborateurs pour s’occuper de ses patients.

Nous rencontrons de moins en moins d’humains dans la santé et ailleurs.

Récemment un ami m’a fait part du souci pour sa sœur handicapée. Elle touche une aide sociale conséquente mais elle n’arrive pas à trouver des humains qui s’occupent d’elle.

L’argent qui devrait lui permettre de payer les aides dont elle a besoin, ne sert pas parce qu’il n’y a pas d’offre de soins.

Quand on arrive à trouver un médecin généraliste, il vous expédie en 15 minutes chrono.

Alors que tout le monde sait que c’est la qualité de la relation médecin/patient qui est essentiel dans la réussite thérapeutique.

Dans beaucoup d’unité de soins, des infirmiers, infirmières et aides-soignantes se plaignent d’être obligés de réaliser des soins dans des temps si restreints que tout devient mécanique, qu’il n’y a plus d’humanité. La conséquence est que le travail est mal fait, ce qui est préjudiciable pour la santé du patient, mais aussi pour le soignant qui ne peut plus être fier du travail qu’il produit.

Mais ce n’est pas que le problème de la santé. C’est aussi le cas au sein de la Justice.

Dans le monde 3000 magistrats ont publié une Tribune le 23 novembre 2021 : « Nous ne voulons plus d’une justice qui n’écoute pas et qui chronomètre tout »

Suite à cette tribune j’ai entendu à la radio deux jeunes magistrates qui racontaient leur mal être, de juge des libertés qui sont obligés de restreindre leur rencontre avec des détenus qui ont attendu de long mois avant de pouvoir obtenir l’audience.

Dans la tribune du Monde, ils écrivent :

« Nous, juges aux affaires familiales, sommes trop souvent contraints de traiter chaque dossier de divorce ou de séparation en quinze minutes et de ne pas donner la parole au couple lorsque chacune des parties est assistée par un avocat, pour ne pas perdre de temps.

Nous, juges civils de proximité, devons présider des audiences de 9 heures à 15 heures, sans pause, pour juger 50 dossiers ; après avoir fait attendre des heures des personnes qui ne parviennent plus à payer leur loyer ou qui sont surendettées, nous n’avons que sept minutes pour écouter et apprécier leur situation dramatique.

Nous, juges des enfants, en sommes réduits à renouveler des mesures de suivi éducatif sans voir les familles, parce que le nombre de dossiers à gérer ne nous permet pas de les recevoir toutes. »

On pourrait multiplier les exemples.

On me dit même qu’il est de plus en plus difficile de rencontrer et de discuter avec un agent des impôts de ses problèmes avec le fisc.

Certains élaborent des récits dans lesquels, ils prétendent que la numérisation et l’automatisation dégageront des marges de manœuvre pour réintroduire de l’humanité.

Peut-on le croire ?

Je n’ai pas de solutions à proposer mais je suis convaincu que nous avons tous davantage besoin d’humains et d’humanité dans notre quotidien que de machines et de numérisation.

Christian Bobin écrit :

« Être écouté, c’est être remis au monde, c’est exister, c’est comme si on vous redonnait toutes les chances d’une vie neuve. »

<1634>

Mercredi 1er décembre 2021

« Pardonne-moi. Je te pardonne. Je t’aime. Merci. Au revoir. »
Les 5 mots essentiels qu’il faut dire, selon le professeur Gabriel Sara, pour ranger le bureau de sa vie

« De son vivant » est un beau titre pour un film bouleversant et lumineux.

Il s’agit de la fin de vie d’un professeur d’art théâtral joué par Benoit Magimel, atteint d’un cancer du pancréas au stade 4, accompagné par un médecin joué par un vrai oncologue, Gabriel Sara, qui fait dans le film ce qu’il pratique, dans la vraie vie, dans son service : l’unité de chimiothérapie de l’hôpital Mount Sinaï Roosevelt de New York.

Ce film ne parle pas de la mort, il parle de la vie.

Pour supporter notre destin de mortel, beaucoup de croyants se rattachent à leurs récits religieux qui leur racontent une vie éternelle qu’ils pourront vivre après, dans un monde où tout n’est que beauté, douceur et lumière.

Et si ce récit rassurant leur permet de mieux vivre ses moments ultimes, ils font bien.

Ce ne fut pas la réponse d’Axel Kahn quand dans son dernier entretien, dans la <Grande Librairie>, deux semaines avant de mourir, François Busnel lui demanda : « Croyez-vous à une vie après la mort ? », il répondit  :

« Je n’en fais point l’hypothèse »

Mais Axel Kahn a surtout dit autre chose :

«  La mort est un non évènement, ce n’est rien d’autre que la fin de la vie, le rideau qui tombe… »

L’évènement c’est la vie, c’est de la vie qu’il faut parler, c’est la vie qu’il faut vivre.

Car, si la vie après la mort est une hypothèse, celle avant est palpable, réelle et permet de donner et de recevoir de la joie, de la tendresse, de l’amour.

Vivre, même s’il ne reste qu’un an ou qu’un mois ou que 5 minutes.

S’il ne reste que peu de temps, il devient d’autant plus important de remplir ce temps de ce qui est le plus essentiel, de plus précieux.

C’est ce qu’a fait Axel Kahn dans sa vraie vie. En outre, il a tenu « La chronique apaisée de la fin d’un itinéraire de vie » sur son <blog> jusqu’au moment où la douleur trop forte l’a obligé de prendre des médicaments contre la douleur qui ne lui permettait plus de disposer d’une lucidité suffisante pour écrire un texte intelligible et construit.

Dans l’œuvre de fiction « De son vivant », le professeur Gabriel Sara, en puisant dans son expérience, ne dit pas autre chose quand il avertit Benjamin qu’il existe des gens qui meurent avant de mourir, parce qu’ils oublient de vivre ce qu’il leur reste de vie.

Benoit Magimel est époustouflant dans ce film, Catherine Deneuve qui joue sa mère et qui a subi un AVC au cours du tournage est admirable, mais celui qui illumine le film est le docteur Gabriel Sara.

Celui qui invite à « ranger le bureau de sa vie », en prononçant les 5 phrases essentielles :

  • Pardonne-moi,
  • Je te pardonne
  • Je t’aime
  • Merci
  • Au revoir

C’est en entendant cet homme qui accompagnait Emmanuelle Bercot, la réalisatrice du film chez Léa Salamé le 24 novembre 2021, <Je voulais faire un film sur la mort plein de vie> que j’ai eu une envie irrépressible d’aller voir ce film.

Ce qui fut fait avec Annie le 30 novembre.

Gabriel Sara est né au Liban et a étudié en France. Il a rencontré Emmanuelle Bercot à New York et lui a proposé de venir le voir dans son service de traitement du cancer. Emmanuelle Bercot a accepté l’invitation et a été saisie par l’immense qualité de ses méthodes d’accompagnement des malades : humaines et joyeuses.

Il refuse la distance entre le malade et son médecin. Il n’accepte pas les mensonges, le déni, il ne connait qu’une règle : dire 100% de la vérité :

« Il est indispensable de mettre carte sur table. Car mon malade est mon partenaire. Si on va être partenaire lors d’une aventure, on ne peut pas se mentir.
Il faut clarifier les choses, c’est dur au départ. Le cancer est un terroriste, il ne faut pas se laisser consumer par la peur »

J’ai trouvé un entretien d’une profondeur exceptionnelle avec Gabriel Sara sur le site de l’association RoseUp, qui est une association de patients et d’accompagnants dans lutte face aux cancers : <un oncologue se livre au cinéma>

Il joue son rôle même si dans le film le nom du médecin est le docteur Eddé :

« D’abord, [le docteur Eddé] sait ce qu’il fait, ça c’est indispensable. Mais c’est aussi un médecin qui s’intéresse à l’individu derrière le malade. Qui s’y intéresse vraiment et qui s’adapte à lui, en fonction de l’évolution de son état d’esprit. Car, au fil du parcours de soins, les gens changent. Leurs humeurs, leurs émotions ne sont pas les mêmes d’une semaine à l’autre, ou même d’un jour à l’autre. C’est ce que j’appelle danser avec le malade.
La séquence de tango dans le film symbolise cette relation étroite qui nous unit. […]

C’est beau le tango mais c’est une danse difficile. Elle nécessite d’avoir confiance en l’autre, d’être connecté à son corps, à ses réactions, à ses mouvements. Un faux pas peut faire trébucher et chuter les danseurs. C’est ça être partenaire, et c’est exactement pareil en médecine. Avec le malade, on danse ensemble. Ça veut dire qu’on se tient la main et qu’on regarde le cancer ensemble. Et ensemble on va trouver la façon de le détruire quand c’est possible, ou de vivre avec, si on peut. »

Il parle de confiance, confiance qui n’est possible que s’il existe un pacte de vérité. Mais à la fin il parle surtout d’humanité :

« Sur la vérité. Il y a souvent un manque de vérité, or pour moi elle est sacrée. Aucun malade n’est stupide. Il entend les messes basses, il voit les regards sur lui, il sent évidemment qu’il y a un problème sérieux. Parfois on ne lui dit que la moitié des choses, et c’est tout aussi dramatique. Le malade se dit « je vais mourir et personne n’ose me le dire même, pas mon médecin ! ». L’imagination s’emballe, et c’est un poison, c’est un diable dans sa tête. La seule chose qui permet de le dompter, de le chasser, c’est la vérité. Voilà pourquoi j’annonce toujours mon jeu dès le premier rendez-vous, en disant au malade : vous ne me connaissez pas encore, mais je suis très franc, très transparent. Je vous dirai toujours les choses exactement comme elles sont. Ce pacte de vérité avec mon patient doit être permanent, constant. C’est à ce prix que la confiance se construit. Mais c’est aussi un pacte très difficile à tenir.

[…] Mais la plus grande des frayeurs ce n’est pas de savoir qu’on va mourir, mais de savoir qu’on vous a menti, surtout si c’est votre médecin. Les gens pensent qu’en disant la vérité on déprime le malade. C’est un concept malheureusement généralisé et faux. Quand le jeu devient dur et qu’on cache la vérité, on abandonne son malade. On le trahit. Oui c’est très dur d’entendre qu’on va mourir, mais une fois qu’on a géré cette chose, et je suis là pour aider la personne à le gérer, on va vers l’avenir, le meilleur. On peut mourir de son vivant. On le voit chez Benjamin. Au fur et à mesure que son corps s’affaiblit, son esprit devient paradoxalement plus puissant. Il prend le contrôle de sa vie, il règle son histoire avec son fils, il pardonne à sa mère, il transmet à ses élèves tout ce qu’il a de plus beau à donner. Alors que son corps est foutu, lui vit plus intensément que jamais. Il n’a jamais été aussi en contrôle de sa vie. Et c’est merveilleux. »

Bien sûr, à la fin après avoir gagné des batailles, il sait qu’il perdra la guerre. Mais son combat est un beau combat : que la vie reste belle jusqu’au bout :

« Face à un patient dont je connais le pronostic, mon but n’est évidemment pas de le sauver, je sais où je l’emmène, et je dois l’accepter. Mais il y a des chances pour que je puisse prolonger sa vie et, plus important encore, pour que je puisse prolonger ou augmenter sa qualité de vie.  Face à un patient condamné, ma mission sacrée est de l’accompagner pour que les années, les mois et jusqu’aux minutes qu’il lui reste, soient de beaux instants de vie et pas d’agonie. Quand mon patient meurt, je suis triste bien sûr, mais j’ai le sentiment du devoir accompli. Pour un cancérologue, c’est une satisfaction énorme. »

Il se déclare même amoureux de son métier :

« Oui parce qu’il y a tant de choses qu’on peut faire pour les malades. Il n’y en a aucun qu’on ne peut pas aider, ça n’existe pas ! Même dans le pire des cas. Ce qui m’intéresse en tant que cancérologue, ce n’est pas la bataille mais la guerre dans son ensemble. Un traitement de cancer du poumon peut avoir des conséquences sur le rein, le cœur, la tête du patient. La stratégie doit être globale, et il faut mettre met son intelligence, sa créativité et son écoute au service de cette stratégie. Quand on est convaincu de ça, c’est fou l’impact qu’on peut avoir sur nos malades. À tous les niveaux. Sky is the limit ! (Le ciel est la limite)

Médecin admirable qui tente de lutter contre cette tendance de la médecine occidentale de couper le patient en tranche de spécialités, mais d’essayer de l’aborder dans son ensemble, de manière holistique.

Film d’une beauté incandescente.

Bien sûr c’est un mélo, il fait pleurer, mais il n’est pas triste et il fait beaucoup de bien.

C’est une grande réussite d’Emmanuelle Bercot aidée par des acteurs remarquables.

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Mercredi 3 novembre 2021

« La route de Lhasa (1972-2010)»
Documentaire d’Élise Andrieu consacré à la chanteuse Lhasa de Sela

Connaissez-vous Lhasa ?

Clara Ysé la désigne comme une de ses inspiratrices

Je ne la connaissais pas et puis j’ai entendu, sur France Culture, en août, dans une émission du samedi « Toute une vie », ce documentaire : <La route de Lhasa (1972-2010)> et j’ai appris à la connaître.

Alors, j’ai acquis les trois albums qu’elle a réalisés au cours de sa vie.

Puis, J’ai acheté le livre de Fred Goodman « Envoûtante Lhasa » et je l’ai lu pendant notre séjour dans le massif de la chartreuse, en écoutant les chansons de cette artiste incomparable qui exprime une émotion qui touche et fait vibrer dans les profondeurs de l’être.

Annie partage ma fascination pour cette chanteuse dont la parenthèse enchantée d’existence a été si courte.

Heureusement que nous sommes d’accord, parce que la voix enregistrée de Lhasa a rempli beaucoup l’espace sonore de notre gite.

Le livre de Fred Goodman a été édité d’abord au Canada fin 2020 et a été publié en France en mars 2021, c’est donc tout récent.

Ce livre s’ouvre ainsi :

« New York, 9 janvier 2010

Voici Lhasa qui vient tout juste de mourir, ce jour de l’an à Montréal. C’est ainsi que Delphine Blue m’a révélé l’existence de Lhasa de Sela. […]

Après cette présentation, je ne savais pas trop à quoi m’attendre, mais jamais je n’aurais pu anticiper ceci : un froid carillon se détachait d’un bourdonnement grave et cadencé évoquant la voix de la Terre que je n’avais entendu que dans la musique des moines tibétains de Gyuto. Au-dessus flottait, tel un vent sec du désert un solo de trompette à la Don Cherry. J’étais transporté en une contrée inhospitalière, un lieu très lointain où je foulais à la merci des éléments, un rude sentier millénaire sous un vaste ciel nocturne.[…]
Une musique envoutante, ambitieuse et raffinée, un propos d’une grande maturité émotionnelle. […] Comment pouvais-je n’avoir jamais entendu parler d’elle ? »

Et c’est ainsi qu’a commencé la quête de Fred Goodman, journaliste spécialisé dans la musique, écrivant dans le magazine Rolling Stone et dans Le New York Times pour rédiger la première biographie de Lhasa en allant notamment à la rencontre de celles et de ceux qui ont connu cette artiste née le 27 septembre 1972 à Big Indian, New York.

Goodman a d’ailleurs dédié son livre à Alexandra la mère de Lhasa.

Alexandra Karam est américaine, elle est d’origine mixte russo-polonaise par sa mère et libanaise par son père (Karam).

Alexandra est la fille d’Elena Karam qui a fait la rencontre d’Elia Kazan et décroché son rôle le plus important au cinéma, soit celui de la mère dans America, America. Le père d’Alexandra était un brillant avocat new-yorkais qui a épousé la mère d’Alexandra pour légitimer la naissance de leur fille. Ils ont ensuite rapidement divorcé, sans jamais vivre sous le même toit. Puis cela devint difficile pour Alexandra qui détestait le nouveau mari de sa mère, autre new-yorkais riche et influent. Elle deviendra une enfant très indocile.

Son beau-père exige de sa mère :

« Je ne peux plus tolérer ça. Tu dois te débarrasser d’elle »

C’est ainsi qu’Alexandra se trouvera enfermé dans un hôpital psychiatrique du Maryland. Et elle comprendra que le projet est qu’elle y reste !

Je ne vais pas raconter toute l’histoire d’Alexandra telle que Goodman la déroule dans son livre. Mais ce qu’il faut comprendre c’est que la mère de Lhasa était une enfant rebelle dans une famille très aisée de New York qui voulait s’en débarrasser en l’enfermant. Elle va s’en sortir par une vie d’errance, de drogue, de mariages successifs. Elle sera photographe.

Et le père ? Alejandro de Sela ?

Lui aussi sera « un mouton noir » selon l’expression de Goodman d’une famille aisée mexicaine. Il est né à San Francisco et a passé les premières années de sa vie dans un va et vient incessant entre le Mexique et les États-Unis. Sa mère Carmen de Obarrio, était une pianiste de concert panaméenne qui avait enregistré chez RCA Victor dans les années 1920. Le grand père maternel d’Alejandro était ambassadeur du Panama aux États-Unis. Le père d’Alejandro était un homme d’affaires mexicain qui devint prospère.

Mais Alejandro était très inspiré par la contre-culture et va se lancer dans une quête spirituelle incessante. Miriam de Sela, sœur cadette de Lhasa raconte :

« Mon père a essayé pratiquement toutes les religions qui existent sur la planète. Et il n’éprouvait aucun scrupule de passer de l’une à l’autre : pour lui ce n’était pas contradictoire. »

Et c’est donc ces « deux moutons noirs » qui vont se rencontrer et donner naissance à Lhasa de Sela ainsi qu’à trois autres filles. Le couple durera 12 ans.

Mais la famille d’Alexandra et d’Alejandro est beaucoup plus étendue que cela.

Ainsi Lhasa en plus de ses trois sœurs directes a aussi trois demi-sœurs et trois demi-frères

Cette famille vivra d’amour, de culture et de livres comme cela est précisé dans le documentaire. Du point de vue des ressources financières, elle fera comme elle peut.

Le père trouvera pertinent d’acquérir un autobus qui constituera à la fois le logis et le moyen de transport de toute la famille. Le titre «La route de Lhasa» se comprend aussi par cette vie nomade dans les premières années de vie.

TELERAMA écrira en 2009, pour parler du dernier album :

« Jamais cette femme de 37 ans n’a suivi les chemins balisés, ni dans sa musique ni dans sa vie. Existence d’emblée marquée par le sceau de la singularité : fille d’un Mexicain, ex-ouvrier devenu prof de philo, et d’une Américaine photographe et joueuse de harpe, elle aura passé son enfance à sillonner le sud des États-Unis et le Mexique à bord d’un… autobus familial : « Un jour, il est tombé en panne, raconte-t-elle . Le moteur avait cassé. Nous n’avions pas d’argent et avons logé dans une station-service. Mon père travaillait comme saisonnier et cueillait les légumes et les fruits. Parfois, nous allions dans les champs avec lui pour cueillir les tomates, toute la journée. Après des mois, on a réussi à accumuler l’argent nécessaire pour acheter un nouveau moteur et repartir. » Trois décennies plus tard, l’errance revient en écho dans nombre de ses chansons, dont la langueur mélancolique évoque les grands espaces. »

J’ai aussi trouvé cette description qui est proche de ce qu’écrit Goodman sur ce site consacré à la pop moderne <Section26.fr> :

« Alexandra Karam et Alejandro de Sela vivent alors et vivront encore des années durant sur la route, dans un ancien car scolaire, l’un de ces school bus jaunes iconiques, reconverti en camping car, en foyer roulant.

[…] Alexandra a choisi la bohème, la liberté, a assisté aux sessions qui ont donné naissance au free jazz, a connu Charlie Haden dont elle s’est éloignée pour s’éloigner, aussi, de l’héroïne. Sa rencontre avec Alejandro Sela, sous les apparences brinquebalantes que donne leur vie commune sans domicile fixe, est ainsi une pause, propice à l’édifice. Car la quête d’Alejandro, d’origine mexicaine, est tout aussi tranquillement intranquille : il arpente les pratiques mystiques dans un questionnement spirituel constant, que rejoint Alexandra, tout en s’éprouvant ouvrier le plus souvent agricole, lui qui a renoncé à un confortable héritage en marxiste du temps. Ces deux êtres n’éprouvent guère le souci du qu’en-dira-t-on, s’accordent sur l’éducation des filles – menée pour la partie scolaire par Alexandra –, déplacent la famille selon les emplois trouvés par le père, les communautés rencontrées, les quêtes et les enseignements. La vie est engagée, précaire, entre les États-Unis et le Mexique, le monde est syncrétique : Alejandro récite des « Je vous salue Marie », chante des sutras bouddhistes, lit la Bible et Rumi, médite. Et de même, Alejandro et Alexandra lisent sans exclusive, ouverts à l’Orient et à la magie, versés dans les contes, ils écoutent des musiques de toutes les origines et de toutes les époques – Maria Callas, des field recordings, des rancheras, Victor Jara, Violetta Parra – les cultures plutôt que la culture.

Et ils font don de ça, de ces trésors et de cette curiosité à leurs filles, de même que de leur exigence : il s’agit chaque jour d’être, de faire, de créer, de donner.

Ils ne leur font pas don de la société, et entre deux pauses sédentaires le vase reste souvent clos, une bulle réduite au bus et aux arpents où il stoppe.

Si l’on doit alors imaginer, on entrevoit beaucoup d’amour et beaucoup de poids sur les épaules des enfants qui, peu à peu, découvrent que le monde n’est pas que ce que leurs parents leur offrent, que ce que leurs parents leur offrent est souvent résumé, majoritairement nié, parfois ri, et que l’exigence peut rencontrer le vide. Les hiatus ainsi sont des gouffres à enjamber ; nous avons tous le souvenir de semblables événements : pour elles, ils sont le quotidien.

Il s’agit donc de faire, d’apprendre, de créer.

S’amuser sans doute, aussi, parce que c’est sacré. Mais la paresse, non.

Lhasa est la plus rêveuse, et ne suit pas ses sœurs dans la voie circassienne qu’elles se trouvent, passe pour indisciplinée, moins travailleuse, est surtout la tête aux histoires, aux vertiges de l’être. Elle n’a simplement pas trouvé encore comment raconter ça, ses histoires, le monde. Mais elle chante, déjà, du matin au soir, agace les autres à ne jamais cesser de chanter, fredonne ou siffle pour donner le change. »

Dans le documentaire « La route de Lhasa », les sœurs racontent aussi que Lhasa fredonnait tout le temps et que cela énervait les autres dans cet espace restreint qu’était ce bus.

Au début du documentaire, une sœur de Lhasa la décrit à peu près ainsi : « Il y a un livre qui est parfait pour décrire Lhasa. C’est un livre qui parle d’un troupeau de petite souris. Et toutes les souris sont très travailleuses. Elles préparent l’hiver et elles mettent les graines de côté. Sauf une qui ne fait rien et toutes les autres qui disent : « Mais qu’est-ce que tu fais ?  pourquoi tu ne participes pas ? » La petite souris dit : « moi je collectionne les couleurs et les mots. Parce que quand ce sera le creux de l’hiver on en aura besoin ».
Alors le début de l’hiver est facile avec les provisions. Mais après cela devient dur, de plus en plus dur. C’est alors que la petite souris puise dans les couleurs et les mots qu’elle a collectionnés et leur parle, leur offre les mots qui réchauffent le cœur et leur permettent de percevoir, au fond d’eux, l’image et la pensée du soleil qu’elles ne voient pas. C’est ça Lhasa. »

Et puis il faut bien finir par une chanson : Voici « Con toda palabra » chantée en 2004, lors de son passage sur la scène parisienne du Grand Rex. Voilà les mots collectionnés par Lhasa:

Con toda palabra Avec tous les mots
Con toda sonrisa Avec tous les sourires
Con toda mirada Avec tous les regards
Con toda caricia Avec chaque caresse
Me acerco al agua Je m’approche de l’eau
Bebiendo tu beso En buvant ton baiser
La luz de tu cara La lumière de ton visage
La luz de tu cuerpo La lumière de ton corps
Es ruego el quererte C’est une prière t’aimer
Es canto de mudo C’est un chant de muet
Mirada de ciego Un regard d’aveugle
Secreto desnudo Un secret nu
Me entrego a tus brazos Je me rends à tes bras
Con miedo y con calma Avec peur et calme
Y un ruego en la boca Une prière dans la bouche
Y un ruego en el alma Et une prière dans l’âme
Con toda palabra Avec tous les mots
Con toda sonrisa Avec tous les sourires
Con toda mirada Avec tous les regards
Con toda caricia Avec chaque caresse
Me acerco al fuego Je m’approche du feu
Que todo lo quema Que tout brûle
La luz de tu cara La lumière de ton visage
La luz de tu cuerpo La lumière de ton corps
Es ruego el quererte C’est une prière t’aimer
Es canto de mudo C’est un chant de muet
Mirada de ciego Un regard d’aveugle
Secreto desnudo Un secret nu
Me entrego a tus brazos Je me rends à tes bras
Con miedo y con calma Avec peur et calme
Y un ruego en la boca Une prière dans la bouche
Y un ruego en el alma Et une prière dans l’âme

<1616>

Lundi 28 juin 2021

« Quel récit explique le développement d’Amazon ?»
Essai de conclusion sur Amazon

Il serait encore possible d’écrire beaucoup sur Amazon et Jeff Bezos. L’actualité nous donne d’ailleurs, sans cesse, des éléments nouveaux permettant d’autres développements.

Par exemple le 18 juin, j’apprenais que <Jeff Bezos investissait dans le nucléaire et précisément la fusion de l’hydrogène>.

Et puis, il aurait aussi été possible d’insister davantage sur le côté spécifique du modèle d’Amazon qui non seulement vend tout en masse mais est aussi capable de vendre l’exceptionnel, le rare. Par exemple je tire encore du « Un » cet exemple concernant le premier métier du géant de Seattle : la vente de livre.

C’est Aurélien Bellanger qui l’écrit :

« Amazon a plus de références en stock que la bibliothèque du Congrès. Mais les livres modernes, c’est justement ce qui les caractérise, ne sont pas des exemplaires uniques. Et il est vertigineux de comparer la capitalisation boursière d’Amazon à la valeur totale du marché du livre. Elle est dix fois supérieure. Ce qui veut dire, scénario légèrement paranoïaque, que Jeff Bezos pourrait racheter tous les exemplaires en circulation de tous les livres du monde.
J’ai déjà reçu, d’ailleurs, une proposition de rachat, pour un livre qu’il m’avait négligemment vendu – un livre du philosophe Carnap sur l’entropie. Comme s’il s’était aperçu, soudain, qu’il lui manquait précisément celui-ci. J’ai refusé son offre, et je le garde précieusement : c’est désormais le plus précieux de ma bibliothèque, ainsi que le plus incompréhensible, soit dit en passant.

Jeff Bezos pourrait racheter tous les livres du monde, et notre vieille allégorie de l’infini sous la forme d’une bibliothèque apparaît soudain périmée. »

Mais il faut bien clôturer un thème. Je vais le faire modestement avec l’état actuel de mes réflexions.

Faire d’Amazon et de Jeff Bezos l’explication de nos problèmes, c’est-à-dire les boucs émissaires de la dissolution de notre monde constitue une erreur d’analyse.

C’est une simplification erronée de nos contradictions et incohérences

Jamais Jeff Bezos n’est venu poser un pistolet sur la tempe de ses clients pour les obliger à acheter sur son site. Les consommateurs du monde entier, sauf la Chine qui dispose d’Ali baba, sont venus librement acheter sur son site et y sont revenus toujours davantage.

Ils l’ont fait en raison de l’immense qualité et la simplicité du service. Surtout si on compare avec d’autres sites en ligne.

Mon ami Bertrand qui partage ma passion de la musique m’a écrit après la lecture d’un des mots du jour de la série :

« J’ai renoncé à mettre mon nez derrière nombre de coulisses. Je fais partie des « modestes » consommateurs de culture. Je suis gros client des maisons de disques et d’édition, je me sers depuis plusieurs années et quasi exclusivement du génial circuit de distribution mis en place par Bezos pour me procurer ma « dope » musicale (surtout) et littéraire (plus rarement, parce que je privilégie les centres Emmaüs moins chers et avec en plus une bonne action au bout pour me faire pardonner de me compromettre avec Amazon).

Si tu regardes le prix exigé par le circuit de distribution de Diapason ou Classica, tu tombes [à la renverse].

Quand je songe à la difficulté de me procurer jadis même à la Fnac les produits désirés, alors quel soulagement de pouvoir utiliser Amazon. 99,99 % de satisfaction ! Il faut se dire que le monde change, des métiers se perdent, c’est vrai, des disquaires indépendants (et encore, sont-ils indépendants encore en coulisse ?) ça n’existe plus guère dans nos mortes plaines […] Livreurs sous-payés ? Mais diablement efficaces chez Amazon. Il m’est arrivé de commander le dimanche et d’être livré dès le lundi ! […]

En tout cas je me régale à fond, je peux aujourd’hui écouter tous les enregistrements auxquels j’ai renoncé jadis grâce au système : réédition massive d’éditions complètes avec une qualité souvent améliorée et un prix dérisoire. Par exemple, le coffret anniversaire MUTI chez Warner qui sort cette semaine, j’ai réussi à le précommander pour moins de cent euros, un euro par disque ! Tu diras que c’est au détriment des artistes d’aujourd’hui. Mais justement, les artistes d’aujourd’hui (enfin certains d’entre eux) je veux les écouter en concert. Mais ceux d’hier, grâce aux grands groupes, je peux les écouter quand ça me chante à souvent moins cher qu’une cigarette…[…]

Pour conclure : oui, Amazon me fait tant de bien, je ne crache pas dans la main de celui qui me sert si fidèlement. »

Il a raison.

Certains aspects du management de Jeff Bezos sont certes contestables, mais cela appartient aux combats sociaux.

Sa volonté de fuir l’impôt est très générale dans le monde des grands entrepreneurs de la planète, il faut évidemment que les États s’arment et coopèrent davantage pour lutter contre cette fraude et optimisation fiscales organisées. Les États s’y emploient un peu, probablement pas suffisamment.

Amazon a une ambition hégémonique, voire monopolistique. Ce n’est pas nouveau non plus. L’histoire économique libérale est remplie d’entreprises qui ont poursuivi cette quête de supprimer la concurrence et se retrouver seul. Dans ce domaine aussi il faut d’abord une prise de conscience, puis agir pour combattre les monopoles. Mais comme l’a dit Esther Duflo, Amazon est loin d’être un monopole. La preuve en est que je n’achète jamais chez Amazon et que je ne crois pas être privé de quoi que ce soit. Quelquefois, il est vrai, je pourrais peut être trouver moins cher chez Amazon. Mais là je vous renvoie vers mon mot du jour « C’est trop cher ! » qui montre, me semble t’il, la vue à court terme et quasi délétère de cette poursuite du « moins cher » c’est-à-dire le choix systématique du consommateur que vous êtes contre le producteur que vous êtes aussi.

C’est trop facile de dire : c’est la faute d’Amazon.

Amazon a su capter le récit consumériste du monde.

Yuval Noah Harari, nous a raconté combien le récit est consubstantiel d’homo sapiens et que c’est même cette capacité de croire à un récit qui a permis à une espèce, assez faible physiquement, à dominer toutes les autres espèces de la terre.

Il avait écrit ce constat explicatif :

« Jamais vous ne convaincrez un singe de vous donner sa banane en lui promettant qu’elle lui sera rendue au centuple au ciel des singes»

Par cette phrase il se référait aux récits religieux. Ces récits qui ont colonisé des sociétés entières et l’intégralité de la vie des individus dans nos contrées pendant des siècles. Ils continuent encore aujourd’hui dans d’autres contrées à prendre toute la place et même dans certaines familles qui habitent dans nos pays.

Il y eut ensuite les récits nationalistes. C’était un récit particulièrement fort et intense pour conduire à ce que des millions de jeunes hommes acceptent de sacrifier leur vie dans des guerres monstrueuses et insensées. J’avais évoqué ce récit dans le premier mot du jour de la série sur 14-18 <Mourir pour la patrie>.

Il y eut aussi les récits de religions laïques, je veux dire du communisme, du nazisme qui ont aussi conduit à des monstruosités.

Nous percevons la tentative d’autres récits qui sont en gestation : « le récit transhumaniste », « le récit de la collapsologie » voire « le récit d’écologiste millénariste ».

Alors finalement « le récit consumériste » est peut-être le plus doux de tous ces récits qui guident le comportement des humains. Il s’apparente au récit du « doux commerce » de Montesquieu.

Le récit consumériste est celui qui est martelé par le monde de la publicité qui lie le bonheur avec la consommation.

Vous êtes malheureux : achetez tel ou tel produit, service, voyage et vous serez heureux.

Vous voulez être en phase avec votre temps, vos semblables il faut absolument acheter ce smartphone, cet équipement etc.

Et pour que votre désir de consommation soit accompli, il faut deux choses : la certitude que vous achetez le moins cher, sinon vous êtes « has been », et vous devez disposer de votre objet du désir immédiatement.

Jeff Bezos l’a compris, Amazon est sa remarquable réponse à la croyance à ce récit.

Cela pose cependant de multiples problématiques.

La première, pour revenir au doux commerce de Montesquieu, est de s’interroger à la douceur de l’échange d’un clic de souris et de la relation chaleureuse avec une box qui conserve le carton que j’attends.

La principale reste cependant qu’il n’est pas possible de consommer comme nous le faisons, nous autres occidentaux.

Parce que nous ne disposons pas d’une planète capable d’absorber notre demande insatiable de produits et de nouveaux produits, de transports et d’énergie que tout cela nécessite.

Accuser Amazon est simple, faire preuve d’introspection et aussi de réflexion pour essayer de s’interroger sur la place de notre espèce sur la biosphère qui permet la vie sur terre et la planète que nous souhaitons léguer à nos enfants est une question beaucoup plus complexe et beaucoup plus essentielle.

<1582>

Mardi 18 mai 2021

« Personne n’est ce qu’il est sans l’autre. Sans possibilité de donner et de recevoir, personne n’existe. »
Axel Kahn

Axel Kahn est médecin généticien. Après beaucoup de combats de toute sorte, il s’est mobilisé dans la lutte contre le cancer. Il a été élu Président de la Ligue nationale contre le cancer le 28 juin 2019.

Il se met en retrait, il a dit le <17 mai à Léa Salamé:

« Je lutte contre le cancer et il se trouve que la patrouille m’a rattrapé : moi aussi, j’ai un cancer” »

Il avait annoncé la nouvelle sur son blog, il y a déjà quelques jours, le 11 mai : <Atmosphère, l’âme d’un homme> :

« Dès le quatre août, nous savions. La maladie que je combats avec acharnement en tant que Président de La Ligue ne s’était pas avouée vaincue, elle m’attendait au tournant, lançant une atteinte massive. […] Dans mon cas, la « consultation d’annonce » si importante et fréquemment dramatique dans l’histoire d’un cancer, a été réduite à sa plus simple expression et n’a nullement été dramatique. Cancérologue depuis cinquante ans, je connais bien l’adversaire, n’ai jamais nié qu’il soit redoutable, impitoyable. Les motifs de mon engagement à La Ligue sont liés à cette familiarité, à mon désir de m’impliquer plus au soir de ma vie dans la coordination des défenses qui lui sont opposées, dans le soutien aux quelques quatre cent mille personnes qu’il agresse chaque année dans mon pays où naissent dans le même délai moins de sept-cent-cinquante mille bébés. Les images du brigand à l’attaque ne me sont pas étrangères. Un bref passage dans la cavité de l’électroaimant d’un appareil d’imagerie par résonance magnétique nucléaire, des clichés vite communiqués, l’affaire était entendue. »

Je suis toujours bouleversé quand j’entends un homme ayant le courage de parler en toute simplicité de son combat intime contre la maladie et la mort.

Et j’ai particulièrement été touché par cette phrase qu’Axel Kahn a tweeté :

« A mes enfants, je veux faire comprendre que personne n’est ce qu’il est sans l’autre. Sans possibilité de donner et de recevoir, personne n’existe. »

Et pour finir, <l’entretien avec Léa Salamé> Axel Kahn a cité la fin du poème d’Alfred Vigny : « La mort du loup »

« A voir ce que l’on fut sur terre et ce qu’on laisse
Seul le silence est grand ; tout le reste est faiblesse.
– Ah ! je t’ai bien compris, sauvage voyageur,
Et ton dernier regard m’est allé jusqu’au cœur !
Il disait : ” Si tu peux, fais que ton âme arrive,
A force de rester studieuse et pensive,
Jusqu’à ce haut degré de stoïque fierté
Où, naissant dans les bois, j’ai tout d’abord monté.
Gémir, pleurer, prier est également lâche.
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le Sort a voulu t’appeler,
Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler. »

Personne ne connaît le terme, pas plus Axel Kahn qu’un autre.

Mais il pense que le plus probable est qu’il est en train de parcourir l’itinéraire final de sa vie.

<1566>

Vendredi 26 février 2021

« Le pansement Schubert »
Claire Oppert

Avril 2012. Paris. Un EHPAD :

« Une femme hurle et se débat.
Deux infirmières s’agitent autour d’elle, la maintenant fermement pour l’empêcher de tomber de son fauteuil, tout en parant ses attaques. Elles doivent absolument refaire le pansement de Mme Kessler. La plaie de son bras droit est purulente. (…)
Je ne sais pas ce qui me pousse à m’arrêter devant elle.
Je ne prononce pas une parole.
Je m’assieds et lui joue au violoncelle le thème de l’andante du Trio op. 100 de Schubert.
Les cris cessent, le calme revient.»

C’est l’expérience que raconte la violoncelliste Claire Oppert, musicienne et art-thérapeute. Face à ce soulagement, l’une des infirmières dit à la violoncelliste et musicothérapeute :

« Il faut absolument revenir pour « le pansement Schubert » ».

C’est ainsi que l’expression est née. Depuis, « le Pansement Schubert » est devenue une étude clinique, expérimentée sur les patients déments et sur les personnes en soins palliatifs. Le protocole expérimental mené sur plusieurs mois, 120 soins réalisés en compagnie de l’instrument. A la clé, une réelle diminution de la douleur physique, un apaisement de l’angoisse et pour tous ces hommes et femmes en souffrance, le sentiment de tutoyer de nouveau la vie.

« Le pansement Schubert », c’est aussi le titre que Claire Oppert a donné à son livre qui a été publié en février 2020 et dans lequel elle raconte ses rencontres, ses réflexions sur l’art qui l’ont menée à découvrir un remède innovant contre la douleur physique et la souffrance morale : la musique.

C’était le 24 décembre lors de l’émission de la Grande Table d’Olivia Gesbert : <Claire Oppert, cordes sensibles> que j’ai entendu pour la première fois parler de cette femme étonnante qui est violoncelliste, concertiste et membre de l’équipe thérapeutique de l’hôpital Rives de Seine dans les Hauts-de-Seine.

Olivia Gesbert la présente ainsi :

« Apaiser la souffrance et offrir un moment de grâce, c’est la mission que la violoncelliste Claire Oppert se donne depuis 20 ans. De retour de Moscou où elle fait ses classes au conservatoire de Tchaikovsky, Claire Oppert n’emprunte pas la voie toute tracée d’une soliste classique. Loin d’une carrière en musique de chambre, l’intuition guide la soliste vers les hôpitaux. Auprès des jeunes autistes d’abord, après la rencontre décisive avec le docteur en psychologie clinique, écrivain et clown Howard Buten, auteur de «  J’avais cinq ans quand je m’ai tué », célèbre récit sur l’enfance. Aux côtés de ces enfants privés de parole, Claire Oppert découvre que l’instrument permet de nouer un dialogue par la voix du violoncelle. C’est que l’instrument produit une sonorité au plus proche de la voix humaine, quelque chose qui résonne profondément en l’humain.  »

Dans l’émission elle raconte sa rencontre et sa collaboration avec Howard Buten auprès d’enfants autistes. Elle dit :

« Le violoncelle est une voix qui me permet de communiquer. Je ne suis pas une ” sauveuse ” mais j’ai la chance de pouvoir passer des moments inouïs grâce au violoncelle et pour citer Howard Buten, pouvoir être à la hauteur des autistes, se rendre suffisamment intéressant et trouver des moyens pour susciter leur attention »

Howard Buten va lui demander de ne pas ouvrir de livre sur ce sujet pour privilégier l’approche intuitive.

Elle raconte comment un enfant autiste détruit son violoncelle d’un coup de poing, en pleine cinquième suite de Bach, avant de la regarder pour la première fois dans les yeux. Ce premier regard est une étape dans l’évolution de cet enfant malade, au prix d’un instrument.

Après les enfants autistes, elle va à la rencontre des malades et des patients en fin de vie, dans les unités de soin palliatifs.

Elle dit :

« Je pense qu’il y a un lien fondamental entre l’art et le soin. C’était mon grand idéal, depuis l’enfance, entre ma mère artiste et mon père médecin. J’ai toujours souhaité réconcilier, d’unir le monde de l’art et du soin […]

La musique est le canal d’une communication nouvelle et subtile. Il y a un enchantement dans le monde sonore, dans la beauté de la musique qui entre-ouvre les cœurs. C’est une forme de miracle dans le sens merveilleux […]. Je suis là comme une accompagnante, j’aide à créer un “kairos”, un moment opportun pour tenter de donner le plus de sens possible, jusqu’au bout. […] Le pansement Schubert n’élimine pas toutes les douleurs, c’est un complément dans une équipe pluridisciplinaire qui s’adresse dans l’être à la personne non malade, la personne vivante non touchée par la pathologie. C’est très lumineux, car la musicienne thérapeute comme on dit s’adresse à une partie de l’être qui n’est pas malade, et ce, depuis les débuts de l’humanité. »

Elle fut aussi invitée par Elisabeth Quin dans son émission 28 Minutes sur Arte <La musique adoucit les maux>. Il faut absolument regarder cette émission.

Et le dimanche 31 janvier 2021, elle a participé à l’émission : « Une journée particulière » de Zoé Varier.

France 2 lui a consacré un reportage : <Musique apaiser les souffrances>

Le Monde lui a aussi consacré un article en novembre 2020 <La violoncelliste Claire Oppert au diapason des patients>

On y apprend que dans le service de soins palliatifs de l’hôpital Rives-de-Seine, à Puteaux, quand Claire Oppert pousse une à une les portes des chambres elle n’a pas la moindre idée de ce qu’elle y jouera ni de l’accueil qui lui sera réservé :

« Bonjour monsieur. Vous voyez, un violoncelle vient vous rendre visite. Est-ce que cela vous dirait un petit morceau ? » La voix est douce, la robe longue vaporeuse, comme la chevelure. Claire Oppert a l’air de la fée qui dote le nouveau-né de dons musicaux en effleurant de l’archet son berceau. Elle évolue au ralenti, comme pour se mettre au diapason des malades. Dose son jeu, afin que nul son ne les agresse. Adapte son rythme à leur respiration pour la soutenir, pour dialoguer.

Chambre 61, la moustache blanche de Georges, 98 ans, frétille lorsque la musicienne apparaît. Qu’est-ce qui lui ferait plaisir ? « Ce que vous voulez, du moment que c’est beau ! », s’enthousiasme déjà le patient en liquette bleue d’hôpital, calé par un gros oreiller. Va pour un extrait de L’Adagio d’Albinoni, puis de l’Ave Maria de Gounod. La musique emplit la pièce. Les boîtes de médicaments, le pichet en plastique, le fauteuil de faux cuir qu’occupe un fils anxieux, tout s’efface dans l’intensité du moment. Georges, qui se meurt d’un cancer de la thyroïde, savoure. Il ferme les yeux, renverse sa tête sur l’oreiller, pleure et sourit en même temps. Lorsque le silence revient, il joint les mains. « Bravo, c’est majestueux ! Vous exprimez des sentiments, je vous envie. Vous m’avez mis de la joie dans le cœur. Merci, merci, merci. Transmettez cette joie aux autres aussi. » »

Et je cite un autre extrait de cet article :

« Récemment, elle s’est lancée dans une nouvelle étude sur la musique lors du dernier souffle du patient. « Quand on est très malade, pour mourir, même si le corps est très abîmé, il faut un lâcher-prise, sait le docteur Gomas. Le malade décède à un moment qu’il choisit, pour épargner ses proches. Difficile d’imaginer que la musique n’ait pas un impact sur ce lâcher-prise…

Chambre 62, une très vieille dame aux longs cheveux blancs, torturée par la maladie d’Alzheimer et le cancer, s’apaise, sur l’air des Feuilles mortes. Souffle ralenti, elle s’endort. Claire Oppert s’esquive. Immédiatement elle note, pour transmission à ses collègues, l’effet de la composition de Joseph Kosma sur la patiente. Un antalgique puissant. »

J’ai enfin trouvé cet article sur un site spécialisé et à destination des infirmiers : « La musique vivante permet à la personne malade, au cours du soin douloureux, de rejoindre un noyau identitaire, profond, sain et vivifiant »

Encore un article plein de douceur et d’éloge pour cette étonnante violoncelliste qui raconte dans l’article du monde que ses études au conservatoire Tchaïkovski de Moscou n’ont pas été simples :

« J’y ai connu l’humiliation, la violence, la peur, dit-elle. Comme pédagogue, je me suis construite à rebours. »

Et elle ne joue pas que de la musique classique pour les malades. Elle est très éclectique et interprète aussi du Brel et du Piaf, du Johnny, des tangos et valses musette, du rap et même du métal.

Je terminerai par cet <extrait de l’andante du second trio de Schubert> qu’elle interprète et qui est le morceau à l’origine du « pansement Schubert »

<1533>

Mardi 23 février 2021

«Marie France [Pisier] remet les choses à l’endroit !»
Camilla Kouchner

J’adorais Marie France Pisier. C’était une merveilleuse actrice, d’une grande intelligence, très cultivée. Mais c’était avant tout une voix. Une voix bouleversante et pleine de chaleur et de distinction.

Je me souviens aussi d’avoir lu avec beaucoup de bonheur, son premier roman : « Le bal du gouverneur ».

J’avais appris avec beaucoup de tristesse sa mort en avril 2011, la nuit, dans sa villa située dans le Var.

Sa mort est obscure et mystérieuse : elle a été retrouvée au fond de sa piscine par son mari, portant des bottes en caoutchouc, sa tête et ses épaules coincées dans le croisillon métallique d’une « lourde chaise en fer forgé ».

Elle n’est pas morte noyée, l’autopsie n’a pas trouvé d’eau dans les poumons.

Depuis la parution du livre « La familla grande », tout le monde sait ce qu’une toute petite élite germanopratine savait depuis plusieurs années : Marie-France Pisier était dévorée par une colère et une révolte de ce qu’elle avait appris au sein de sa famille : son beau-frère Olivier Duhamel avait abusé de son neveu, fils de sa sœur Evelyne Pisier et de Bernard Kouchner. Elle le racontait à toutes celles et ceux qu’elle connaissait pour tenter de construire un vide sanitaire autour du prédateur.

A plusieurs reprises, elle a essayé de convaincre son neveu et sa nièce Camilla de porter plainte. Elle n’a pas porté plainte parce que la victime, son neveu ne le voulait pas.

Marie-France Pisier était une fille de mai 1968, elle était totalement libre dans sa vie affective et sexuelle.

On peut lire partout qu’elle a accumulé les amants, qu’elle en a même échangé avec sa sœur Evelyne dont elle était si proche.

Mais Marie-France Pisier dans sa liberté, avait les pieds ancrés profondément dans le sol des valeurs. Elle savait qu’il y avait des limites à ne pas franchir.

C’est la victime, le fils, qui a raconté à sa mère Evelyne ce que son compagnon lui avait fait subir.

Evelyne n’a pas consolé son fils, elle s’est enfuie auprès de sa sœur, sa confidente de toujours.

Elle lui a raconté l’innommable et elle espérait l’empathie de sa sœur.

Camilla Kouchner raconte dans l’émission «la Grande Librairie» qui a été consacrée à son livre :

« Elle va se réfugier chez sa sœur Marie France. Et puis, elle trouve chez Marie France assez peu d’empathie. Marie France lui dit : ça c’est non ! Ce que tu me racontes c’est impossible. C’est impossible que tu viennes me dire que tu es mal ! Ce n’est pas toi qui est mal, ce sont tes enfants qui sont mal ! Marie France remet les choses à l’endroit ! »

Et Marie France n’aura de cesse d’exiger que sa sœur quitte le prédateur. Elle s’engage à l’aider financièrement et moralement pour affronter cette rupture.

Evelyne Pisier n’en fera rien. Comme d’autres mères, elle restera dans le déni, défendra son homme, bien qu’il soit prédateur.

Elle accusera même ses enfants de l’avoir provoqué, d’avoir séduit le mâle alpha de la famille.

C’est pourquoi, il est tellement important qu’il existe des personnes comme Marie-France Pisier qui remettent les choses à l’endroit.

Il existe des situations qui sont complexes et dans lesquelles les responsabilités ne sont pas claires.

Rien de tel quand il s’agit d’un acte sexuel que commet un adulte sur un enfant de 13 ans surtout lorsqu’il exerce une autorité paternelle sur lui.

Il n’y a pas de complexité, il y a asymétrie, il y a emprise, il y a crime.

Evelyne Pisier tergiverse, cherche des échappatoires et finalement accuse les enfants.

Marie-France Pisier dit non ! et choisit son camp, celui de ses neveux et se fâche avec sa sœur avec laquelle elle était si liée.

Mon éducation religieuse revient parfois par des paroles de sagesse qui m’ont construit.

Et l’attitude remarquable et juste, oui juste de Marie France Pisier me font songer à celle-ci :

« Et si ta main droite est pour toi une occasion de chute, coupe-la et jette-la loin de toi; car il est avantageux pour toi qu’un seul de tes membres périsse, et que ton corps entier n’aille pas dans la géhenne. »
Evangile selon Matthieu 5:30

Pour Marie France Pisier, sa sœur était l’équivalent de sa main droite. Elle n’a pas accepté d’être entrainé dans sa chute, dans le mauvais combat ou dans le combat du mauvais côté.

Camilla Kouchner était l’invitée de Quotidien de Yann Barthès le 15 février et quand Yann Barthés lui a demandé ce que représentait sa tante pour elle, elle a répondu :

« Elle est essentielle.
Elle est essentielle à tout point de vue. C’était notre tante chérie. […]

Moi elle m’a écoutée, et elle m’a bousculée, elle m’a dit ‘fais toi confiance, il y a des choses qui sont autorisées et il y a des choses qui sont interdites. Ce qu’on m’a raconté est interdit.

Marie France était pleine de joie pleine de liberté.
Au bon sens du terme, pas au sens dévoyé du terme.
Elle était pleine d’inventivité, mais elle avait des limites.
Et là, elle a très clairement marqué la limite quand elle a appris ce qui était arrivé. »

Il faut davantage de Marie-France Pisier dans la société.

S’il nous arrive d’être confronté à de tels agissements et nous savons qu’il en est beaucoup, puissions-nous nous inspirer de Marie-France Pisier.

L’émission La grande librairie, n’est plus en ligne intégralement mais cette émission de BFMTV : « Affaire Duhamel, un si lourd secret » décrit fidèlement les faits que j’ai repris dans ce mot du jour.

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Vendredi 12 février 2021

« Beaucoup de gens ne se rendent pas compte du privilège extraordinaire que ce qu’est “être vivant” car nous n’aurons qu’une vie, il faut en profiter pour qu’elle soit belle pour soi et qu’elle soit bonne pour les autres, et utile si possible. »
Jean-Claude Carrière

Quel homme, quelle culture, quel talent !

Frédéric Pommier dans un tweet a écrit « Dans ma prochaine vie, je voudrais la carrière de Jean-Claude Carrière. ».

Je l’ai découvert, dans les chroniques matinales de France Inter qu’il a tenu seulement pendant quatre mois, entre septembre 2003 et janvier 2004. Il racontait pendant 3 minutes, à la fin de la matinale de France Inter, une histoire, une réflexion, une chronique historique, enfin quelque chose qui était en relation avec les événements du monde qui venaient d’être analysés par les journalistes d’information. Il l’a conceptualisé sous le nom « d’à-coté ». C’était toujours un moment de sagesse et de lumière.

Il était écrivain, scénariste, parolier, metteur en scène et acteur, mais lui se définissait comme « un conteur ». Il possédait aussi la voix chaude et profonde du conteur qui immédiatement captivait votre attention.

Ces « à-côté » ont fait l’objet d’un livre.

Une fois connu le nom de Jean-Claude Carrière, j’ai pu constater à combien d’œuvres exceptionnelles il a participé.

Annie, m’avait raconté avec plein d’enthousiasme le cycle du «Mahabharata» quelle avait vu au Théâtre du Bouffes du Nord, spectacle de 9 heures. Elle parlait de l’œuvre de Peter Brook, c’est-à-dire le metteur en scène. Mais le scénario avait été écrit par Jean-Claude Carrière en se fondant sur des textes de la tradition indienne.

<Slate> écrit :

« On songe évidemment à l’immense cycle du Mahabharata conçu aux côtés de Peter Brook en 1985, à l’intelligence des puissances de la scène déployées par les deux complices pour magnifier à des yeux occidentaux et ignorants l’immense saga hindoue.

Événement inoubliable, à Avignon, au Théâtre des Bouffes du Nord ou en tournée mondiale, pour tous ceux qui l’ont connue –et dont témoignera à nouveau le film réalisé par Brook à nouveau avec l’aide de Carrière, qui n’est pas une captation mais une nouvelle adaptation au sens le plus élevé, du théâtre vers le cinéma, par les mêmes auteurs– est un tour de force presqu’inimaginable. »

Et Peter Brook, de 6 ans son ainé, mais toujours vivant, lui rend hommage dans « Libération » :

« Jean-Claude a travaillé pendant dix ans à l’adaptation du Mahabharata, cette longue épopée en sanskrit. C’était comme si la pièce renaissait sans cesse. Pour cela, il fallait voyager, et on est partis partout en Inde, consulter les grands gourous et les peuples, voir les petites pièces qui se jouaient dans la rue, dans les théâtres les plus minables. On traversait des kilomètres en taxi, et immédiatement, pendant le trajet, Jean-Claude sortait son stylo et un calepin et il écrivait. Il ne cherchait pas la gloire, mais elle est venue malgré lui. Il a reçu un oscar [d’honneur, en 2014, ndlr], et des hommages extraordinaires. Il était unique, tellement doué, et tellement peu soucieux que ça se sache. Il évitait la décoration, détestait les jolies phrases, l’ornement. Et cherchant l’essentiel, il l’était, lui, essentiel.»

Dans ce même article le jeune réalisateur, Louis Garrel avec qui il a fait « L’Homme fidèle » en 2018 le décrit ainsi : .

« Jean-Claude était comme un immense arbre avec beaucoup de feuilles qui ne faisait de l’ombre à personne. « Je lui avais demandé de relire [un] scénario […] Il m’a donné un premier conseil toujours valable : “Quand tu as un problème avec deux personnages dans une scène, rajoutes-en un troisième qui écoute.” Il avait cet incroyable talent de savoir écrire ce qui pouvait prendre forme visuellement sur un écran. […] Il me faisait penser à cette phrase de Rimbaud : “Le monde est très grand et plein de contrées magnifiques que l’existence de mille hommes ne suffirait pas à visiter.” Sauf qu’il était l’inverse, il intégrait tous les signes du monde. Mais mille personnes n’auraient pas suffi à l’explorer.»

Et quand mon fils, Alexis, a travaillé un texte en classe qui l’avait beaucoup intéressé : « La controverse de Vallalodid », c’était encore un texte, un roman plus précisément de Jean-Claude Carrière qui narre ce débat historique voulu par Charles Quint et qui s’est tenu en 1550 au collège San Gregorio de Valladolid et qui a opposé le dominicain Bartolomé de las Casas, grand défenseur des peuples autochtones d’Amérique et le théologien Juan Ginés de Sepúlveda qui défendaient l’idée que l’enseignement chrétien n’empêchait pas de réduire en esclavage les indigènes pour le plus grand profit des bons chrétiens venus d’Europe.

Texte passionnant pour regarder en face ce crime qui a été commis pendant des siècles : l’esclavage.

Dialogue d’une grande richesse qui dans un téléfilm a opposé Jean-Pierre Marielle jouant Bartolomé de Las Casas et Jean-Louis Trintignant interprétant son contradicteur sous l’arbitrage du légat du Pape joué par Jean Carmet.

Il fut, bien sûr, le scénariste de Luis Bunuel, mais aussi de Jacques Tati « Les Vacances de monsieur Hulot », de Louis Malle « Viva Maria ! » et « Milou en mai », Milos Forman « Les Fantômes de Goya », Volker Schlöndorff « Le Tambour », Nagisa Ōshima « Max mon amour », Michael Haneke « Le Ruban blanc » et tant d’autres.

Il s’intéressait à toutes les cultures, à toutes les civilisations. Il s’est ainsi énormément intéressé au bouddhisme et a publié, en 1994, « La Force du bouddhisme » sur la base d’entretiens avec le dalaï-lama.

<Libération raconte> que dès ses 5 ans, il avait demandé à sa mère l’autorisation de placer un bouddha dans la crèche de Noël parmi les anges, les mages, les bergers, démarche que le curé du village, dûment consulté, autorisa.

L’obs a republié un dialogue de 2010 avec Jean Daniel dans lequel il exprime cette vision de nos fameuses valeurs universelles :

« Le mot « valeur » au sens que nous essayons d’utiliser aujourd’hui n’est pas traduisible dans quatre cinquièmes des langues de la planète. On ne peut pas traduire « valeur » en sanscrit, en chinois, en japonais, en persan… Cette notion même n’existe pas. Peut-on alors parler d’universalité à propos d’un mot qui ne se communique pas à d’autres pays et à d’autres peuples ? C’est une première remarque. La seconde est historique. Quand nous, Européens, parlons de valeurs universelles à d’autres Européens, nous faisons immédiatement allusion aux droits de l’homme et aux valeurs démocratiques et républicaines qui sont nées du travail des philosophes du XVIIIe siècle et qui ont été exprimées clairement par les révolutionnaires français.

Cette valeur, que nous voudrions universelle, n’existe donc que depuis peu de temps et dans peu d’endroits. De ce point de vue, les élus français de la Révolution se sentaient légitimes pour faire des lois qu’ils affirmaient universelles. Pour faire des lois universelles, il faut se référer à ces fameuses valeurs, comme si la valeur (laissons de côté la valeur marchande et militaire) était la transcendance de la loi. Comme si, avant de faire des lois, des décrets et des règlements, il fallait se référer à des valeurs « supra-existantes » et, pour employer un mot d’aujourd’hui, durables. Ces valeurs, ils les ont affirmées dans la « Déclaration des droits de l’homme » et dans d’autres textes avec beaucoup de lucidité. Ils les ont voulues si rapidement et brutalement universelles qu’ils n’ont pas hésité, dans certains cas, à les propager par la force armée.

[…] Il y a l’impérialisme culturel, c’est-à-dire le désir d’imposer aux autres des idées que nous croyons justes. Si quelqu’un me dit qu’il ne partage pas les idées que je veux lui inculquer et que je les lui impose par la force armée, je déclenche une guerre, alors que je tendais à l’universel. D’un autre côté, pour que des individus à l’intérieur d’une société et des peuples vivent ensemble le plus harmonieusement possible, il faut bien qu’ils respectent un certain nombre de valeurs, qui ne sont pas forcément transcendantales et universelles et peuvent être relatives. Quand on dit « valeur universelle » – j’ai beaucoup travaillé sur des cultures lointaines -, je me rebiffe. Je ne vois aucune raison d’imposer ma foi ou mon absence de foi à tel ou tel peuple très loin de moi. Mais en même temps je me dis : peut-être a-t-il quelque chose à prendre de moi, et moi de lui. Là, la notion d’universel devient différente. Elle devient valeur d’échange. Y a-t-il entre les peuples apparemment différents des expériences, des notions, voire ce que nous appelons (encore un mot intraduisible) des « concepts » à échanger ? C’est une vraie question. »

J’avais mentionné Jean-Claude Carrière dans le mot du jour <du 10 Juillet 2015> parce qu’il mettait en garde sur la captation du concept de spiritualité par les religions. Car spiritualité signifie « esprit », « pensée » alors que les religions, le plus souvent, conduisent à éviter de penser pour remplacer la recherche spirituelle par le «dogme».

J’avais aussi parlé de son livre « La Paix » publié en 2016 dans le mot du jour du <9 janvier 2017> et je le citais :

« On n’écrit jamais sur la paix comme s ‘il n’y avait rien à en dire, tandis que les ouvrages sur la guerre fleurissent de tout côté. »

La dernière fois que j’ai entendu sa chaude voix de conteur, c’est quand il était venu présenter son livre, consacré à la mort, « La Vallée du Néant » sur France Inter, fin novembre 2018 : <Le sens de la vie de Jean-Claude Carrière>.

Il explique qu’il est difficile de définir le « néant », « la mort » en le rapprochant à l’idée du « rien » dans lequel les hommes de toute culture et de tout temps, ont mis beaucoup de choses.

Il s’amuse de notre espérance : « Ce qui est formidable, c’est qu’on se dit toujours que quand nous serons morts, nous le saurons » et il cite Sénèque :

« Tout le monde sait qu’il doit mourir, mais personne n’a jamais su qu’il était mort »

Il fait aussi cette objection aux transhumanistes qui rêvent d’immortalité :

« Nous oublions que nous sommes condamnés à mort dès notre naissance […] la naissance n’est possible que grâce à la mort. Or, aujourd’hui, il est impossible d’accepter l’idée que nous devons un jour disparaître.

C’est l’obsession de l’immortalité qui nous pose problème. Interdire la mort serait aussi interdire la naissance. La fin de la mort ne saurait pas se concevoir sans la fin de la naissance. Or, interdire la naissance sur toute la surface de la planète, qui s’y risquerait ? »

Mais quand il évoque la mort, il parle de la vie, de sa vie :

« Quand je regarde en arrière, je me dis que si le petit garçon que j’étais avait su ce qui l’attendait… C’était tellement imprévisible. Je dois cela à une bourse de la République. Si j’ai une chose à dire, c’est “Vive la République !”

[…] Les gens qui craignent le plus la mort, qui en parlent beaucoup, qui la redoutent, qui, tous les matins, s’examinent, sont ceux qui, en général, vivent avec la mort tandis qu’ils sont encore vivants. Ce qui n’est pas du tout mon cas.

[…] Vieillir est le seul moyen que nous ayons trouvé pour vivre longtemps.»

Il explique par d’autres mots que si l’on ne sait pas s’il y a une vie après la mort, au moins nous devons nous imprégner de cette réalité qu’il existe une vie avant la mort

Et, il finit par cette ode à la vie, que j’ai choisi comme exergue de ce mot du jour :

« Beaucoup de gens ne se rendent pas compte du privilège extraordinaire que ce qu’est “être vivant” car nous n’aurons qu’une vie, il faut en profiter pour qu’elle soit belle pour soi et qu’elle soit bonne pour les autres, et utile si possible. »

Un peu plus de deux ans après avoir écrit cet ouvrage sur la mort, Jean Claude Carrière a quitté la communauté des vivants, le 8 février 2021. Sa fille a précisé qu’il était mort dans son sommeil et qu’il n’a pas été victime de la Covid19.

Il avait 89 ans.

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Mercredi 30 décembre 2020

« Une expérience spirituelle unique où les grandes sonates pour piano rencontrent les ragas indiens dans une fraternité universelle, celle que défendait sans cesse Beethoven »
Shani Diluka

Il faut bien terminer une série !

Comment terminer celle-ci, sur Ludwig van Beethoven ?

Un samedi matin de février, le lendemain de la saint valentin, Caroline Broué avait, dans son émission « L’Invité culture », donné la parole à une pianiste, que je ne connaissais pas.

Shani Diluka, est née le 7 novembre 1976 à Monaco mais ses parents sont srilankais. Elle est donc imprégnée de culture indienne.

Pourtant, elle a comme premier bagage artistique une solide formation de pianiste classique qu’elle a perfectionné d’abord au Conservatoire Nationale Supérieure de musique de Paris notamment auprès de François-Frédéric Guy dont j’ai parlé lors du second mot du jour de la série. Par la suite, elle a rencontré et travaillé avec Martha Argerich, Leon Fleisher, Maria Joao Pires et Murray Perahia.

Elle fréquente donc le gotha du cénacle des pianistes classiques. Elle a aussi enregistré les sonates de violoncelle avec le violoncelliste du Quatuor Alban Berg de Vienne : Valentin Erben.

Le site de <l’émission> de France Culture renvoie vers quelques titres de journaux :

« Interprète « hors norme » d’après Le Figaro, douée d’une « virtuosité ailée » pour le Classica, « l’une des plus grandes de sa génération » selon Piano Magazine , Shani Diluka est une artiste sensible à la vibration du monde. »

Je l’ai donc entendu parler de son dernier disque consacré à Beethoven.

Ce disque a pour nom « Cosmos ».

Elle y interprète 2 sonates de Beethoven, la célèbre 14 « Clair de lune » et la 23 « Appassionata ».

Mais elle a ajouté quelque chose de particulier : des musiciens indiens jouent avant et entre deux mouvements de la musique indienne : « des Ragas ».

Grâce à <Wikipedia> nous apprenons que « Le râga » ou râgam en tamoul  signifie attirance, couleur, teinte ou passion. Les râgas sont fondés sur les théories védiques concernant le son et la musique

Chaque râga est lié à un sentiment (rasa), une saison, un moment du jour.

Sur <Ce site> Shani Diluka donne son appréhension des ragas :

« Les ragas sont des formes ancestrales de la musique indienne. Les noms, qu’on retrouve sur le disque, existent depuis toujours. Le raga est composé de deux parties : le Alaap et le Gat. Le Alaap est l’introduction mélancolique des premières notes et représente l’âme humaine. Il est joué à la cithare. Il y a ensuite le Gat joué par les tablas : ici c’est l’intensité, le discours qui se développe. […] Il y a plusieurs modèles de gammes. Ces noms, ce sont les gammes. Elles existent depuis toujours. C’est à partir d’elles que le cithariste développe et compose un voyage. Il faut enfin savoir que chaque Raag est identifié et correspond à une idée. Par exemple, Darbari fait référence au moment où les rois attendaient le peuple qui venait se présenter et discuter. Dans le menuet du Clair de Lune, on a le menuet qui est une danse de cour, puis vient, dans la partie du trio, une danse paysanne. Beethoven arrive, en une page, à faire se rencontrer la noblesse et le peuple. Vous voyez pourquoi, dans Cosmos, ce moment de la sonate est appuyé par le Raag Darbari. […] Restent les ragas du crépuscule ou du coucher du soleil. Et ces sonates qu’on écoute, comme traversées d’une nouvelle lumière, sans jamais être perverties ou détournées de leur nature profonde. »

Pourquoi Shani Diluka s’est-elle crue autorisée à créer cette cohabitation disruptive en créant un pont entre l’occident et l’orient ?.

C’est ce qu’elle a expliqué dans l’émission et qui a éveillé ma curiosité à un point suffisant pour que j’achète et j’écoute son disque.

La raison en est que Ludwig van Beethoven s’était intéressé à la spiritualité indienne, à travers des textes ancestraux qu’il avait recopiés, surlignant certains mots lui paraissant essentiels : soleil, éther, Brahma. Shani Diluka a poursuivi le projet de mettre en lumière les liens du compositeur allemand avec la culture orientale.

Pour ce faire, elle s’est associée à deux musiciens indiens, Mehboob Nadeem et Mitel Purohit, joueurs de Sitar et de tabla, faisant ainsi dialoguer Beethoven et la musique traditionnelle indienne.

Dans le livret accompagnant le disque elle écrit :

« Ce compagnon de route m’a guidée depuis toujours, de l’intégrale des sonates de violoncelle que j’ai enregistrée avec le légendaire violoncelliste du quatuor Alban Berg Valentin Erben, à l’intégrale des concertos pour piano joués régulièrement en concert, il était normal que je me plonge dans ses écrits tout au long de ce chemin. Beethoven tenait en effet des correspondances intenses, balayant tous les sujets, parcourant toutes les humeurs.
Mais quelle fut ma surprise en découvrant, parmi les documents authentifiés en 1926 par le musicologue J.S. Shedlock, des textes mystiques indiens recopiés à la main par Beethoven lui-même, qui de plus avait surligné certains mots essentiels : Soleil, éther, Brahma. Il existe donc un lien historique incontestable entre Beethoven et la culture indienne : à la recherche de la profondeur de cette culture et fasciné par la traduction de ces « Upanishads » sortie en 1816 en Allemagne, il s’est bel et bien plongé dans ces textes ancestraux, au même titre que Schopenhauer qui s’en imprégna, ou que Goethe découvrant le grand poète perse alors qu’il composait son dernier recueil majeur, le Divan oriental-occidental. On découvre ainsi un Beethoven mystique, dans sa recherche sur l’homme et le cosmos, et surtout curieux des autres cultures. »

Nous apprenons donc que Beethoven s’est tout de suite procuré les traductions des Upanishads parus en 1816. Dans un entretien, Shani Diluka répond :

« Cette découverte a été un choc. Se dire que Beethoven pouvait s’intéresser à la culture indienne, à cette époque-là ! Il est très touchant de voir que l’Orient, et donc l’étranger, était alors une inspiration pour une manière nouvelle de penser. Cette ouverture d’esprit m’a réellement émue car avant même d’être compositeur, Beethoven était un grand humaniste. Cela même dont nous avons tant besoin aujourd’hui. […] On ne connait pas assez Beethoven dans sa dimension philosophique. En lisant le dernier livre de Nathalie Krafft [Beethoven par lui-même] par exemple, on se rend compte qu’il s’intéressait à la mythologie grecque, à la cosmologie, à la logique kantienne, sans oublier Shakespeare. Je pense qu’il était quelqu’un qui s’est posé, de façon fondamentale, beaucoup de questions d’ordre philosophique pour trouver un sens à sa vie. » »

<Voici ce que cela donne> une introduction de 1’40 de raga avant que la pianiste entame le début de la sonate « Clair de lune ». Dans cet <extrait> Shani Diluka explique sa compréhension de cette même sonate uniquement avec le piano.

Dans l’émission de France Culture elle dit

« Pendant la moitié de sa vie, Beethoven n’entendait pas une note de musique. Il a transformé ce handicap en force extraordinaire, en beauté. Son parcours est une forme de voyage spirituel d’un homme en grande souffrance qui a su relier l’homme au divin. Quand je joue une de ses sonates, de sentir sa relation au monde apporte une force supplémentaire à mon jeu. […]

Pour moi il était important de respecter ces deux grandes musiques : je ne voulais pas les transformer, ou les fusionner mais rester dans le dialogue. C’est une sorte de lien organique qui doit les unir : dans ces grandes cultures il y a une grâce. Et cela m’a émue de les faire rencontrer à ce niveau. »

Et dans le livret de son disque elle ajoute :

« En l’occurrence, nous retrouvons ici deux de ses plus grandes sonates : le « Clair de lune » op. 27 n° 2 et l’« Appassionata » op. 57. Ce choix est délibéré : en raison de sa proximité existentielle, d’une part avec le testament d’Heiligenstadt où il confronte l’idée de Mort à celle de Beauté, qui sauve et élève, et d’autre part avec les éléments liés à la Nature et au rythme du temps, qui rejoignent la relation des ragas aux dimensions terrestres et célestes. Ainsi la construction de cet album est avant tout basée sur le respect de chaque grande tradition associant les artistes indiens de très haut vol que sont Mehboob Nadeem au sitar et Mitel Purohit au tabla, et sur le dialogue organique et les entrelacs entre ces deux grandes musiques dites toutes deux « classiques ».

Ici, chaque monde révèle l’autre et même parfois d’autres mondes. […]. Le sitar tel un Orphée ressurgit paré de lumière divine. Les leitmotivs mélodiques et rythmiques beethovéniens sont en effet la base inspirante des choix de ragas et de leurs improvisations. Par ailleurs, le spectre sonore imaginé par Beethoven avec ses pianos à cinq pédales, par exemple, et ses longues résonances, que l’on retrouve dans les sonates, concertos ou derniers quatuors à cordes, semblent appeler et faire miroiter le spectre et les résonances du sitar, ouvrant ainsi la porte aux infra-mondes en parallèle avec les quarts de ton dans la musique indienne… »

La surdité de Beethoven lui a-t-elle permis de pénétrer irrémédiablement le monde de l’invisible à tous les niveaux ? Si l’on approfondit l’œuvre de Beethoven comme l’on traverserait un cœur rempli de larmes, on rentre étrangement dans une intimité qui devient nôtre. L’âme voyage ainsi au-dessus des pays, au-dessus des frontières, vers ce qui nous unit tous au cosmos. Cette relation n’a jamais été explorée en concert ou en enregistrement. Cet album inédit offre donc une vision nouvelle du grand Beethoven. Comment cette idée de transcendance s’inscrit-elle dans notre monde contemporain et mondialisé ? Beethoven en donne le sens le plus noble : la beauté et la grâce appartiennent à toutes les cultures. Étant moi-même entre deux mondes, originaire du continent indien et issu de l’école de piano allemande, ce lien entre Beethoven et l’Inde prend à mes yeux tout son sens. En quête perpétuelle d’élévation, la recherche dans les contrées mystiques indiennes à cette époque est tout à fait exceptionnelle. Quelle belle leçon de pensée il y a plusieurs siècles, représentant l’Orient, « l’étranger », comme signe de bienveillance et d’enrichissement grâce à la découverte de nouvelles visions du monde.
La beauté et l’élévation sont dans toutes les cultures, la réconciliation de l’homme avec lui-même est possible : tel est le but de ce projet à travers les grands idéaux beethovéniens. J’ai donc imaginé une expérience spirituelle unique où les grandes sonates pour piano rencontrent les ragas indiens dans une fraternité universelle, celle que défendait sans cesse Beethoven, rappelant ainsi le message de dialogue et de paix initié il y a quelques années par Ravi Shankar et Yehudi Menuhin. »

<Ce site> apprécie ainsi le disque Cosmos :

« Cosmos est un disque qui interpelle, au bon sens du terme. Avec les fils qu’il tisse entre deux grandes traditions musicales sans jamais céder à la facilité de la fusion entre elles, ce disque pose la question de la place de l’homme au sein d’un univers si vaste que la seule tentation du conflit entre les cultures en devient obsolète et vaine. Shani Diluka perpétue la tradition de ces grands interprètes qui lisent la musique comme un texte de sagesse, posant ainsi une pierre personnelle sur le chemin de ceux qui ont pour religion la profondeur et l’exigence au service de l’humanité. Cosmos est un disque profond qui nous élève »

Comment finir la série sur Beethoven constituait la question posée en début d’article.

Ma réponse est de montrer une part supplémentaire de son universalisme.

Dans sa surdité, dans son enfermement dans le silence centré sur sa destinée d’écrire une musique imprévisible pour les « temps à venir », il a continué à rester ouvert à la sagesse et à la culture humaine issues de civilisations situées dans d’autres contrées de notre planète et à s’en nourrir.

Daniel Barenboim a dit

« Il y a tout chez Beethoven : le tragique, le dramatique, la tendresse, l’épique, l’humour… Tout. Sauf la superficialité. Sa musique est en liaison permanente avec tout ce qui fait la condition humaine »
Daniel Barenboïm cité par Christine Mondon « Incomparable Beethoven » page 181

Shani Diluka a aussi rapporté dans l’écrit qu’elle a joint à son disque :

« Romain Rolland dira […] que Beethoven a su atteindre « le sourire de Bouddha » dans l’Op. 111. »

Cette 32ème sonate opus 111 compte deux mouvements. Je pense que Romain Rolland pensait plus précisément au deuxième mouvement : l’Arietta.

De manière factuelle nous sommes en présence de variations. Mais du point de vue du mélomane et de l’humain, nous sommes en présence d’une immense méditation qui passe par toutes les diversités et richesses des sentiments et l’exploration intime bouleversante de notre humanité..

Alfred Brendel a dit : « L’opus 111 est à la fois une confession qui vient clore les sonates et un prélude au silence. »

Tout au long de cette série, j’ai renvoyé vers les musiques les plus exigeantes, les plus modernes et aussi les plus géniales qu’il a écrites.

Nous sommes ici, une fois encore sur un sommet.

Il faut, bien sûr, être prêt à accueillir cette musique. Il faut donc rechercher le calme et l’ouverture de tous nos sens pour se concentrer exclusivement sur la cathédrale de sons que Beethoven a écrite uniquement avec des notes de musique jouées par un piano.

<J’invite à écouter Alfred Brendel jouer cet Arietta>

Post scriptum : J’exprime ma (notre ?) gratitude à Ludwig van Beethoven d’avoir mené si haut, si loin et si profondément l’Art qu’homo sapiens a su créer et ainsi révéler la part la plus belle et la plus précieuse de notre espèce.

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