Vendredi 23 septembre 2016
«Laïcité
Le cadre laïc se donne les moyens de faire coexister sur un même territoire des individus qui ne partagent pas les mêmes convictions, au lieu de les juxtaposer dans une mosaïque de communautés fermées sur elles-mêmes et mutuellement exclusives »
D’abord une petite anecdote, quand je vais à mon travail le matin et que je prends le bus C25, j’emprunte la rue André Philip, car il fut député du Rhône et résistant. En outre, Le maire de mon arrondissement, le 3ème de Lyon, est Thierry Philip qui est le petit-fils de cet homme qui était d’origine protestante.
Régis Debray affirme que ce propos qu’André Philip a tenu à la Tribune de l’Assemblée Nationale en 1945, constitue la définition la plus sobre et la plus exacte du terme de laïcité dont il est beaucoup question ces temps-ci.
Car la laïcité ne fait pas l’objet d’une définition explicite dans nos textes fondamentaux. Notamment la loi de 1905, de la séparation de L’Église et de l’État, ne la définit pas et même le mot de laïcité n’y figure pas, pas plus que celui de religion remplacé par le mot de culte.
La laïcité est une « originalité française » affirme Régis Debray.
Et il introduit ce sujet de cette manière :
« Qu’avons-nous donc en commun, vous et moi ? à part le français pour s’exprimer et dans le meilleur des cas des papiers en règle dans la poche. Qu’est ce qui relie 60 millions de nombrils juxtaposés dans un même hexagone ? Qu’est ce qui peut, en cas de crise, empêcher un espace de solidarité de voler en éclat ? Comme cela se voit en ce moment même dans une dizaine de pays. Avec la centrifugeuse du tout à l’ego et les réclamations communautaires, c’est une question qu’on commence à se poser dans la France du chacun chez soi.
Nous cherchons tous un principe symphonique capable de faire un « Nous ». C’est d’ailleurs le cas de tous les agrégats humains, tant qu’ils rechignent à se désagréger. Oui ! L’unité d’un mille-feuille, c’est cela l’exploit à recommencer chaque jour et partout. […] faire d’une multitude de populations, un peuple […]. [La devise des Etats-Unis] résume cela très bien : « E pluribus, Unum » c’est-à-dire « Faire de plusieurs, Un » »
<Wikipedia>, nous apprend que cette devise empruntée à un poème attribué à Virgile fut considérée comme la devise des États-Unis jusqu’en 1956 quand le Congrès des États-Unis passa une loi (H.J. Resolution 396) adoptant « In God We Trust » (« En Dieu nous croyons ») comme devise officielle. Il me semble que cette évolution, qu’on pourrait qualifier de théocratisation des USA, est loin d’être neutre et explique beaucoup de malentendus ou d’incompréhensions entre les Etats-Uniens et les Français.
Mais pour revenir au propos introductif de Régis Debray, il pose cette question : « La question préalable qu’on pourrait poser aux 193 États réunis aux Nations-Unies : Comment faites-vous chez vous ? »
Et il ajoute pour la France : « la manière d’y répondre a un nom : laïcité »
Je ne doute pas que le texte de la constitution de 1958 constitue un de vos livres de chevet.
Toutefois, je me permets de vous en rappeler l’article 1 :
« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. »
Ce mot ne figure pas dans la constitution fédérale américaine, ni la constitution fédérale allemande, ni dans aucune constitution d’un Etat européen. C’est Régis Debray qui l’affirme.
Dans les autres pays
« Ce que professe, l’état de Droit des pays occidentaux ordinaires c’est la liberté de croyance. [Ce qui est fort différent]. Cela n’exclut pas qu’une religion puisse être une religion d’Etat à condition qu’elle ne constitue pas une atteinte aux droits des autres citoyens qui n’adhèrent pas à cette religion.
En Allemagne, par exemple, l’Etat recouvre le denier du culte par l’impôt. En Grande Bretagne, le chef de l’Etat, aujourd’hui la Reine est le chef spirituel de l’Eglise anglicane, depuis Henry VIII. L’Eglise orthodoxe est reconnue comme religion principale en Grèce. En Italie où le blasphème (Comme en Grande-Bretagne) continue à constituer un délit, les crucifix ornent toujours les salles de classe et les salles des tribunaux.
On comprend, dès lors, que notre pays offre à tous les fous de Dieu une cible de choix. »
Notre pays n’est pas en odeur de sainteté, auprès de ses propres homologues.
[Ainsi] la France est dans un statut d’accusé dans une liste de 28 États où la liberté de conviction est dite maltraitée ou minorée.
C’est dans un rapport de l’ONU de 2004 traitant de la liberté de religion dans le monde.
Voici un article qui parle de ce rapport à l’égard de la France. <Ici> vous trouverez ce rapport dans son intégralité.
Régis Debray explique que « [dans notre pays] le contrôle et la répression des sectes et le fait de ne pas donner des droits particuliers à des minorités sont tenus aux Etats-Unis pour des atteintes aux droits humains. D’ailleurs le mot « secte » est tenu chez nous pour un terme péjoratif, ce qu’il n’est pas du tout dans le monde anglo-saxon. »
On se souvient que les autorités américaines s’étaient notamment émues, du « mauvais traitement » que la France infligeait à l’Eglise de la Scientologie.
Mais pour cette « secte » en particulier qui compte parmi ses rangs John Travolta, Tom Cruise, Chick Correa, la France n’est, pour une fois pas seule, et par exemple l’administration de Bill Clinton est intervenue auprès du gouvernement d’Helmut Kohl pour défendre cette organisation qui lui semblait malmenée en Allemagne.
Même le droit européen sous hégémonie anglo-saxonne et en particulier les derniers arrêts de la Cour Européenne des droits de l’homme mettent la France en difficulté par la création de ce nouveau concept « la libre jouissance des droits à la liberté religieuse ».
La définition et la traduction de la laïcité française, pose beaucoup de soucis dans quasi toutes les langues du monde.
Originellement le laïc s’oppose au clerc.
Le droit canon de 1983 de l’Église catholique définit précisément ces deux catégories (canon 207 §1) :
« il y a dans l’Église, parmi les fidèles, les ministres sacrés qui en droit sont aussi appelés clercs, et les autres qui sont aussi appelés laïcs. ».
Le laïc est donc, au sens catholique, un croyant mais qui n’a pas été consacré dans un ministère et qui dès lors n’a pas, en principe, le droit d’administrer un sacrement de l’Eglise ou de tenir la messe.
C’est donc, comme le dit Debray, un contre-sens de faire de la laïcité un outil contre les religions :
« La confusion la plus navrante qui sévit dans le monde arabo musulman, c’est la traduction de « laïc » par « sans religion » ce qui dans ce monde est une insulte. C’est un lamentable contre-sens. [D’ailleurs] la laïcité qui fut créée par la 3ème République fut en grande partie l’œuvre de croyants protestants. […] La laïcité n’est pas un athéisme soft, elle n’est pas un parti pris anti religieux. »
C’est à ce stade qu’il en vient à l’intervention orale d’André Philip à l’Assemblée constituante de 1945 :
« Le cadre laïc se donne les moyens de faire coexister sur un même territoire des individus qui ne partagent pas les mêmes convictions au lieu de les juxtaposer dans une mosaïque de communautés fermées sur elles-mêmes et mutuellement exclusives ».
Pour Debray : Tout est dit.
D’abord, un cadre qui peut se remplir comme on veut, par la sagesse et la spiritualité que l’on souhaite.
Ensuite un territoire, c’est-à-dire un ancrage territorial, une nation.
Nous n’avons pas affaire à une morale atmosphérique mais à un cadre juridique.
La coexistence qui évite la juxtaposition d’une mosaïque de communautés fermées sur elles-mêmes et qui risquent ainsi de se haïr les unes les autres.
Et il ajoute :
« La laïcité est un cadre de coexistence qui ne prétend pas au statut d’idéologie. La laïcité met la transcendance en autogestion, elle donne à chacun la liberté de remplir le cadre comme il l’entend tant qu’il respecte la règle du jeu.
Quand on a une foi, on a une conviction et une conviction ce n’est pas une opinion ! On ne prend pas le mors aux dents pour une opinion, il nous arrive d’en changer [d’opinion] et même d’en rigoler de bon cœur. […] Nous avons des colères mais elles sont courtes. […] Une opinion, ça ne se blesse pas et ça ne crie pas vengeance.
Mais il y a en Europe, des minorités et à nos frontières des peuples entiers quoi n’ont pas des opinions mais des convictions. […]
Une Foi religieuse cela engage le corps et l’esprit. Et certains croyants sont même capables de donner leur vie pour ce qu’ils croient être leur cause.
Et ceci pose un grand problème de coexistence, parce qu’il n’est jamais facile de vivre quand on a une conviction, au milieu de gens qui ont en d’autres, non moins fortes et susceptibles que les vôtres.
Et c’est encore plus difficile de faire cohabiter des « je m’enfoutiste » et des illuminés, des gens à sang froid et des gens à sang chaud. »
Et comme le fait remarquer le philosophe, l’accélération des migrations et des mélanges de population que nous vivons augmente encore la tendance naturelle de tout le monde animal, dont fait partie le genre humain, du rejet viscéral du dissemblable.
Mais le philosophe est vigilant est nous met en garde :
« Notre laïcité est un chef d’œuvre en péril qui non seulement doit faire face à l’isolement international mais aussi à des menaces à l’intérieur de notre pays. »
Pour la menace intérieure, il parle d’une triple crise d’autorité : 1/ le Vrai, 2/ l’Etat, 3/ L’Ecrit.
D’abord le Vrai :
« L’unité du peuple humain a pour preuve, pour garantie, l’universalité du savoir : Il n’y a pas de mathématiques luthériennes, il n’y a pas de physique hindouiste ou de chimie coranique. Or, le Savoir cela ne se transmet pas par des gènes ou par des prières. Cela se transmet par un enseignement. La république laïque, elle est enseignante ou elle n’est pas. Son pivot c’est l’Ecole. […] Les convictions sont particulières et la règle de trois, elle est universelle. [Et il faut que l’on sache séparer l’un et l’autre, que la création de l’univers en 7 jours ou l’infériorité congénitale de la femme n’aient pas le même statut que le raisonnement scientifique] »
L’apprentissage de la Raison rend l’individu libre des opinions, les siennes propres comme celle des autres. Mais probablement à cause d’Hiroshima et d’autres fractures de notre monde technologique, la confiance en la science et dans le progrès a reculé. […] Ainsi un ami de Régis Debray, professeur de SVT qui expliquait la formation de la croûte terrestre a vu au fond de sa classe, une main se lever pour lui dire que si telle était son opinion à lui (au professeur) et il en était libre, lui élève il en a une autre parce qu’il la tient de l’imam de son quartier…
Et Régis Debray de conclure :
« Quand le socle du savoir tremble, l’idée républicaine n’est plus sûre de ses bases ».
Je résumerai plus rapidement les deux autres facteurs d’inquiétude.
L’Etat : Le désarmement de la puissance publique par rapport à la privatisation du Monde. Toutes les mesures de laïcisation ont été le fruit d’une volonté politique, c’est-à-dire d’en haut vers le bas. De l’Etat vers la société. Ce fut le cas de la 3ème République en France, de l’Etat Kemaliste en Turquie ou de la volonté politique de Bourguiba en Tunisie.
Encore faut-il un Etat, ajoute t’il et d’expliquer que l’Etat a perdu peu à peu de sa consistance.
Enfin l’écrit. Aujourd’hui nous sommes entrés dans le monde des écrans.
Or l’écran préfère l’image à l’écrit.
Et l’image appelle davantage à l’émotion qu’à la réflexion, au court terme qu’au long terme qui s’inscrit dans l’écrit.
Or la laïcité s’inscrit dans la durée.
Et il ajoute « La partie n’est pas perdue mais il faut attacher sa ceinture parce que ça va secouer »
Et en conclusion, il se permet un avertissement :
« La laïcité n’est pas le laïcisme. La laïcité ne cherche pas à neutraliser, à aseptiser la société en la nettoyant de toute trace de religiosité.
Ce serait totalitaire et parfaitement idiot. [..]
Le religieux ce n’est pas le spirituel. Le spirituel cela concerne la vie intérieure. […]
Le religieux ça se professe en dehors et en public. Cela crée des processions, des associations, des journaux.
Le religieux c’est même fait pour cela, pour arborer des signes extérieurs d’appartenance.
Ne faisons pas de notre laïcité une anti-religion pour ceux qui n’ont en pas, dans le sens « ôte toi de là que je m’y mette ». Soyons plus modeste.
Il ne faut pas demander à la laïcité, ce qu’elle ne peut nous donner […]
La laïcité est une construction juridique et une législation ne donne pas un sentiment d’appartenance, d’entraide mutuelle et de fierté collective.
La laïcité ne répond pas aux questions fondamentales : d’où venons-nous, où allons-nous ? […]
La laïcité ne peut pas remplacer la religion sinon elle devrait devenir elle-même une religion.
Et si elle devenait une religion, elle ne serait plus ce qu’elle est : elle serait la religion de certains contre d’autres et non pas un cadre de coexistence de plusieurs valeurs, simplement une valeur parmi d’autres. »
Oui la laïcité n’a rien de comparable avec la religion, elle ne saurait prétendre à ce rang qu’en se reniant elle-même.
Je trouve la réflexion de Régis Debray sur ce sujet de laïcité encore, s’il est possible, plus accomplie que sur les autres sujets abordés cette semaine.
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