Mercredi 21 février 2018

« Mais la réalité, c’est qu’on n’a jamais eu autant de temps et de très loin ! »
Jean Viard

L’hebdomadaire « Le Un » du 17 janvier qui pose la question de la nécessité de ralentir a donné la parole au sociologue Jean Viard qui a consacré beaucoup d’études et d’ouvrages au temps libre, notamment en 2015 <Le triomphe d’une utopie, la révolution des temps libres>

Trois mots du jour lui ont été consacrés jusqu’ici (13 avril 2015, 10 avril 2015, 4 septembre 2014).

Il a l’habitude de mesurer le temps de vie, le temps libre, le temps de travail en heures. C’est parfois déstabilisant, mais c’est très explicite.

A la question pourquoi parler en heures ? il répond :

« Si je [parle] en termes d’âge, vous allez imaginer de vieilles personnes chenues. 700 000 heures, c’est une quantité homogène à « consommer » ».

700 000 heures ? C’est l’espérance de vie moyenne en Europe aujourd’hui.

Contre 500 000 heures avant 1914. Aujourd’hui, une petite fille qui vient de naître devrait vivre 800 000 heures. On a gagné plus de dix ans d’espérance de vie depuis 1945, on en avait déjà gagné dix depuis le début du XXeme siècle.

Mais la question qui nous occupe est le manque de temps que nous ressentons parfois si intensément, de sorte que nous courrons tout le temps, que nous voulons tout faire très vite.

Alors quand on se penche réellement sur ce sujet avec l’aide de Jean Viard, nous nous heurtons à un paradoxe.

« Il y a un siècle on vivait 500 000 heures, on dormait 200 000 heures, un ouvrier ou un paysan travaillait 200 000 heures. Il restait 100 000 heures pour faire autre chose.

Nous, on vit 700 000 heures, on travaille environ 70 000 heures – une base de 42 ans de travail à 35 heures donne même 63 000 heures – et on fait environ 30 000 heures d’études. Résultat : après le sommeil, les études et le travail, il reste 400 000 heures pour faire autre chose.».

Je sais, dès ce moment d’écriture, que des lecteurs attentifs vont protester en remarquant que ce résultat de 400 000 heures est obtenu en laissant les heures de sommeil à 200 000 alors que le temps de vie a augmenté de 7/5 et qu’en principe le temps de sommeil devrait augmenter de 7/5. Mais non ! Nous dormons beaucoup moins que nos aïeux. Et 200 000 heures de sommeil pour 700 000 heures de vie, représente 7 heures de sommeil par jour, ce qui est bien la moyenne contemporaine admise.

Nous sommes donc passés de 100 000 heures à 400 000 heures de temps dont nous pouvons disposer et nous avons de moins en moins de temps !!!

Pourquoi ?

Jean Viard répond d’abord :

« Nous sommes entrés dans une société d’hyperconsommation du temps : l’offre de choses à faire augmente plus vite que celle du temps disponible qui est pourtant […] en rapide augmentation. On peut allumer 36 chaines de télévision, lire quantité de livres, prendre l’avion pour voyager partout et la pression d’Internet est constante…

Mais la réalité, c’est qu’on n’a jamais eu autant de temps et de très loin.»

L’article de Jean Viard est particulièrement intéressant je ne peux qu’en picorer quelques fulgurances comme ce constat qui me semble affligeant mais que lui positive :

« On s’est inventé de nouvelles contraintes. Souvent sous la pression des « marchands de temps libre ». La télévision, c’est 100 000 heures. Autant que le travail et les études. Depuis que la télé a été inventée, l’espérance de vie a été prolongée de 100 000 heures. Toute cette vie nouvelle, on la passe devant la télé. Or on nous dit que la télé tue le lien social : c’est faux. Elle ne prend pas sur le lien social, mais sur le cimetière. Et on est mieux devant la télé qu’au cimetière… »

A la question fondamentale : comment se manifeste la collision de la vitesse et du temps ? il répond :

« Il faut établir le lien entre la vitesse et la polyactivité : l’enjeu est d’aller plus vite et de faire plusieurs choses en même temps. Le phénomène de l’accélération est intéressant. […] La vitesse s’allie à la densité. Notre temps libre a acquis une densité comparable à celle de notre temps de travail. Si un enfant n’est pas occupé par trois activités en plus de l’école, on considère qu’il « va rater sa vie »…On empêche les enfants de s’ennuyer. Or les moments d’ennui font partie de ceux où l’on se met à réfléchir ! »

En plus de la télévision et aujourd’hui de tous les autres écrans les gens passent leur temps supplémentaire à de multiples activités :

« Des millions de français peignent, font de la musique, voyagent, jardinent, s’engagent dans une association, bricolent, voire construisent leur maison. A ne s’intéresser qu’à ce qui se vend, on oublie que l’autoproduction domestique est un enjeu majeur de qualité de vie. Voyez aussi tous ceux qui écrivent. En vérité, ils le font moins pour être publiés que pour reprendre le pouvoir sur leur propre temps.

Historiquement, le temps a appartenu à Dieu, puis au travail après 1789. Maintenant le temps est à nous.

[…] Comme le temps est à nous, nous n’acceptons plus de le perdre, […] que l’autre nous prenne ce qui nous appartient. […]

La société numérique relie les individus autonomisés et les reprend dans ses rets en les bombardant de messages, en recréant un sentiment d’urgence. On se croit sommé de répondre. C’est là qu’il faut savoir reprendre le pouvoir. Vivre en somme. »

Au terme de cette démonstration et de ces réflexions, nous n’avons aucune raison de douter que les humains que nous sommes, n’avons jamais eu autant de temps pour nous.

Et comme le disait Giono, cité hier : «  Nous avons oublié que notre seul but, c’est vivre et que vivre nous le faisons chaque jour »

Vivre et ralentir pour savourer davantage le goût de la vie qui nous est offerte.

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Une réflexion au sujet de « Mercredi 21 février 2018 »

  • 21 février 2018 à 10 h 41 min
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    Camus disait que l’oisiveté n’est fatale qu’aux médiocres (on la dit pourtant mère de tous les vices!) .
    Je crois que la vitesse et la polyactivité non maîtrisées constituent de réels dangers, elles entraînent par excès la perte d’intérêt, l’affaiblissement du goût et potentiellement une disparition de la joie de vivre. Dommage car notre société offre des possibilités fabuleuses, même avec des moyens limités mais peut-être compte-t-on trop sur les autres pour atteindre notre plaisir, comme dans la chanson de Françoise Hardy,
    « Etonnez moi Benoit
    Etonnez-moi car de vous à moi
    Cela ne peut pas
    Cela ne peut pas durer comme ça
    Car de vous à moi
    C’est fou c’ qu’on s’ennuie ici »

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