Vendredi 10 mars 2017

Vendredi 10 mars 2017
« Steve Job a fini par reconnaître que le logo de la pomme croquée d’Apple faisait référence à la pomme empoisonnée avec laquelle Alan Türing avait mis fin à ses jours »
Michel Serres

J’ai écrit que j’ai acquis le livre « Darwin, Bonaparte et le samaritain » et j’ai donc pu vous en parler directement et non seulement à travers l’interview ou des articles qui lui sont consacrés. J’ai fait de même avec le livre sur Hergé et Tintin. En revanche, je n’ai pas fait de même avec le troisième ouvrage.

Le dernier livre de Michel Serres évoqué lors de l’entretien KTO est « La légende des anges », publié en 1993 et republié le 12/10/2016.

Les anges sont porteurs de messages, de nouvelles. C’est pour cela que Michel Serres utilise ce vecteur pour « raconter » notre monde de communication et de réseaux ou des milliers de messages sont transportés chaque jour.

Michel Serres désigne 3 anges :

<Hermès> qui dans la mythologie grecque est le dieu de l’Olympe chargé de porter les messages des dieux. Il correspond au Mercure des Romains.

<Gabriel> Gabriel est quant à lui le porteur de messages des 3 religions monothéistes . Il semble qu’il apparaisse d’abord, dans la Bible hébraïque dans le livre de Daniel où il apparaît au prophète Daniel pour que ce dernier puisse annoncer ses prophéties.

Dans le Nouveau Testament, il annonce à Zacharie que sa femme Elisabeth aura un fils qu’il appellera Jean, puis il annonce la naissance de Jésus à la Vierge Marie : c’est l’Annonciation des chrétiens.

Enfin dans l’Islam, c’est encore l’ange Gabriel qui révèle les versets du Coran à Mahomet dans la grotte de Hira.

Mais de manière plus surprenante le troisième ange de Michel Serres est <Alan Turing>

J’ai fait référence la première fois à Alan Turing, lors du mot du jour du 31/12/2013, il s’agissait du mot du jour N° 212 et celui qui a exprimé ce regret était Chris Grayling Ministre de la Justice britannique :

«Son apport a été décisif pour briser le code Enigma, contribuer à mettre fin à la guerre et sauver des milliers des vies Sa vie a plus tard été assombrie par sa condamnation pour homosexualité, condamnation que nous considérerions aujourd’hui comme injuste et discriminatoire, et qui est désormais annulée.»

La reine d’Angleterre avait accordé, enfin, le 24 décembre 2013, une grâce posthume à Alan Turing, 59 ans après sa mort.

Alan Turing est resté dans l’histoire comme l’homme qui a mis au point la machine électromécanique ayant servi à « casser » le code « Enigma » utilisé par les sous-marins allemands pendant la Seconde Guerre mondiale.

Cette invention avait donné un avantage considérable aux Alliés face à l’Allemagne nazie.

Certains considèrent même que Turing est le père de l’informatique moderne parce qu’il est parvenu à définir les critères de l’intelligence artificielle.

Malgré son apport immense à la victoire des alliés, il a été condamné pour homosexualité. Il a été contraint à subir une castration chimique en 1952.

Il est donc assez normal que Michel Serres qui avait pour objet de décrire le monde de réseaux d’aujourd’hui, de mettre en lumière celui qui est un des inventeurs de l’informatique.

Et Michel Serres lors de l’interview avec Emmanuelle Dancourt reprend l’aveu tardif du créateur d’Apple que le fameux logo est un hommage à Alan Türing.

<Le site de France Info reprend cette thèse> :

« D’abord, le logo est une pomme car c’est le nom de la marque, en anglais. […]

Mais pourquoi la pomme est-elle croquée? En fait, c’est un hommage à l’anglais Alan Turing, génial mathématicien, qui pendant la Seconde Guerre mondiale, a réussi à décrypter le code secret des nazis, généré par leur fameuse machine Enigma. Sans Turing, les Alliés auraient perdu la bataille de l’Atlantique, et peut-être la guerre contre le nazisme. Turing est un héros immense. On considère qu’il a inventé l’ordinateur et l’informatique. Oui, mais il était gay, et à l’époque c’était un délit. La justice britannique le condamna à la castration chimique. Officiellement, il fut inculpé « d’indécence manifeste et de perversion sexuelle « . Désespéré, humilié, il préféra se suicider en 1954, à 42 ans, en mordant dans une pomme empoisonnée au cyanure, comme Blanche-Neige, qu’il adorait.

En fondant Apple, Jobs et Wozniak lui rendirent cet hommage. Leur pomme (arc-en-ciel, signe du mouvement gay) porte la mortelle morsure. […]

Au passage, savez-vous pourquoi les ordinateurs portables Apple ont ils été baptisés « MacIntoch » (plutôt que s’appeler poétiquement D630 ou H-50-NF comme leurs concurrents) ? Parce que Jef Raskin, l’ingénieur d’Apple, qui a créé le premier modèle de Mac au début des années 80, adorait les pommes, et sa variété préférée était la MacIntosh… »

<Mais ce site donne une autre version> :

« Selon la légende, la pomme croquée serait un hommage au célèbre mathématicien anglais Alan Turing. […] Les fondateurs d’Apple se seraient donc inspirés de cette histoire pour honorer l’homme qui les a rendus milliardaires. Pourtant bien que cette version, plutôt favorable en termes d’image de marque, n’ait jamais été réfutée par la société, il semble que la réalité soit bien différente. Ainsi, selon Rob Janoff, le designer à l’origine du logo, la morsure dans la pomme serait seulement là pour montrer qu’il s’agit bien d’une pomme et non d’une cerise. La taille du croc donnant ainsi l’échelle du fruit. De plus, croquer une pomme est un geste universel, compréhensible par tous. Enfin, les couleurs arc-en-ciel de la pomme ne seraient pas un clin d’œil au drapeau gay, mais plutôt une référence au moniteur couleur qui équipaient à l’époque les produits Apple. »

<Toujours est-il que le parlement britannique vient de voter une loi Alan Türing>

Par cette loi à qui on a donné le nom du mathématicien de génie des dizaines de milliers d’homosexuels, condamnés à une époque où leurs mœurs constituaient un délit, ont obtenu une grâce du gouvernement britannique. L’agence de presse britannique estime que la loi concerne 100 000 hommes condamnés entre 1885 et 2003, lorsque les dernières lois hostiles à l’homosexualité ont été abrogées. Parmi eux figure notamment Oscar Wilde (1854-1900), condamné en 1895.

Dans l’entretien de KTO, Michel Serres fustigeait cette morbide habitude… qui consiste à orner nos places de statues de chefs de guerre et de généraux responsables de carnage et de massacre, alors qu’il y a si peu de statue des vrais grands hommes comme Alan Türing ou aussi de grandes femmes comme <Emilie du Chatelet> par exemple

Un film <Imitation Game> sorti en 2014 a tenté de retracer l’histoire d’Alan Türing.

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Jeudi 9 mars 2017

Jeudi 9 mars 2017
« De la manière de négocier avec les souverains »
François de Callières (1645-1717)

Ce qu’il y a de remarquable avec des hommes comme Michel Serres, c’est qu’ils ouvrent votre esprit et vous font connaître d’autres esprits féconds.

Je ne connaissais pas François de Callières, mais à partir du moment où j’ai appris à le connaître grâce à la lecture des pages 124 à 127 de son ouvrage sur une Philosophie de l’Histoire, une rapide recherche sur le « côté lumineux » d’Internet montre alors que cet homme compte et a compté dans l’histoire des idées et des relations internationales.

Michel Serres présente François de Callières comme symbole du deuxième héros de l’âge doux, le négociateur (le premier étant le médecin symbolisé par le samaritain).

Je cite donc simplement Michel Serres :

« Louis XIV ne cessa de faire la guerre, plus de 300 000 morts; à peine si son règne ensoleillé connus quelques mois de paix. De ces années la France sortit épuisée, exsangue, ruinée ; ledit grand siècle coûta un prix exorbitant. […]

Avant Louis XIV, Richelieu fonda l’Académie française. Nous conservons la liste de ceux qui occupèrent, tour à tour, les 40 fauteuils. Quelques gloires incontestables s’y noient parmi mille noms oubliés. Longtemps pris pour un auteur médiocre, l’un de ces académiciens de l’ombre écrit, dans son œuvre précise, le déséquilibre vie-mort, thème de ce livre et tente de l’inverser. Conseiller auprès de ce roi mortifère, François de Callières publia en effet, en 1716, année qui suivit la mort du monarque qui précéda la sienne propre, un livre décisif : « de la manière de négocier avec les souverains », texte qui sombra dans l’oubli pendant deux siècles avant de connaître, à partir de 1917, une résurrection imprévue. Je tiens désormais son auteur comme l’un des grands penseurs de ce temps et du nôtre, d’autant qu’il partage avec Vauban le mérite de prendre à rebours les usages pugnaces du roi.

Il n’eut pas le courage ou la possibilité, pendant un règne où régnaient, aux frontières, le bruit et la fureur, de publier ce livre paisible, qui resurgit à une date où la première guerre mondiale développait son inutile boucherie et avant que le traité de Versailles ne devînt le contrat léonin dont les conséquences néfastes entraînèrent les années suivantes à une guerre pire et se font encore sentir aujourd’hui.

À partir de 1917, donc en plein conflit, traduit en de nombreuses langues et mis au programme de maintes universités, même des écoles de commerce soucieuses d’enseigner la négociation. Cet ouvrage parcourt la planète, de la Chine au Portugal et du Japon à la Pologne. Considéré désormais comme un  classique, traduit en anglais, par exemple, par le secrétaire de Sir Winston Churchill, l’ouvrage de François de carrière eut pour lecteurs assidus et admirateurs de hauts personnages de la politique ou de l’économie, comme Thomas Jefferson ou John Galbraith. Dans un livre récent, mon ami et collègue Amin Maalouf le remit en scène devant nos yeux et, pour mon bonheur, me l’enseigna.

À distance immense de Machiavel, avant, ou de Clausewitz après lui, François de Callières voit d’abord, son pays d’un œil lucide : notre nation est si belliqueuse, écrit-il, qu’elle ne connaît presque point d’autre gloire ni d’autres honneurs que ceux qui s’acquièrent par la profession des armes…, avant de définir le but du négociateur : éviter au maximum les conflits. »

Cette sentence de François de Callières me fait penser à un échange que j’ai eu un jour avec des jeunes Allemands.

Un ami, m’avait emmené à Sarrebruck rencontrer un groupe de jeunes Allemands. Et nous discutions des relations entre la France et l’Allemagne. Ces jeunes allemands décrivaient notre pays, la France, comme un des pays les plus belliqueux qu’il n’y eut jamais sur la terre et notamment en Europe, au cours des siècles. Je fus étonné, car mes cours d’histoire parlant de la guerre de 1870 de la première et la seconde guerre mondiale m’ont toujours conduit à penser que s’il y avait un fauteur de guerre en Europe c’était l’Allemagne ou la Prusse. Cette discussion m’avait troublé et je repartis vers les livres d’Histoire. C’était évidemment ces jeunes Allemands qui avaient raison.

Au cours des siècles, Louis XIV comme Napoléon ou la révolution sont particulièrement dans cette logique, la France a attaqué systématiquement tous les pays d’Europe pour asseoir sa suprématie, pour accroître son territoire. La France est la nation de la guerre par excellence.

Michel Serres cite encore François de Callières :

« Tout prince chrétien, doit avoir pour maxime principale de n’employer la voie des armes, pour soutenir et faire valoir ses droits, qu’après avoir tenté et épuisé celle de la raison et de la persuasion. Mieux encore, son livre comporte des pages qui décrivent quasi  expressément la manière adoptée par ceux qui construisirent, passé la seconde guerre mondiale, notre Europe pacifiée. Existe-t-il meilleure preuve de génie qu’une telle prophétie ? Après François de Callières, Edgar Faure allait disant que la guerre coûte toujours plus cher que la paix, même acquise à n’importe quel prix. […]

Certains experts anglo-saxons disent de François de Callières qu’il inventa le soft power. Preuve en est ce texte dont les pages, conseillant le doux tout court et comment y parvenir, restèrent inouïes pendant deux siècles assourdis par le bruit des conflits, jusqu’à ce que ces derniers deviennent absurdes et monstrueux. Pour cette innovation héroïque, je salue François de Callières, initiateur de l’Europe actuelle et de mon petit livre, comme le deuxième héros de l’âge doux : le négociateur après le médecin, Schuman et Adenauer après Schweitzer et Monod. Je proclame cet homme de l’ombre comme l’une des gloires de l’Académie et de la France. […]

Je rêve que, dans un Panthéon réaménagé, soient transportées les cendres du grand homme et qu’avant ma mort je puisse fleurir sa statue érigée entre les Invalides et le Quai d’Orsay, après que l’on aurait fabriqué des cymbales et des casseroles avec les métaux fondus à partir des statues médiocres de Louis XIV sur la place desdites Victoires ou de Foch au Trocadéro. Nous agrémenterions la fête d’une musique accompagnée du son de ces percussions. »

Comme je l’ai écrit au début de cette chronique, on trouve sur Internet énormément de pages consacrées à cet homme qui devrait être illustre selon Michel Serres.

Il dispose bien sûr d’une page très documentée sur <Wikipedia>

<L’extraordinaire bibliothèque en ligne Gallica, permet de lire l’ouvrage cité>

<Sur le site de l’Académie française, il est possible de lire le discours de réception, prononcé le 7. Février 1689, par François de Callières>.

Ainsi un nouvel homme remarquable entre dans notre panthéon de la connaissance grâce à Michel Serres.

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Mercredi 8 mars 2017

Mercredi 8 mars 2017
« La parabole du bon samaritain »
Evangile selon Luc Chapitre 10

Michel Serres utilise la parabole du bon samaritain comme le symbole de l’âge doux et du « prendre soin », ce qui constitue un absolu de notre époque actuel. Le médecin est omniprésent et sauf quelques irréductibles, dès le moindre ennui nous allons voir un ou des médecins pour qu’ils prennent soin de nous. Et pour tous nos proches, à la moindre inquiétude, nous conseillons : il faut aller voir le médecin.

Il y a bien longtemps maintenant j’avais acheté un livre de François Dolto qui avait pour titre, « L’Evangile au risque de la psychanalyse » et je me souviens encore de son explication de cette parabole et surtout du décalage absolu avec ce que j’avais compris des cours de religion et des différents curés qui avaient un jour parlé de cette parabole.

Et je crois que l’on soit croyant ou non, ce que Françoise Dolto a révélé par rapport à cette histoire qui s’inscrit dans notre culture judéo chrétienne et nos valeurs, me parait très intéressant.

D’abord voici cette parabole telle qu’elle est relatée dans la bible de Segond qui faisait autorité dans les années 80 dans les églises réformées.

Il y a au départ un docteur de la Loi qui selon cet évangile veut piéger Jésus, en lui posant une question :

« Mais lui, voulant se justifier, dit à Jésus: Et qui est mon prochain?

Jésus reprit la parole, et dit: Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho. Il tomba au milieu des brigands, qui le dépouillèrent, le chargèrent de coups, et s’en allèrent, le laissant à demi mort.

Un sacrificateur, qui par hasard descendait par le même chemin, ayant vu cet homme, passa outre.

Un Lévite, qui arriva aussi dans ce lieu, l’ayant vu, passa outre.

Mais un Samaritain, qui voyageait, étant venu là, fut ému de compassion lorsqu’il le vit.

Il s’approcha, et banda ses plaies, en y versant de l’huile et du vin; puis il le mit sur sa propre monture, le conduisit à une hôtellerie, et prit soin de lui.

Le lendemain, il tira deux deniers, les donna à l’hôte, et dit: Aie soin de lui, et ce que tu dépenseras de plus, je te le rendrai à mon retour.

Lequel de ces trois te semble avoir été le prochain de celui qui était tombé au milieu des brigands?

C’est celui qui a exercé la miséricorde envers lui, répondit le docteur de la loi. Et Jésus lui dit: Va, et toi, fais de même. »

Pour celles et ceux qui n’ont aucune culture religieuse, il convient au minimum de dire que dans cette parabole qui s’adresse disons « aux juifs bien-pensant » les samaritains sont des mécréants qui ne suivent pas les préceptes que suivent les juifs bien-pensants. Et que les personnages de sacrificateur et de lévite sont plus que des juifs bien-pensants, l’élite des juifs bien-pensants.

Dans mes cours de religion on m’avait appris que le samaritain, bien que vilipendé par la bonne société juive avait bien agi car il avait aidé son prochain, contrairement aux bien-pensants. Et qu’en plus, il était formidable il s’était super bien occupé de ce pauvre blessé, ce que Michel Serres traduit par l’humanité souffrante.

Et Françoise Dolto m’a fait remarquer que ce n’était pas du tout ce qui était écrit. Et que si on considère cette parabole comme une parole de sagesse, elle présente les choses sous un tout autre angle.

La question était : « qui est notre prochain que nous devons aimer ? »

Et si vous relisez ce qui est écrit vous verrez que le texte chrétien dit : le prochain de celui qui était blessé est le samaritain, c’est-à-dire celui qui l’a secouru.

Peut-être qu’ailleurs il existe d’autres injonctions !

Mais dans cette parabole, il est écrit qu’il faut aimer ceux qui vous ont fait du bien, et peut être aussi, pas forcément les biens pensants, les élites de la hiérarchie sociale, mais ceux qui ont manifesté de la bienveillance… Il n’y a pas une injonction à aimer tout le monde.

Et puis le samaritain que fait-il ?

Il ne prend pas toute la charge sur ses épaules ! Il prodigue les premiers soins.

Et alors ?

Il amène le blessé dans une hôtellerie et il charge quelqu’un d’autre de s’occuper du blessé contre une rémunération qu’il paie !

Oui, il ne prend pas en charge tout le soin, il passe la main à quelqu’un qui va le faire pour de l’argent et lui continue sa route.

Je n’en dis pas plus, j’ai simplement voulu partager cette lecture qui m’avait beaucoup impressionné à l’époque.

J’ai trouvé cette page internet qui semble faire référence à cette même lecture :

<Extrait de l’Évangile au risque de la psychanalyse>

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Mardi 7 mars 2017

Mardi 7 mars 2017
« Le premier âge est plus long qu’on ne le croit ;
Le deuxième pire qu’on ne le pense ;
Le dernier meilleur qu’on ne le dit. »
Michel Serres, « darwin, Bonaparte et le samaritain »

Le 3ème temps de la philosophie de l’Histoire de Michel Serres parle du temps actuel et il rappelle que cela fait plus de 70 ans que l’Occident est en paix.

Mon frère Gérard va avoir 70 ans cette année et il n’a jamais connu la guerre.

Un jour Michel Serres est venu devant ses élèves et a montré cette photo de Bush, Blair et Aznar pris en 2003 aux Acores :

Et il a demandé qu’est-ce que cette photo a d’unique dans l’Histoire de l’Humanité ?

Les étudiants ne savaient pas quoi répondre !

Alors Michel Serres a dit :

« Ces 3 hommes vont déclarer la guerre [A l’Irak] et ils n’ont jamais connu la guerre personnellement.

Il n’est jamais arrivé dans l’Histoire de l’Humanité que des responsables d’Etat déclarent la guerre sans jamais l’avoir connue. »

Vous trouverez un article récent en espagnol sur cette rencontre et duquel j’ai tiré cette photo et un article de l’époque en français.

Vous direz, ce propos est paradoxal : ces 3 déclarent la guerre et Michel Serres dit que nous sommes en paix.

C’est à dire que le continent européen qui a produit les plus grands massacres de l’âge de la guerre est en paix et que s’il y a encore des zones de violence dans le monde elles sont sans mesure avec ce qui existait dans l’âge de la guerre.

Et puis surtout, il y a eu une évolution extraordinaire des mentalités. Et il cite cet exemple et échange avec des amis à Stanford :

« Après l’attentat du 11 septembre 2001, j’ai pris, pour San Francisco, le premier avion disponible. [en arrivant] je fus invité chez des amis de la Silicon Valley à un dîner où se trouvaient plusieurs personnes de langues, de religions et de cultures diverses. La conversation roula sur les kamikazes dont les avions venaient de détruire une tour de Manhattan ; alors que l’un d’entre nous s’étonnait qu’ils fissent la queue pour se sacrifier, je cite de mémoire :

« Mourir pour sa patrie est un si digne sort
Qu’on briguerait en foule une si belle mort. »

Mais qui a écrit ces horreurs ? m’interrogèrent de concert les invités –  je récite simplement une tirade d’Horace, la plus belle tragédie de Corneille, répondis-je.

J’ajoutai aussitôt le refrain de notre célèbre chant du départ :

« La république nous appelle
Sachons vaincre ou sachons périr,
Un Français doit vivre pour elle,
Pour elle un Français doit mourir.

[..] Demander par sondage ce que la population de nos pays pense désormais de cet héroïsme. L’immense majorité répondra et je l’approuve qu’elle n’a plus d’ennemis et que c’est une pure folie d’appartenir à un groupe qui exige le sacrifice de la vie. Malgré tous ses défauts, l’Europe que, au sortir de la seconde guerre mondiale, la génération qui précède la mienne fonda est peut-être la première communauté humaine dans toute l’histoire si orientée vers la paix qu’elle ne demandera jamais la vie de ses enfants. » (page 52)

Lors d’une autre intervention, Michel Serres fit remarquer que si nous trouvons les décapitations de DAESH si horrible, si contraire à la civilisation, dans notre beau pays on a décapité jusqu’en <1977>. Et avant la seconde guerre mondiale, les décapitations étaient publiques, c’étaient des spectacles auxquels on amenait même les enfants. Nous le faisions et maintenant cela nous fait horreur. Quelle évolution !

C’est pourquoi, Michel Serres parle de l’«âge doux» pour traduire le mot anglais « soft ».

Pour l’«âge de la guerre» Michel Serres avait décrit trois raisons évoquées pour justifier le conflit :

  • l’hégémonie territoriale,
  • religieuse
  • et économique.

Et l’âge du doux se décline aussi de trois manières, portant sur la vie et l’esprit :

  • médicale,
  • pacifique
  • et numérique.

C’est le médecin qui est l’emblème de cette époque, c’est pourquoi il donne le nom de samaritain à cet âge. Cet homme qui selon la parabole s’est penchée sur un blessé pour lui venir en aide. Il décrit notre époque comme celle de la compassion où on soigne, où les progrès de la science ont permis de faire reculer les limites de la mort et de la douleur.

L’autre aspect de cet âge du doux est la paix, la création de l’ONU et surtout de l’Union européenne. Car comme le dit Michel Serres :

« En 1870, La France vaincue par la Prusse n’avait qu’une idée en tête : se venger. »

Je l’ai déjà écrit, et je partage ce destin avec d’autres personnes originaires de Moselle ou d’Alsace, mon arrière-grand-père : Jean-Pierre Klam avait 22 ans et était soldat français.

En 1918, l’Allemagne vaincue par la France et les alliés n’avait qu’une idée en tête : se venger. Mon grand-père Félix Klam né en 1874, était soldat allemand.

En 1940, mon père avait 21 ans, il fut incorporé dans l’armée française. Et au bout de l’horreur des morts, des génocides, d’Hiroshima, des hommes ont dit : il ne faut plus se venger, il faut construire ensemble.

Et c’est comme ça que mon frère, né 2 ans après la fin de la guerre n’a pas eu le même destin que ses ascendants : âge de la paix, âge doux.

Le numérique pour Michel Serres contribue aussi à l’âge doux, parce qu’il substitue à un monde hiérarchique un monde de réseau et qu’il met à disposition de beaucoup un savoir qui était limité à certains.

Il n’est pas dupe des défis du monde, sur les inégalités, les tensions économiques, la pression sur les ressources et surtout notre rapport au monde et au vivant que notre avidité peut souiller à un point tel que la vie humaine deviendra difficile ou même disparaîtra.

Mais il rappelle que contrairement à toute attente, les statistiques montrent que la majorité des humains pratiquent l’entraide plutôt que la concurrence et le destin du monde n’est pas écrit.

C’est une philosophie de l’optimisme et de la lucidité à laquelle nous invite Michel Serres.

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Lundi 6 mars 2017

Lundi 6 mars 2017
« Une nuit de Paris réparera cela. »
Napoléon, propos qui lui sont attribués après le carnage de la bataille d’Eylau (1807)

Après avoir parlé, du premier âge, l’âge de l’évolution du vivant jusqu’aux humains, le grand récit, Michel Serres décrit un deuxième âge. C’est l’âge de la guerre.

Après avoir entendu l’entretien dont je vous ai parlé dès le mot du jour du 27 février 2017 : <Michel Serres – 3 déc. 2016 – KTOTV>, j’ai acquis le livre lui-même et suis donc en mesure de parler directement de cet ouvrage.

Dans cette deuxième partie, Michel Serres parle d’abord de lui puis cite une suite d’évènements : (à partir de la page 44 du livre) :

« Mon âge propre commence en 1930. Fils d’un paysan marinier gazé à Verdun et rescapé de l’atroce boucherie de 14-18, je descends d’autre part de la seule jeune fille qui ait pu se marier, parmi ses amies de collège, puisque les fiancés possibles et les époux réels dormaient, alignés, dans les immenses cimetières militaires, ou, inconnus, sous la glèbe ordinaire. Né dans le sud-ouest de la France, mon premier souvenir date de la guerre civile d’Espagne, dont nous recevions les réfugiés qui racontaient les abominations qu’ils venaient de subir. […]

Depuis leur création en 1776, les États-Unis ont été en guerre 222 années sur les 239 de leur existence, soit 93 % de leur temps […]. Globalement et suivant l’évaluation de l’histoire mondiale, calculée, anciennement déjà, par Ivan Bloch, entre l’année 1496 av. J.-C. et l’an 1861 de notre ère, il y eut 227 années de paix et 3130 années de guerre. Moins de 10 % de ces 3357 années consacrées à la paix, c’est-à-dire à la vie – à peu près le même chiffre que celui des États-Unis.

[…] Ces estimations ne pouvaient prévoir que les deux guerres mondiales du siècle dernier, plus dix crimes d’État, feraient, en effet, baisser encore ce pourcentage. Jusqu’au point culminant d’Hiroshima, qui fuit, un moment, craindre notre propre éradication ou celle de la planète entière […] . Voici donc des millénaires qu’une mort, subie, certes, mais produite de nos mains, règne sur nous et ne cesse de nous menacer : non seulement notre mort propre, inévitable, mais une autre, collective, vers laquelle, hélas, nous ne cessions de courir, avec une cécité constante. »

La guerre de tous contre tous était perpétuelle. Cette proportion c’est en effet, encore accentué lors de la première moitié du XXème siècle qui a été le pire de l’Histoire de la violence qui a culminé avec le bombardement de Dresde qui porte le triste nom du plus grand bombardement de l’Histoire puis les bombes atomiques de Hiroshima et de Nagasaki.

A ces massacres issues des guerres entre les Etats et les nations il faut ajouter les victimes internes des totalitarismes : du nazisme, du stalinisme et du maoïsme.

Pour caractériser cette terrible époque de plus de 3000 ans de guerre, Michel Serres a choisi Bonaparte. Il raconte qu’au soir :

« de la journée d’Eylau, escortés par ses généraux, Napoléon traversa le champ de bataille jonchée de cadavres par milliers et eut ce mot terrible : « une nuit de Paris réparera cela. ».

Ce propos que rapporte Michel Serres avait déjà été transcrit dans la Revue des deux Mondes en 1915.

En effet, cette revue rendue célèbre par la collaboration très rémunératrice de Pénélope Fillon existait déjà en 1915.

Un certain Docteur Émile Laurent, écrivit en 1891 un livre appelé <L’amour morbide> et dans l’introduction de ce livre <repris ici> il écrivait cette même citation :

« Au lendemain d’une sanglante bataille, au milieu d’une vaste plaine semée de morts et de mourants, Napoléon Ier fit cette réflexion : « Une nuit de Paris réparera tout cela. » »

Mais Wikipedia ne décrit pas la même chose sur la page consacrée à la bataille d’Eylau :

« Napoléon, très affecté par les pertes subies, et contrairement à son habitude, restera huit jours sur le champ de bataille pour superviser les secours aux blessés. Il se retire le soir même de la bataille au château de Finckenstein non loin de Preußisch Eylau. Il déclare alors :

« Cette boucherie passerait l’envie à tous les princes de la terre de faire la guerre. » »

Et l’excellent site consacré à l’histoire <Herodote> rapporte que 6 jours après la bataille, Napoléon 1er écrit à l’impératrice Joséphine :

«Je suis toujours à Eylau. Ce pays est couvert de morts et de blessés. Ce n’est pas la plus belle partie de la guerre. L’on souffre et l’âme est oppressée de voir tant de victimes»

On ne sait donc pas avec certitude que Napoléon aurait bien tenu ces propos obscènes à la bataille d’Eylau qui opposa son armée à l’armée russe. Et finalement peu importe, il est certain que pendant des siècles les hommes ont magnifié la guerre et ont minimisé l’horreur et la violence sur les champs de bataille.

Michel Serres rappelle d’ailleurs que :

« Les Français vouèrent aux guerres napoléoniennes et à la révolution de 1789, 1 500 000 morts alors que la première guerre mondiale, entre 14 et 18 pourtant considérés comme une boucherie, leur coûta seulement 1 350 000 victimes. »

Et partout, sur nos Places des statues célèbrent des généraux le sabre levé avec le récit de leurs exploits. Des avenues et des rues portent leurs noms alors qu’ils sont, avant toute chose, des hommes de la mort, qui ont poussé leurs hommes à s’entretuer avec d’autres hommes.

Terrible âge que cet âge de la guerre.

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Vendredi 3 mars 2017

Vendredi 3 mars 2017
« L’âge du monde »
Pascal Richet

Michel Serres dit :

« Nos anciens avaient 4000 années comme passé, jusqu’à Abraham à peu près, nos contemporains ont un passé de plus de 13 milliards d’années. Et cela change tout »

Nous avons compris l’importance de dater. Et l’âge du monde est un sujet passionnant. Je ne parle même pas de la détermination de l’âge de la terre ou de l’univers par les méthodes scientifiques les plus modernes, mais de la perception, par les hommes, de l’âge du monde aux différentes époques historiques.

Lors de mes études d’Histoire à Lyon, en 2003, il m’a été conseillé d’acheter un livre qui fait autorité : « L’âge du monde –  A la découverte de l’immensité du temps » de Pascal Richet qui fait le point sur cette question. Ce livre est donc dans ma bibliothèque et si je l’ai feuilleté, je ne l’ai pas encore lu de manière approfondie.

<Wikipedia> rappelle que si les grecs considéraient le temps comme infini et plaçaient la Terre comme faisant partie d’un cycle cosmique éternel, les trois religions monothéistes (juive, chrétienne et musulmane) ont introduit un temps limité démarrant avec une création du monde.

Ainsi dans ces 3 religions, l’âge du monde oscillait entre 3000 et 6000 ans.

Et les humains pendant des siècles ont inscrit leur univers, leur temporalité, dans cette petite période.

En 1650, l’archevêque James Ussher fait remonter la Genèse précisément au 23 octobre 4004 av. J.-C., à neuf heures du soir précisément.

Près de cinquante ans plus tard, le grand Isaac Newton l’estime à 3998 ans av. J.-C. en se servant de la précession des équinoxes pour caler l’âge des phénomènes bibliques avec des observations astronomiques babyloniennes ou des légendes des Grecs.

Cette chronologie d’Ussher fera autorité jusqu’au début du XXe siècle, la version officielle de la Bible affirmant que la Terre et l’humanité furent créées par la Trinité en 4004 av. J.-C

Mais au cours des siècles, il y eut des esprits libres qui ont étudié et compris que cette version issue de la lecture des textes sacrés était erronée.

Et c’est au XVIIIème siècle que différents intellectuels vont tenter par des méthodes scientifiques de déterminer l’âge de la terre

C’est l’astronome Edmond Halley (1656-1742) qui au bout de ses analyses scientifiques va affirmer que la terre est beaucoup plus vieille qu’on ne le pense.

Un peu plus tard, Jean-Baptiste de Lamarck (1744-1829), à partir de la rotation des océans, propose une datation de 4 milliards d’années. Et ce n’est qu’en 1896 que Becquerel découvre la radioactivité, découverte qui permettra de déterminer l’âge de la terre qu’on connaît aujourd’hui : 4,54 milliards d’années.

<Vous trouverez ici une étude de 6 pages publiée par le CNRS présentant la démarche scientifique arrivant à cette conclusion>

Mais le plus grand nombre resta figé dans ses croyances et la version biblique de la création.

Aujourd’hui encore et particulièrement aux Etats-Unis les partisans du créationnisme sont nombreux.

<Ainsi le vice-président actuel des Etats-Unis est ouvertement créationniste>

Et parmi ces créationnistes, il en est une grande part qui continue à prétendre que l’âge du monde est celui qui est déduit des généalogies des textes sacrés.

On a même donné un nom à ce dogme : « Le créationnisme Jeune-Terre » qui interprète la Bible comme un livre de sciences naturelles et d’histoire, véhiculant la croyance selon laquelle le récit de la création de l’univers tel que fourni par les textes religieux, donne une description littéralement et scientifiquement exacte de l’origine de l’Univers.

Vous trouverez sur internet de nombreux sites qui continuent à essayer de nier les découvertes scientifiques et de continuer à rester calé sur quelques milliers d’années.

Et, il y aussi des tentatives de rendre compatible les religions monothéistes et la science.

<Ici on trouve une tentative de rendre compatible la Torah et les études scientifiques>

<Ici une tentative identique de la part de chrétiens>

<De telles tentatives existent aussi dans le monde de l’Islam>

Toujours est-il que la perception de l’immensité de l’âge du monde est récente et qu’il existe encore beaucoup d’humains qui semblent en douter.

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Jeudi 2 mars 2017

Jeudi 2 mars 2017
«Le Grand Récit »
Michel Serres

L’Histoire commence avec l’écriture. Voilà un consensus général qui réunit tous les Historiens.

C’est ce que nous avons appris à l’école.

Michel Serres part de ce constat :

«Pour faire une philosophie de l’Histoire, il faut avoir une bonne définition de l’Histoire. Or tous les historiens sont d’accord pour dire que l’Histoire commence avec l’écriture. C’est l’invention de l’écriture qui constitue le commencement de cette discipline. »

Avant l’Histoire, il y a la période qui précède l’Histoire et à laquelle on a donné naturellement le nom de Préhistoire. Mais pour Michel Serres, les choses ne sont pas aussi claires.

«La plupart des historiens célèbrent, avec raison d’ailleurs, la mémoire, ils disent que l’Histoire est la mémoire collective des hommes. […]

Je trouve, quant à moi, que l’Histoire qui commence avec l’écriture peut se définir par une série d’oublis.

Et les oublis sont les suivants :

Si l’Histoire commence avec l’écriture, [qu’est-ce que cela signifie] pour les civilisations et les cultures sans écriture ?

Ce sont des hommes comme nous, ce sont des cultures comme les nôtres, avec des religions, quelquefois des comptages, quelquefois des sciences mais pas d’écriture. Ils seraient donc « Sans Histoire » ? Cette décision-là, de couper l’humanité entre ceux qui ont l’écriture et ceux qui n’en ont pas, fait que nous considérerons donc que ces gens-là sont en dehors de l’Histoire. Et c’est quand même assez grave de dire qu’ils sont préhistoriques alors qu’ils sont nos contemporains. Voilà le premier oubli.

Cet oubli est compensé par une science humaine au sens technique mais aussi  humaniste qui est l’ethnologie qui s’occupe justement des populations sans écriture et pallie l’oubli de l’Histoire.

Mais si on remonte, que s’est-il passé lorsque les hommes ont émergé à l’Humanité elle-même ? On a longtemps oublié ces hommes. Mais une science humaine, au sens technique et humaniste, pallie cet oubli-là. Cette science, c’est la Préhistoire. La Préhistoire s’occupe de nos ancêtres en tant que personne et culture, antérieurement à l’écriture.

J’ai ainsi remonté de condition en condition. Et je remonte au moment où l’Homme est devenu homo sapiens sapiens et je vais au-delà vers les hominidés, puis nos ancêtres communs avec les bonobos et les singes. […] On s’aperçoit alors qu’on plonge dans une nouvelle discipline, une nouvelle science qui pallie les oublis des autres sciences, il s’agit d’une science qui selon Darwin étudie l’évolution de la totalité du vivant. Et là on remonte à plus de 3 milliards d’années jusqu’au premier être vivant, la première molécule qui a su se dupliquer. C’est aussi de l’Histoire.

D’ailleurs cette discipline on l’a bien nommé : « L’histoire naturelle » qui pallie les autres oublis.

Mais voyons un peu…

Cette molécule qui s’est dupliqué, elle était elle-même dans une mer de molécules qui ne se dupliquaient pas et qui était non du domaine du vivant mais du domaine de l’inerte. […]

Ces molécules qui ont jailli de la soupe primitive de molécules qui ne se dupliquaient pas, ont jailli parce qu’elles ont bénéficié d’un habitat favorable à cette activité et à cette existence. Et cet habitat, c’est la planète.

Et cette planète n’a pas d’histoire ?

Et bien si, elle a une histoire. La Géophysique s’occupe de cette Histoire.

Et ainsi de suite on peut remonter de la géophysique au système solaire qui lui aussi à une Histoire. Et du système solaire on remonte à la galaxie et de la galaxie on remonte au big bang etc.

Mais pourquoi dites-vous que vous parlez d’Histoire, puisque l’Histoire commence avec l’écriture ?

Nous y sommes, c’est maintenant qu’il faut bien réfléchir.

Toutes les sciences dont j’ai parlé, que ce soit la géophysique, que ce soit l’Histoire naturelle, la cosmologie, l’astronomie, comment ont-elles fait pour arriver au résultat dont j’ai parlé ?

Réponse : Toutes ont su, à un moment, dater leurs objets !

Et une des grandes découvertes de toutes ces sciences c’est cette datation. Toutes les sciences savent dater.

L’Histoire naturelle sait dater, l’apparition d’une espèce, la disparition d’une espèce. […].

Comment ces sciences font-elles pour dater leurs objets ?

C’est très simple : parce qu’elles découvrent des traces et que ces traces sont considérées comme une écriture et qu’il est question de la décoder. […]

Par exemple une roche volcanique était liquide au moment de l’éruption et lorsqu’elle se solidifie, elle conserve, en son sein, la trace du magnétisme de l’époque. Donc on peut lire sur la roche l’état du magnétisme de l’époque de sa création donc de l’époque en question.»

Michel Serres explique très bien que l’écriture est un code qui permet de transmettre une information. Pour pouvoir comprendre et assimiler cette information, il faut connaître ce code et donc savoir décoder.

Les traces que ces différentes sciences arrivent donc à décoder sont une écriture !

«Toutes les sciences s’adonnent justement à cet exercice-là, lire des traces et donc lire une écriture qu’il s’agit de décoder..

Quand on dit que l’Histoire commence avec l’écriture, alors les vivants ont une Histoire, alors les civilisations sans écriture ont une Histoire, alors la planète a une Histoire, la galaxie a une Histoire, l’Univers entier a une Histoire qui commence avec le big bang.

Une fois que ces sciences ont daté leurs objets, ces objets peuvent s’aligner dans une suite chronologique telle que je l’ai appelée le grand récit.

C’est-à-dire qu’à partir du big bang on peut raconter comment s’est développé l’Univers, puis comment en refroidissant il a donné des étoiles, puis des planètes, des vivants, des espèces de faune et de flore jusqu’à l’Homme. Cela fait donc un grand récit.

Ce grand récit a une particularité qui le rapproche de l’Histoire. C’est le suivant : c’est que les savants qui datent leur objet, ils ne croient pas à quelques finalités qui soient.

Cette Histoire dès qu’on la regarde en aval, il n’y a pas de finalité, on ne peut pas le prévoir.

Mais quand on regarde en amont on peut expliquer comment cela s’est passé. […]»

Pour expliciter cette manière de faire, Michel Serres prend l’exemple de l’élection de Trump qu’aucun politicien n’a prévu. Mais maintenant que l’évènement est arrivé, tous les analystes vont trouver les causes, voire les multiples causes qui ont conduit à ce résultat

«Cette encyclopédie qui relie toutes les sciences dans une datation continue, chronologique est un récit littéraire.

Quand je raconte une Histoire à mes petits-enfants et quand je les vois le soir et que je leur dit où en étions-nous hier ? Ils me répondent nous en étions à : « Et alors … ».

Qu’est ce qui va se passer ? Il n’y a pas de finalité à mon affaire.

La grande Histoire est ainsi ce récit, ce grand récit qui nous vient du début de notre univers jusqu’à nous.»

Et si des historiens veulent encore protester en disant à Michel Serres que tout ceci est un peu éloigné de la réalité humaine, il leur répondra que ce n’est pas exact.

«Notre être organique multi cellulaire et notre ADN est formé de molécules très anciennes. Notre corps est composé essentiellement de 4 ou 5 atomes qui ont été créés il y a très longtemps dans le début de l’évolution de l’Univers. Nous sommes donc tous un composé de ce grand récit

Et si vous voulez en savoir encore plus vous avez cette belle émission de France Culture dont le titre est justement « Le grand récit »

C’est la première partie de son livre sur la philosophie de l’Histoire. Il aurait pu l’appeler le Grand récit, mais il a voulu donner le nom d’un personnage et il a choisi Darwin qui est celui qui nous a révélé l’évolution des espèces.

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Mercredi 1er mars 2017

Mercredi 1er mars 2017
« Une philosophie de l’Histoire »
Michel Serres

Le premier livre abordé dans l’interview d’EmmanuelleDancourt a pour titre : « Darwin, Bonaparte et le samaritain, une philosophie de l’Histoire »

Michel Serres divise son livre en 3 temps, chaque temps étant symbolisé par un nom ; deux personnages historiques Darwin qui a révélé l’évolution des espèces, Bonaparte qui était un homme de guerre et un personnage de fiction, personnage de la culture chrétienne qui apparait dans une parabole que le Christ aurait raconté selon les évangiles : le samaritain, plus connu avec un adjectif : « le bon samaritain ».

Mais pourquoi faire une philosophie de l’Histoire ?

Dans ma jeunesse je m’étais intéressé à un livre de Raymond Aron : « Introduction à la philosophie de l’histoire » dans lequel il s’intéressait aux limites de l’objectivité historique et menait une réfutation du positivisme qui était la pensée dominante. Raymond Aron avait ainsi dans les années 1970 dit de Giscard d’Estaing :

« Cet homme ne sait pas que l’Histoire est tragique »

Car depuis la philosophie des Lumière, on avait considéré que la science apporterait le progrès et donc que l’Histoire ne pouvait aller que vers un avenir meilleur.

Par des voies différentes et des objectifs différenciés, au XIXème siècle, des grands esprits comme Friedrich Hegel, Auguste Comte et Karl Marx avaient tous une vision de l’Histoire qui allait vers plus de lumière, de liberté pour l’homme et d’organisation bénéfique de la société.

Michel Serres comme toujours s’y prend différemment pour réaliser une philosophie de l’Histoire qui lui est propre et qui change forcément notre regard sur l’Histoire, notre Histoire.

Pourquoi faire une philosophie de l’Histoire ?

Il aborde ce sujet de manière encore plus explicite que dans l’interview de KTO, dans une conférence où il présente ce seul livre : « Darwin, Bonaparte et le samaritain » :

« Après les attentats j’ai entendu des voix politiques ou médiatiques dirent : l’Histoire nous rattrape. Comme si l’Histoire n’était jamais faite que d’attentats, de violences et de rapports de force. Vivons-nous vraiment un temps de l’Histoire hyper violent ? Tout le monde a l’air de le penser et tout le monde a l’air de le dire. Si sur notre ordinateur, nous tapons sur un moteur de recherche : cause de mortalité dans le monde et que nous consultons les sites les plus sérieux qui donnent ce type de dénombrement nous constaterons que le nombre de morts par violence est très largement minoritaire.

Jamais le monde n’a été aussi paisible. C’est la première question celle de la violence.

La seconde question qui se pose est notre conduite envers le monde. »

Il raconte que récemment, il marchait dans le bois de Vincennes.

« Et dans ces heures de la terminaison de l’après-midi, levant les yeux j’ai été foudroyé d’admiration devant la beauté du coucher du soleil. Il y avait une harmonie de bleu et de rose dans les nuages qui à travers le feuillage, qui était déjà devenu jaune, était d’une surprenante beauté. Je suis resté en extase un moment et baissant les yeux je me suis aperçu qu’il y avait beaucoup de monde autour de moi et que personne n’y attachait aucune attention. Alors j’ai arrêté une ou deux personnes pour leur dire : Vous avez vu cet extraordinaire coucher de soleil ? »

Alors la première personne m’a répondu : « Merde ! Je n’ai pas mon appareil photo ! »

Et la seconde m’a dit : « Ha Ha vous êtes bien poète vous ! » et… elle a passé vite son chemin.

Et il ajoute :

« Par conséquent personne n’y faisait attention. Et je me suis rendu compte qu’il y avait là une photographie intéressante de notre rapport au monde. C’est-à-dire que nous, habitants des villes, nous n’avons plus jamais l’habitude de regarder le monde.

Les philosophes appellent les hommes : « des êtres au monde » Eh bien ce n’est pas vrai ! Nous ne sommes pas dans le monde, nous ne voyons pas le monde. Et par conséquent si le monde est aujourd’hui en perdition aussi bien pour les espèces vivantes que pour le climat, c’est peut-être que nous n’y faisons pas attention. »

Ainsi pour rédiger mon livre [sur la philosophie de l’Histoire] j’avais deux préoccupations c’était :

· Les questions de violence et

· Notre rapport au monde. […] »

Et il conclut :

« Faire une philosophie de l’Histoire est aujourd’hui important [parce que] nous le savons et nous le vivons vraiment, aujourd’hui nous traversons un moment de transformation tout à fait extraordinaire. Les transformations viennent de toute part et sont très rapides. Et dans ce type de situation instable, il est intéressant de faire le point sur où nous en sommes et où nous allons. Comment lire, comme voir lucidement le contemporain. Les questions politiques qui nous agitent ne peuvent pas se comprendre sans au préalable une philosophie de l’Histoire. »

Ceci est un début, demain Michel Serres nous expliquera que pour faire une philosophie de l’Histoire, il faut définir ce qu’est l’Histoire.

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