Jeudi 15 juin 2017

« Le grand remplacement »
Mythologie inventée par Renaud Camus

Pour celles et ceux qui ne le savent pas, Renaud Camus, né en 1946 est un écrivain et un militant politique français. Il a été un moment, dans les années 1970-1980, membre du Parti socialiste. Son cheminement politique l’a ensuite amené à l’extrême droite. Il crée en 2002 le parti de l’Innocence et publie en 2010 un livre dont le titre est « L’abécédaire de l’in-nocence » et dans lequel il introduit le concept du « grand remplacement ».

Dans ce concept, il théorise l’idée qu’à la faveur de l’immigration et des différentiels de fécondité, « des immigrés ou des Français administratifs issus de l’immigration », ou des peuples venus de l’Afrique et notamment du Maghreb, tendent à devenir majoritaires sur des portions en expansion constante du territoire français métropolitain, et que ce processus doit conduire à une substitution de population au terme de laquelle la France cessera d’être une nation essentiellement européenne. Il prétend même que ce phénomène doit s’effectuer en quelques décennies.

Qu’un penseur illuminé défende ce type de fantasme ne présente pas d’intérêt, mais cette pensée irrigue de plus en plus la pensée d’extrême droite et aussi toute une partie des républicains, celle qui est proche de la pensée identitaire.

C’est une des mythologies social-xénophobe qu’Éloi Laurent tente de démonter dans son livre « Nos mythologies économiques ». Il appelle ainsi l’évolution du discours xénophobe des extrêmes droites parce qu’elles ont ajouté à leurs fantasmes d’identité nationale le fait que l’immigration menacerait l’attachement des Européens à leur modèle social.

Il définit cette mythologie de la manière suivante : « les flux migratoires actuels sont incontrôlables et conduiront sous peu au « grand remplacement » de la population française. »

Il écrit :

« Le mythe peut être le mieux ancré dans le discours social-xénophobe veut que la mondialisation actuelle se distingue de toutes les périodes d’intégration économique antérieures par des flux migratoires considérables et incontrôlables. Disons-le d’emblée sans détour, c’est le contraire qui est vrai : alors que la période dite de « première mondialisation » (1870–1914) a connu des mouvements de populations massifs, notamment de l’Europe vers les États-Unis, les migrants ne représentent dans notre mondialisation qu’environ 3 % de la population mondiale (230 millions de migrants pour 7 milliards d’habitants sur la terre). Cela signifie que 97 % des habitants de la planète demeurent où ils sont nés (cette proportion étant stable depuis 25 ans). Les humains sont donc aujourd’hui infiniment plus sédentaires que nomades, ce qui ne fut pas toujours vrai. En revanche, bien entendu, la population de la planète a considérablement augmenté au cours du XXe siècle (d’un facteur quatre), d’où une progression des migrations en volume. Mais elles ont bien diminué en proportion.

Pour ce qui est de la France, par comparaison avec la période de forte émigration des années 1960, les flux ont régressé non seulement en proportion mais également en volume. Contrairement à la vulgate véhiculée par l’extrême droite et qui a contaminé une bonne partie des esprits conservateurs, et parfois même progressistes, les flux migratoires sont à un point historiquement bas : de l’ordre de 280 000 personnes par an, dont 80 000 d’origine européenne et 60 000 étudiants (dont un tiers environ ne restera pas en France). Ramenée à la population française, la proportion terrifiante de ces envahisseurs sur le sol national atteint 0,4 %.

Je vous épargne toute une autre série de chiffres que l’économiste donne à l’appui de sa démonstration à la page 59 de son ouvrage pour en arriver à sa conclusion qui ne nie pas les difficultés, mais pointe le véritable problème de la France dans ce domaine :

« Comme souvent, le discours mythologique est un écran de fumée toxique : la vraie question nationale n’est pas l’insoutenabilité de l’immigration actuelle, mais la défaillance de l’intégration sociale des immigrés d’hier et de leurs enfants. Quelle chance la République a-t-elle données et donne-t-elle aux quelques 12 millions de Français immigrés ou nés en France d’un parent immigré ? Comment la France cultive-t-elle la richesse d’une population devenu tranquillement diverse au cours du XXe siècle ? »

Cette question a été étudiée (d’ailleurs Éloi Laurent renvoie vers cet auteur) par François Héran qui a publié notamment : « Le Temps des immigrés. Essai sur le destin de la population française » (Seuil, « La république des idées », 2007).

Post scriptum :<Après la publication de ce mot : Alain Finkelkraut a invité, le 24 juin dans son émission “Répliques”, Renaud Camus et l’a confronté à Hervé le Bras>. Le sujet de cette émission était bien le Grand Remplacement.

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Vendredi 28 avril 2017

Vendredi 28 avril 2017
«C’est un peu rapide [de dire ] que deux France se feraient face ! »
Frédéric Gilli
Tourner autour du pot, pour voir le pot sous tous ses aspects…
Osons un peu de complexité, car la vie est complexité.
C’est l’arme des démagogues de tous bords de prétendre que les choses sont simples et que des solutions simples peuvent être trouvées.
Nous aussi sommes complexes :
Faisons-nous partie du peuple du web ou du peuple du mur ?
Sommes-nous libéraux ou non en matière économique, culturelle ou sociétale ?
Sommes-nous des « gens de n’importe où » ou appartenons au « peuple de quelque part ». ?
Mon ami Daniel répondait au mot du jour d’hier fort judicieusement : « j’ai du mal à me retrouver dans [cette] distinction. J’ai le sentiment d’être de quelque part culturellement mais pas physiquement par ailleurs j’aime l’ouverture aux idées tout en conservant mon sens critique. »
Pour ma part, je me sens plutôt faisant partie du peuple du web que du peuple du mur. Mais quand je discute avec mon fils Alexis je n’en suis plus si certain. Je fais certainement beaucoup moins partie du peuple du web que lui ou j’adhère beaucoup moins aux valeurs du peuple du web que lui. Suis-je pour autant du peuple du mur, sans le reconnaître ?
Et je ne me sens certainement pas de n’importe où, je suis plutôt de quelque part.
Je comprends et j’adhère à cet avis que Christophe Guilluy a émis et que j’ai repris dans le mot du jour du 7 octobre 2016 : « Personne au monde, ni en Algérie, ni au Sénégal, ni en Chine, ne souhaite devenir minoritaire dans son village. »
Les raisonnements binaires sont simplistes, or la vie, l’humanité est complexité.
Dans une tribune au « Monde » que vous trouverez en pièce jointe, Frédéric Gilli, chercheur à Sciences Po, estime que la géographie du vote ne dessine pas une claire opposition entre une France des villes vivant bien la mondialisation et une France périphérique en train de dépérir.
Je vous en livre quelques extraits :
« Deux France se feraient face. Une double fracture même, territorialement caractérisée à grand renfort de cartes synthétiques : d’une part les centres-villes s’opposant aux zones pavillonnaires et rurales et d’autre part des régions aux valeurs très différentes démarquées par une ligne Normandie-Provence-Alpes-Côte d’Azur…
C’est peut-être un peu rapide ! […]
Les instituts nous le disent, les électeurs d’Emmanuel Macron sont plus diplômés, plus urbains, plus optimistes… Le yuppie serait ainsi le candidat des bobos béats et de la mondialisation heureuse avec, face à lui, la France périphérique, repliée, xénophobe et fragile ?
[…] en 2017, la présence de Marine Le Pen en tête dans plusieurs départements et dans une majorité de communes occulte la grande diversité des municipalités dans lesquelles Emmanuel Macron réalise des scores très importants : il est arrivé largement en tête à Paris (35 %), la belle affaire ! Il est aussi arrivé en tête dans un département rural traditionnellement de droite comme l’Aveyron (26 % contre 17 % à Le Pen) et un département voisin traditionnellement de gauche comme le Puy-de-Dôme (27 % contre 18 % à Le Pen) et dans des villes moyennes fragilisées comme Bourges (Union des démocrates et indépendants, 28 %), Bar-le-Duc (Parti socialiste, 25 %) ou Châteauroux (Les Républicains, 25 %)…
Creusons donc un peu !
Marine Le Pen en tête dans 19 000 communes C’est indéniablement dans les coeurs des grandes agglomérations que Macron réalise ses meilleurs résultats : il y capitalise 26 % des scrutins exprimés, quand Marine Le Pen n’en recueille que 18 %. Pour autant, si l’on compare les résultats des deux candidats arrivés en tête au premier tour en suivant les grandes catégories territoriales de l’Insee (les grandes aires urbaines, leur périphérie, les villes petites et moyennes, le rural), force est de constater que le paysage électoral est bien moins binaire que celui d’une France à moitié bleu Marine (la candidate FN arrive en tête dans 19 000 communes). Le vote FN croît bien à mesure que l’on s’éloigne du centre : 18 % dans les grandes agglomérations, 25 % à leur périphérie et 27 % au-delà ; 17 % dans les villes petites et moyennes, 22 % à leur périphérie, 29 % au-delà…
Le rural résistant mieux à cette poussée frontiste avec moins d’un quart des suffrages pour Marine Le Pen. On notera toutefois que, si ces chiffres sont indéniablement élevés, elle ne dépasse pas la barre des 30 % dans aucun de ces territoires (en moyenne, il est évident que cela peut masquer des situations municipales variables).
Et Macron dans tout cela ? Uniformité des résultats Eh bien, ses résultats sont particulièrement constants quel que soit le terrain. Il rassemble entre 20 % et 23 % des électeurs dans tous ces territoires : 21 % des ruraux, 22 % des électeurs des petites villes, 23 % des périurbains des grandes agglomérations…
Evidemment cela varie en fonction des communes et de leur composition sociale mais, si deux France se font face à travers Le Pen et Macron, ce ne sont de toute évidence pas la France des villes et celle des campagnes, puisque le candidat d’En marche ! brille plutôt par l’uniformité de ses résultats.
Le constat mérite aussi d’être affiné par grandes régions : une carte nationale montre en effet la nette prééminence du FN dans la moitié nord-est du pays, au-dessus d’une ligne Caen-Grenoble, ainsi que le long du littoral méditerranéen. En Normandie, dans les Hauts-de-France, le Grand-Est, en Bourgogne-Franche-Comté ou dans le Centre, Marine Le Pen arrive en tête, y compris dans les plus grandes aires urbaines (sauf dans l’hyper-centre de plusieurs d’entre elles, disputé par Macron et Mélenchon). Les communes rurales du nord et de l’est de la France composent d’ailleurs la seule grande catégorie territoriale où Marine Le Pen dépasse 30 % des votes en moyenne (31 %), et c’est en même temps les seuls endroits où Emmanuel Macron ne recueille pas en moyenne plus de 20 % des scrutins (et 14 % des inscrits, soit 260 000 bulletins recueillis sur 1 800 000 possibles).
[…] Si le vote FN est plutôt typé géographiquement, cela ne se traduit pas par une France coupée en deux, ni entre le Nord ou l’Est et le Sud ou l’Ouest, ni entre les villes et les campagnes. Et à tout prendre, au vu des cartes, si un vote répond nationalement à celui de Le Pen, ce serait plutôt celui en faveur de Mélenchon. Au contraire, le principal signe de continuité entre ces territoires, c’est précisément le vote Macron, qui est très stable à travers tout le pays, quels que soient les endroits.
Ces raccourcis seraient sans conséquences s’ils ne risquaient pas d’induire des erreurs de jugement.
En l’occurrence, deux erreurs sont possibles
La première serait, pour les analystes, de se méprendre sur l’état du pays. Le pays n’est pas traversé par une guerre de civilisation, ni coupé en deux entre des territoires aux trajectoires opposées. Si Macron est réellement le candidat de la modernité et de la mondialisation que nous présentent les médias, cela voudrait dire que l’on trouve dans ces territoires des gens ouverts au monde, à la création de richesse… ce que démontrent les nombreuses initiatives locales partout en France mais que les politiques de concurrence territoriale et de métropolisation s’obstinent à nier.
[…]
La seconde erreur serait, pour Emmanuel Macron, d’oublier d’ici au second tour mais surtout pendant son mandat qu’il est aussi l’élu de cette France-là. Au total, les quartiers pavillonnaires, les petites villes en déprise, les zones rurales lui donnent 3,6 millions de voix, soit près de la moitié de son électorat !»
Vos idées sont moins claires après avoir lu cette chronique ?
C’est normal, c’est cela la complexité.
Mais c’est beaucoup plus proche de la réalité.

Jeudi 27 avril 2017

« Retour à Forbach »
Régis Sauder
Je suis né à Forbach en 1958, j’habitais la ville voisine de Stiring-Wendel. Mais que ce soit le lycée Jean Moulin où j’ai étudié, le conservatoire de musique où mon père enseignait le violon, les librairies que je fréquentais, les cinémas, tous ces équipements se trouvaient dans la ville centre de l’agglomération : Forbach.
Retour à Forbach est un documentaire de Régis Sauder, un forbachois qui montre cette ville aujourd’hui, en laissant parler les habitants de toute origine et expliquer ce qui s’est passé dans cette ville depuis les années 1980.
Ce lundi, après les élections présidentielles, j’ai lu quelques journaux, mais surtout, surtout je suis allé voir ce documentaire qui est sorti en salle le 19 avril 2017.
La Croix écrit : «  Le retour vers les origines figure souvent parmi les aventures les plus périlleuses d’une vie d’homme. Celui de Régis Sauder vers la ville mosellane de son enfance ne fait pas exception à la règle, quant au remuement intérieur qu’il occasionne. Retour à Forbach, le documentaire qui résulte de ce périple aux mille embûches, n’en est que plus fort, impressionnant dans ce qu’il laisse percer de l’admirable éthique de son auteur. »
Les Inrocks parle de la «La désagrégation d’une ville lorraine scrutée par un œil rigoureux. »
A Forbach, Marine Le Pen a atteint 29,65% des voix du vote de dimanche.
Et dans la ville voisine où j’ai passé mon enfance, Stiring-Wendel, encore plus désespérée que la ville centre, la représentante de la France du mur pointe à 37,30%.
Dans mon enfance, les Houillères du Bassin de Lorraine ou HBL régnaient sans partage sur cette agglomération de 80 000 habitants dans laquelle toutes les communes étaient accolées les unes aux autres.
Les mines de charbon étaient la mono industrie, on y travaillait ou on travaillait en sous traitance pour les HBL ou encore on travaillait pour vendre des services ou des biens pour ceux qui y travaillaient.
Tout était pris en charge par les HBL qui avaient leur propre hôpital, leur sécurité sociale spécifique. Les ouvriers étaient logés gratuitement dans des maisons appartenant aux HBL.
La vie culturelle, sportive étaient financées par les HBL.
Et puis, les mines ont fermé et l’économie locale s’est effondrée sur elle même. De nombreux  retraités, avec des revenus honorables mais plus de perspectives pour les jeunes générations.
Ma terre natale a toujours été terre d’immigration, immigration italienne, immigration polonaise. Si mon ascendance paternelle est ancrée dans ce lieu de l’est de la Moselle, ma mère est née polonaise et a accédé à la nationalité française par le mariage. Son père polonais  était d’abord venu travailler en Allemagne dans la Ruhr, à Essen où est née ma maman. Puis des recruteurs venant de Lorraine l’ont convaincu de venir travailler en France, de s’installer à Stiring Wendel en bas de la Rue Croix dans des maisons spécialement construites pour accueillir l’immigration polonaise. 400 m plus haut se trouvait la maison familiale de mon père. Et après les épreuves de la guerre mon père lorrain de souche donc français a épousée l’immigrée polonaise.
A la fin de la période des mines, une immigration maghrébine a aussi été appelée pour venir travailler dans les mines et les métiers autour de la mine. Et les choses se passaient relativement bien.
Mais lorsque l’économie locale s’est effondrée, la cohabitation est devenue plus compliquée.
Le documentaire le montre remarquablement avec des personnages truculents comme la femme qui tient le café du marché, lumineuse comme cette femme qui travaille dans les oeuvres sociales et aussi ces personnes émouvantes d’origine maghrébine qui racontent la difficulté d’aujourd’hui. L’un dit : “Avant quand j’avais besoin d’aide je demandais à mon voisin qui était d’une origine différente de la mienne. Mais aujourd’hui cela ne fonctionne plus alors je vais à la mosquée et c’est là que je trouve de l’aide”
Et puis cet ouvrier qui explique qu’il a un emploi salarié et qu’il a un prêt sur 15 ans pour sa maison, alors selon ses propos : “il courbe l’échine. Quand il esquisse une révolte, son patron lui dit : tu peux partir il y en a 15 qui attendent”. La fierté s’est envolée.
Et je me souviens de mes cousins qui travaillaient au fond de la mine. Travail dur, éprouvant pour la santé mais lorsqu’ils parlaient de leur métier, leurs yeux brillaient de fierté. Ils arrachaient la pierre de la terre pour chauffer les maisons, pour faire tourner les usines. Il y avait l’évidence immédiate de l’utilité de leurs efforts.
La fierté d’hier heurte la résignation d’aujourd’hui.
Le centre ville de Forbach est déserté, un grand nombre de commerces sont fermés. Des panneaux “à louer” sont collés, mais personne n’est dupe ces commerces n’ouvriront plus.
Et les communautés s’observent, probablement avec un peu de peur et en soupçonnant vaguement que c’est l’autre qui est responsable de ce gâchis.
Et les mines qui ont fermé continuent cependant à hanter la région : les nombreuses galeries creusées dans le sous sol entraînent des dégâts miniers et fissurent les maisons nécessitant soit de lourds travaux soit de quitter ces maisons.
Heureusement qu’à 10km se dresse Sarrebruck, la capitale de la Sarre le plus petit des länder de l’opulente Allemagne.
Bien sûr, ce document qui parle de la terre où je suis né me touche particulièrement. Mais je crois que chacun pourra y trouver un début de réponse à cette question mais pourquoi le Front national recueille t’il tant de voix ?
Le documentaire annonce qu’une librairie va rouvrir au centre ville. C’est une note d’espoir.

Vendredi 14 avril 2017

Vendredi 14 avril 2017
« Web people vs wall people
Le peuple du web contre le peuple du mur»
Thomas Friedman article du New York times
C’est lors de l’émission du Grain à moudre du 7 avril que j’ai été orienté vers un article du Point de Brice Couturier qui analysait le point de vue d’un journaliste du New York Times qui avait essayé d’expliquer la victoire de Trump par cette opposition entre celles et ceux qui font partie du peuple du Web et celles et ceux qui appartiennent au peuple du mur.
L’article du New York Times se trouve derrière ce lien : https://www.nytimes.com/2016/07/27/opinion/web-people-vs-wall-people.html?_r=0
L’émission du Grain à Moudre avait pour objet ce sujet :  <Le non au référendum de 2005 sera-t-il entendu en 2017 ?>
Thomas Friedman que Brice Couturier présente comme le chantre de la mondialisation (La terre est plate, Saint-Simon, 2006) a caractérisé les récentes élections américaines comme une lutte politique entre le « peuple du mur » (Wall People) et le « peuple du Web » (Web People).
De manière intuitive on comprend bien cette opposition entre ceux qui souhaitent construire  des murs pour se protéger ainsi que leur espace territorial des influences étrangères, de la concurrence de tout ce qui peut remettre en cause leur manière de vivre, leurs traditions, leurs nations et ceux qui à l’aise dans le monde numérique s’attachent moins à l’adresse territoriale qu’à l’ouverture vers le monde, les échanges et au destin individuel.
Thomas Friedman décrit les membres du peuple du mur comme
«revendiquant des communautés d’appartenance stables, l’insertion dans le cadre d’une histoire et d’une géographie particulières qui confèrent à leur vie un horizon de sens. Ils veulent « vivre et travailler au pays ». Et en compagnie de gens qui leur ressemblent…» alors que les membres du peuple du web « comprennent qu’à une époque de changements rapides les systèmes ouverts sont plus souples, plus résilients, qu’ils confèrent de l’élan.»
Et il ajoute :
«Les premiers rêvent de se protéger par de hauts murs. Les seconds répliquent que toutes les lignes Maginot de l’Histoire ont été contournées.»
Si le premier tour des présidentielles est conforme aux sondages actuels, nous aurons un second tour qui n’opposera pas un candidat de gauche et un candidat de droite mais un représentant du peuple du web contre une représentante du peuple du mur.
De sorte que ce ne serait plus le classement droite/gauche qui est déterminant mais le rapport à la mondialisation qui redéfinirait les clivages politiques. Cette vision est partagée par Marine Le Pen et Emmanuel Macron qui tous deux estiment le clivage droite/gauche obsolète alors qu’il reste le ciment de François Fillon, Jean-Luc Mélenchon et Benoit Hamon.
Brice Couturier écrit :
«Marine Le Pen appelle « les patriotes de gauche et de droite » à la rejoindre. Contre « la mondialisation dérégulée » et « l’immigration massive », elle présente un programme souverainiste intégral : priorité nationale, monnaie nationale, solidarité nationale. Pour elle, le clivage droite-gauche a perdu toute signification. Celui qui compte oppose désormais les élites mondialisatrices et les peuples, en mal de sécurité et de protection. La PME lepéniste a achevé sa mue. Sous la férule du couple Marine Le Pen-Florian Philippot, le Front national est parvenu à s’emparer de l’espace politique que convoitait Jean-Pierre Chevènement (qui fut le premier modèle de Florian Philippot) il y a quinze ans : « ni de droite ni de gauche », comme le « pôle républicain » du « Che ». La preuve, c’est que l’antipode de son programme ne se situe plus à l’extrême gauche, chez Jean-Luc Mélenchon, mais bien du côté d’Emmanuel Macron. Celui-ci est, en effet, le seul candidat à présenter l’intégration européenne et la mondialisation comme autant de chances pour la France.
Le fondateur de la start-up politique En marche ! fait le constat que la droite et la gauche sont divisées en leur sein quant aux réponses à apporter aux révolutions du XXIe siècle : robotisation, ubérisation, nouvelle donne internationale. À ses yeux, le conflit politique central oppose désormais ceux qui veulent accompagner ces bouleversements, afin d’en tirer parti, à ceux qui croient possible de s’y opposer. Les progressistes et les conservateurs, selon sa typologie. L’affrontement droite-gauche ? Une survivance. Une manière pour les professionnels de la politique de justifier une rente de situation.
La fin du cycle historique ordonné à la distinction droite-gauche.»
Dans son article Brice Couturier fait une revue des idées et des livres sur ce sujet :
« Cette distinction recoupe en bonne part celle qu’établit Alain de Benoist dans son dernier livre, Le Moment populiste. Droite-gauche, c’est fini ! (Pierre-Guillaume de Roux). Selon lui, nous vivons la fin du cycle historique ordonné à la distinction droite-gauche. Et le « moment populiste » est « le révélateur d’une crise ou d’un dysfonctionnement grave de la démocratie libérale ». Les « élites libérales », sûres de la supériorité morale de leur programme « d’ouverture », préféreraient « gouverner sans le peuple – et finalement contre lui », selon Alain de Benoist.
” Nos gouvernements ne nous représentent plus, ils nous surveillent “, déplore, de son côté, le libéral-conservateur Pierre Manent. En effet, généralement acquises au multiculturalisme, les élites dirigeantes des démocraties occidentales ont longtemps fait la leçon à des populations réticentes. Elles ont été relayées par des médias peuplés de directeurs de (bonne) conscience qui instrumentalisent l’antiracisme pour imposer le politiquement correct. […]
Alain de Benoist estime que la gauche et la droite se sont trahies toutes les deux. La première, en faisant exploser le « front de classe » en une myriade de mouvements revendicatifs identitaires qui n’aspirent plus à transformer la société, mais à s’y faire une meilleure place au détriment des autres. Il rejoint ainsi Marcel Gauchet, pour qui la transformation de la gauche en un « parti des droits » est une manière, dégradée, de « recycler son projet d’émancipation ». La seconde, parce qu’elle s’est donnée, par méfiance envers le peuple, au libéralisme. Or celui-ci provoque, selon Benoist, la destruction de tout ce qui aurait mérité d’être conservé. Et en particulier les peuples en tant que communautés culturellement homogènes et corps politiques se gouvernant eux-mêmes. Le capitalisme mondialisé provoque la désaffiliation des individus (Robert Castel) ; il liquéfie les liens sociaux (Zygmunt Bauman) ; il sape toutes les identités, en particulier celles qui, émanant des appartenances de classe (Jean-Claude Michéa), soutenaient les grands ensembles politiques – libéralisme versus socialisme. […]
L’historien des idées Arnaud Imatz, auteur de Droite-gauche. Pour sortir de l’équivoque (P.-G. de Roux, 2016), montre que, sur la plupart des grands thèmes, gauche et droite n’ont cessé d’échanger leurs positions au cours du temps. Le colonialisme, en France, a été une entreprise de gauche, que la droite dénonçait comme une diversion dans la nécessaire revanche contre l’Allemagne. La défense de l’individu est née à gauche, avant de passer à droite. Aujourd’hui, des questions fondamentales comme la place de l’islam et la laïcité, les rapports avec la Russie ou la forme que doit prendre la poursuite du projet d’intégration européenne divisent non la gauche et la droite, mais chacune d’entre elles. […] »
En réalité il peut exister deux lectures négatives de la mondialisation celles par les classes sociales et celle par l’identité.
Celles par les classes sociales met en avant l’effet de la mondialisation dans le creusement des inégalités dans nos pays en créant des gagnants et des perdants. Cette lecture avantage la Gauche car c’est une analyse qui met en avant l’étude des revenus et des patrimoines.
La lecture par l’identité. Elle met l’accent sur la perte de repère en raison de l’ouverture des frontières, des migrations du bousculement des habitudes par l’étranger. Cette lecture avantage la Droite.
Et Marine Le Pen qui a bien compris cette dichotomie est naturellement attirée par la lecture identitaire mais ne néglige pas la lecture par classe sociale.
Et en face il y a la lecture positive et optimiste de l’ouverture que présente Emmanuel Macron.
Cette confrontation a déjà eu lieu une fois, en France : c’était le référendum sur le traité constitutionnel européen en 2005.
Cette fois-là, ce ne fut pas les partisans de l’ouverture qui l’emportèrent mais bien l’union de la lecture de la mondialisation par les classes sociales avec ceux de la lecture par l’identité. Ce fut la victoire du peuple du mur selon la terminologie de Friedman.
Les choses ont elles tellement évolué, la détestation de Marine Le Pen est-elle si grande que la victoire du peuple du Web, prédit par les sondages, va se réaliser cette fois ?

Lundi 27 mars 2017

Lundi 27 mars 2017
« De l’art de dire des conneries »
Harry Gordon Frankfurt
En me promenant dans la Bibliothèque de Lyon de la Part-Dieu, dans l’Espace Civilisation, mon regard a été attiré par un tout petit ouvrage : « De l’art de dire des conneries ».
Comme dirait Annie, dire des conneries est banal, mais en faire un art est d’une toute autre ambition.
L’auteur de cet ouvrage, dont le titre original est « On bullshit » est un philosophe américain Harry Frankfurt. Sa traduction française fut effectuée en 2006.
Page 11, l’auteur nous apprend qu’il a écrit l’essai en 1984, à l’époque où il enseignait la philosophie à l’Université de Yale.
Un de ses collègues avait alors affirmé que [dans la mesure] « où le corps professoral de Yale comptait dans ses rangs Jacques Derrida et plusieurs autres têtes de file du postmodernisme, il était fort approprié que cet essai ait été écrit à  Yale qui est  après tout la capitale mondiale du baratin ».
Car page 17, cet essai commence par cette sentence « L’un des traits les plus caractéristiques de notre culture est l’omniprésence du baratin ».
Le cœur de ce petit essai est la distinction entre le baratin et le mensonge.
Et l’auteur explique « Le baratineur et le menteur donnent tous deux une représentation déformée d’eux-mêmes et voudraient nous faire croire qu’ils s’efforcent de nous communiquer la vérité. Leur succès dépend de notre crédulité. Mais le menteur dissimule ses manœuvres pour nous empêcher d’appréhender correctement la réalité, nous devons ignorer qu’il tente de nous faire avaler des informations qu’il considère comme fausses.
Au contraire, le baratineur dissimule le fait qu’il accorde peu d’importance à la véracité de ses déclarations […].
Personne ne peut mentir sans être persuadé de connaître la vérité. Cette condition n’est en rien requise pour raconter des conneries. » C’est-à-dire baratiner.
Il me semble pertinent de s’intéresser à ce sujet en pleine campagne présidentielle française où la distinction entre les baratineurs et les menteurs me semble particulièrement décisive.
Wikipedia nous apprend que Frankfurt, né en 1929, a utilisé l’essai « On Bullshit » comme base pour son livre suivant, publié en 2006, qui avait pour thème le désintérêt de la société pour la vérité et pour titre « On Truth (de la vérité) ».
Un sujet d’une très grande actualité. D’ailleurs, la question «La vérité est-elle morte ? »,  est inscrite en grosses lettres rouges sur la couverture du dernier numéro du magazine américain TIME

Jeudi 12 janvier 2017

Jeudi 12 janvier 2017
« Non, les hommes n’ont pas toujours fait la guerre »
Marylène Patou-Mathis
Lors de l’émission <du grain à moudre : pourquoi n’aimons-nous pas la paix ? >  qui ont servi directement à inspirer les deux premiers mots du jour de la semaine et indirectement celui d’hier, Hervé Gardette, le journaliste responsable de l’émission a diffusé un enregistrement d’une émission ancienne où la préhistorienne Marylène Patou-Mathis intervenait pour révéler les découvertes récentes des scientifiques sur la préhistoire concernant l’entraide et l’empathie qui existait à l’intérieur des groupes humains. Elle cite l’exemple d’un squelette dont les anthropologues ont pu déterminer qu’il s’agissait d’un homme qui était né, privé d’un bras et qui est mort vers la cinquantaine, ce qui était extrêmement âgé à cette période. Ils ont donc pu en conclure que cet homme handicapé (trouvé en Irak, vers – 45000) a pu bénéficier de l’entraide du groupe dans lequel il était né. Sinon il n’aurait pas pu vivre si longtemps. [à partir de 33:50 de cette émission]
Marylène Patou-Mathis a publié en 2013, un livre chez Odile Jacob : <Préhistoire de la violence et de la guerre> où elle tente de répondre à cette question : l’Homme a-t-il toujours été violent ?
L’exergue de ce mot du jour est le titre d’un article qu’elle a consacré à ce sujet : « Non, les hommes n’ont pas toujours fait la guerre »
Dans ce long article que je vous invite à lire, Marylène Patou-Mathis écrit notamment :
« L’image de l’homme préhistorique violent et guerrier résulte d’une construction savante élaborée par les anthropologues évolutionnistes et les préhistoriens du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Elle a été gravée dans les esprits à la faveur du présupposé selon lequel l’humanité aurait connu une évolution progressive et unilinéaire. Dès la reconnaissance des hommes préhistoriques, en 1863, on a rapproché leur physique et leurs comportements de ceux des grands singes, gorilles et chimpanzés. Pour certains savants, cet « homme tertiaire » représentait le chaînon manquant entre la « race d’homme inférieur » et le singe. Puis la théorie dite « des migrations », apparue dans les années 1880, a soutenu que la succession des cultures préhistoriques résultait du remplacement de populations installées sur un territoire par d’autres ; elle a enraciné la conviction que la guerre de conquête avait toujours existé. […]
Aujourd’hui, l’hypothèse selon laquelle l’homme, parce que prédateur, descendrait de « singes tueurs » est abandonnée, de même que celle de la « horde primitive » proposée par Sigmund Freud en 1912. Défenseur de la théorie de Jean-Baptiste de Lamarck sur l’hérédité des caractères acquis, le père de la psychanalyse soutenait que, en des temps très anciens, les humains étaient organisés en une horde primitive dominée par un grand mâle tyrannique. Celui-ci s’octroyait toutes les femmes, obligeant les fils à s’en procurer à l’extérieur par le rapt. Puis, un jour, « les frères chassés se sont réunis, ont tué et mangé le père, ce qui a mis fin à l’existence de la horde paternelle », écrit-il dans Totem et Tabou, en 1912. Freud développe également les notions de « primitif intérieur » et de « pulsion sauvage » ; les conflits internes représenteraient l’équivalent de luttes extérieures qui n’auraient jamais cessé.
[…] En outre, de nombreux travaux, tant en sociologie ou en neurosciences qu’en préhistoire, mettent en évidence le fait que l’être humain serait naturellement empathique. C’est l’empathie, voire l’altruisme, qui aurait été le catalyseur de l’humanisation.
[…] D’après les vestiges archéologiques, on peut raisonnablement penser qu’il n’y a pas eu durant le paléolithique de guerre au sens strict, ce qui peut s’expliquer par plusieurs facteurs. Une faible démographie, d’abord : en Europe, on estime à quelques milliers d’individus la population durant le paléolithique supérieur. Les communautés étant dispersées sur de vastes territoires, la probabilité qu’elles se soient affrontées est faible, d’autant qu’une bonne entente entre ces petits groupes d’au maximum cinquante personnes était indispensable pour assurer la reproduction.
[…] au cours du néolithique, le besoin de nouvelles terres à cultiver entraînera des conflits entre les premières communautés d’agropasteurs, et peut-être entre elles et les derniers chasseurs-cueilleurs, en particulier lors de l’arrivée en Europe de nouveaux migrants, entre 5 200 et 4 400 ans av. J.-C. (à Herxheim, en Allemagne, par exemple). Une crise profonde semble marquer cette période, comme en témoigne aussi le nombre plus élevé de cas de sacrifices humains et de cannibalisme.
[…]Ce n’est qu’au cours de la mutation socio-économique du néolithique qu’émergent en Europe les figures du chef et du guerrier, avec un traitement différencié des individus dans les sépultures et dans l’art. L’utilisation de l’arc se généralise ; pour certains préhistoriens, cette arme utilisée pour la chasse aurait joué un rôle dans l’augmentation des conflits, comme semblent l’attester les peintures rupestres du Levant espagnol.
Le développement de l’agriculture et de l’élevage est probablement à l’origine de la division sociale du travail et de l’apparition d’une élite, avec ses intérêts et ses rivalités.  »
J’en arrive à la conclusion :
«  la « sauvagerie » des préhistoriques ne serait qu’un mythe forgé au cours de la seconde moitié du XIXe siècle pour renforcer le concept de « civilisation » et le discours sur les progrès accomplis depuis les origines. A la vision misérabiliste des « aubes cruelles » succède aujourd’hui — en particulier avec le développement du relativisme culturel — celle, tout aussi mythique, d’un « âge d’or ». La réalité de la vie de nos ancêtres se situe probablement quelque part entre les deux. Comme le montrent les données archéologiques, la compassion et l’entraide, ainsi que la coopération et la solidarité, plus que la compétition et l’agressivité, ont probablement été des facteurs-clés dans la réussite évolutive de notre espèce. »
Je vous renvoie vers l’article complet : « Non, les hommes n’ont pas toujours fait la guerre »
J’avais déjà évoqué Marylène Patou-Mathis lors du mot du jour du 6 juin 2016, dans la série de mots consacrée au livre « Sapiens : Une brève histoire de l’humanité »
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Vendredi 14 octobre 2016

« Les contradictions sociales du capitalisme contemporain »
Nancy Fraser, 38ème conférence Marc Bloch

Depuis lundi les mots du jour tournent autour de l’économie, des affaires, du profit et de l’argent qui corrompt.

Hier nous parlions du « consensus de Washington » qui selon les spécialistes a imposé le néo-libéralisme au monde par l’action du FMI et de la banque mondiale, en imposant des solutions dogmatiques aux pays endettés. Parallèlement la financiarisation de l’Économie a progressé.

Aujourd’hui je vous invite à une réflexion d’une autre consistance. Elle est l’œuvre d’une grande intellectuelle américaine, Nancy Fraser née en 1947. Elle est philosophe, enseigne la science politique et la philosophie à la New School de New York. C’est aussi une féministe affirmée, ce qui n’est pas pour me déplaire. Elle a été invitée par l’École des Hautes Études en Sciences Sociales à participer, le 14 juin 2016, à la 38ème conférence Marc Bloch.

Vous trouverez le discours de cette conférence <ICI>, je vous invite à le lire, vous apprendrez beaucoup.

Je vais essayer de vous en dire quelques mots, à ma manière, et d’instiller une saine curiosité.

On pourrait décrire ce dont nous avons parlé depuis lundi comme d’une pièce de théâtre qu’on voit se jouer devant nous. Beaucoup en parle, les journalistes, les économistes, les politiques. Mais il existe en coulisse des choses essentielles qui se passent. Si ces choses n’existaient pas, la pièce de théâtre ne pourrait se jouer. Sur scène, nous sommes dans le monde des échanges marchands, dans la recherche du profit, dans la vie économique telle qu’on la raconte dans les livres et les écoles de commerce. Dans ce monde, la partie mâle de l’humanité reste largement prédominante. Nancy Fraser ne parle pas de théâtre, c’est une invention personnelle pour présenter sa réflexion.

Dans les coulisses se trouve le monde du « Care » selon le terme utilisé par Nancy Fraser, du «prendre soin » si on parle français, mais Nancy Fraser utilise le concept de « Reproduction sociale ».

Nancy Fraser évoque :

« les « pressions qui, de nos jours s’exercent, de toutes parts, sur toute une série de capacités sociales essentielles, à savoir la mise au monde et l’éducation des enfants, la sollicitude envers amis et membres de la famille, la tenue des foyers et des communautés sociales, ainsi que, plus généralement, la pérennisation des liens sociaux. Historiquement, ce travail de « reproduction sociale », comme j’entends le nommer, a été assigné aux femmes, bien que les hommes s’en soient aussi toujours en partie chargés. Etant à la fois affectif et matériel, souvent non rémunéré, c’est un travail indispensable à la société. Sans cela, il ne pourrait y avoir ni culture, ni économie, ni organisation politique. Toute société qui fragilise systématiquement la reproduction sociale ne peut perdurer longtemps. Et pourtant, c’est aujourd’hui précisément ce qu’est en train de faire une nouvelle forme de société capitaliste »

Nancy Fraser inscrit cette réflexion dans 3 étapes historiques :

La première phase est celui du capitalisme libéral et concurrentiel au XIXe siècle. Le temps où massivement l’exode rural a poussé les pauvres vers les villes et les centres industriels. Dans un premier temps, les femmes et les enfants dès leur plus jeune âge étaient mobilisés pour le travail productif, pour des salaires de misère, dans un univers de pauvreté et de misère sociale incommensurable. Mais les combats sociaux ainsi que la pensée humaniste venant de la bourgeoisie ont abouti à des lois qui ont réglementé le travail des enfants et aussi des femmes.

« Le second régime est celui du capitalisme géré par l’État du XXe siècle. Fondé sur la production industrielle à grande échelle et le consumérisme domestique dans son centre, soutenu par la poursuite de l’expropriation coloniale et post-coloniale dans sa périphérie, ce régime a internalisé la reproduction sociale à travers l’engagement de l’État et des entreprises dans la protection sociale. Faisant évoluer le modèle victorien des sphères séparées, ce régime promut ce qui de prime abord pouvait sembler plus moderne : l’idéal d’un « revenu familial », » c’est-à-dire qu’un seul salaire devait permettre de faire vivre une famille. C’était bien évidemment celui de l’homme de sorte que la femme puisse s’occuper de la reproduction sociale. »

Elle ajoute cependant : « même si, encore une fois, un nombre relativement limité de familles pouvaient l’atteindre. ». Cette seconde étape se caractérise par l’émergence et la consolidation de l’Etat providence ou l’Etat social.

Et puis nous arrivons à notre époque :

« Le troisième régime est celui du capitalisme financiarisé et globalisé de notre époque. Les activités de production manufacturière sont délocalisées dans les régions à bas coûts salariaux ; les femmes ont été intégrées à la main-d’œuvre salariée ; enfin, le désengagement de l’État et des entreprises de la protection sociale est encouragé. Il y a bien externalisation des activités de care vers les familles et les communautés, mais dans le même temps leurs capacités à les mettre en œuvre ont été atrophiées. Dans un contexte d’inégalités croissantes, il en résulte une organisation duale de la reproduction sociale : marchandisée pour ceux qui peuvent payer, « familiarisée » pour ceux qui ne le peuvent pas – l’ensemble se retrouvant enjolivé par l’idéal encore plus moderne de la « famille à deux revenus » »

Nancy Fraser, à travers ce regard décalé de la « reproduction sociale » examine l’ensemble des questions économiques. Elle explique ainsi la dette :

« Le principal moteur de cette évolution du capitalisme, et le trait caractéristique du régime actuel, est la dette. La dette est l’instrument par lequel les institutions financières mondialisées font pression sur les États pour réaliser des coupes claires dans la dépense sociale, pour imposer l’austérité et plus généralement pour agir de concert avec les investisseurs afin d’extraire de la valeur des populations sans défense. A mesure que les emplois de service mal payés et précaires remplacent le travail industriel protégé par la négociation syndicale, les salaires tombent en dessous des coûts socialement incompressibles de la reproduction ; dans cette « économies des petits boulots », le maintien des dépenses de consommation impose d’accroître la dette des consommateurs, celle-ci augmentant donc de manière exponentielle. En d’autres termes, c’est de plus en plus à travers la dette qu’aujourd’hui le capital se nourrit du travail, discipline les États, transfère la richesse depuis la périphérie vers le centre et, tel une sangsue, extrait de la valeur des foyers, des familles, des communautés et de la nature.

Il en résulte une exacerbation de la contradiction intrinsèque au capitalisme entre production économique et reproduction sociale »

Nous entendons nos élites politiques et économiques parler d’adaptation, de compétitivité, d’auto entrepreneuriat, de travail du dimanche, ou même de ce nouveau concept de slasheurs qui serait l’avenir des emplois. Jamais, ils ne nous expliquent quel projet de société impliquent ces évolutions.

Quand Nancy Fraser analyse ces évolutions pour leurs conséquences dans la reproduction sociale, elle explique :

« Non content de diminuer l’investissement de l’État tout en intégrant les femmes dans le travail salarié, le capitalisme financiarisé a aussi réduit les salaires réels, ce qui oblige les membres du foyer à augmenter le nombre de leurs heures travaillées, et ce qui les pousse à une course effrénée pour se décharger sur d’autres des activités de care. Pour combler ces « déficits de care », ce régime emploie dans les pays plus riches des travailleurs migrants qu’on fait venir des pays plus pauvres. Sans surprise, ce sont les femmes racialisées et/ou issues du monde rural pauvre qui prennent en charge le travail reproductif et de soin qui était auparavant assuré par les femmes plus privilégiées. Mais pour ce faire, les immigrés doivent transférer leurs propres responsabilités familiales à des travailleurs de care encore plus pauvres qui doivent, à leur tour, faire de même, et ainsi de suite dans des « chaînes de care mondialisé » aux ramifications toujours plus étendues. »

Et si on regarde du côté des femmes les plus dynamiques de l’économie moderne, totalement intégrées dans la high tech et ayant la volonté de concilier leur carrière professionnelle et leur épanouissement familial, Nancy Fraser raconte deux exemples américains :

« Le premier est la popularité croissante de la « congélation d’ovules », une procédure coûtant normalement 10 000 $ mais qui est offerte à leurs employées femmes hautement qualifiées par des entreprises de l’informatique comme un des avantages négociés dans leur contrat. Désireuses d’attirer et de garder ces employées, des firmes comme Apple ou Facebook les gratifient ainsi d’une forte incitation à décaler leur grossesse. En substance le message est le suivant : « attendez d’avoir 40, 50 ans, voire 60 ans, pour avoir des enfants ; consacreznous vos années les plus productives, les années où vous avez le plus d’énergie»

Un second développement aux États-Unis est tout autant symptomatique de la contradiction entre production et reproduction : la prolifération d’appareils mécaniques high-tech et très coûteux pour tirer le lait maternel. Eh bien oui : voilà la solution qu’on adopte dans un pays où il y a un taux d’emploi élevé des femmes, où il n’y a pas de congé maternité ou parental rémunéré obligatoire, et où l’on est amoureux de la technologie. C’est aussi un pays où l’allaitement est de rigueur, mais cela n’a plus rien à voir avec ce que c’était par le passé que d’allaiter son enfant. On ne fait plus téter le sein à son enfant, on « allaite » désormais en tirant son lait mécaniquement et en faisant des stocks pour que la nounou puisse ensuite donner le biberon au bébé. Dans le contexte actuel de pénurie chronique de temps, les appareils à double coque, fonctionnant en « kit mains libres », sont ceux qui sont le plus recherché car ils permettent de tirer le lait des deux seins en même temps, tout en conduisant sa voiture sur la voie rapide, en route pour le travail.

Au vu de ces pressions actuelles, est-il surprenant que les luttes autour de la reproduction sociale aient éclaté ces dernières années ? Les féministes du Nord disent souvent que le cœur de leurs revendications se trouve dans « l’équilibre entre la famille et le travail » »

Pour finir je cite sa conclusion :

« Plus précisément, j’ai voulu expliquer que les racines de la crise actuelle du care sont à chercher dans la contradiction sociale intrinsèque au capitalisme, ou, mieux, dans la forme exacerbée que cette contradiction revêt aujourd’hui dans le contexte du capitalisme financiarisé. Si cette interprétation est correcte, cette crise ne sera pas alors résolue en bricolant la politique sociale. La solution à cette crise ne pourra se faire qu’en empruntant le chemin d’une profonde restructuration de l’ordre social actuel Ce qui est nécessaire, avant tout, c’est de mettre un terme à la soumission de «la reproduction» à «la production» que le capitalisme prédateur a réalisée Par voie de conséquence, il faut réinventer cette distinction et ré-imaginer l’ordre de genre. Reste à voir si l’issue de ce processus pourra encore être compatible avec le capitalisme »

Nancy Fraser donne des clés pour que nous puissions réfléchir et nous demander dans quelle société voulons-nous vivre ? Et de manière plus immédiate, quelle société implique les choix économiques qui nous sont vendus comme ceux de la modernité.

<J’ai découvert l’existence de cette conférence grâce à l’émission “la suite dans les idées” où Nancy Fraser était invitée>

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Jeudi 6 octobre 2016

«La quantophrénie»
Pitirim Sorokin (1889-1968)

Aujourd’hui, je vais vous parler d’une maladie.

Ou disons plutôt un dérèglement des sens et du jugement dont la pathologie consiste à vouloir traduire systématiquement les phénomènes sociaux et humains en langage mathématique et en chiffre.

C’est un sociologue américain Pitirim Sorokin qui l’a conceptualisé, l’a nommé « la quantophrénie » et l’a défini par la fascination du chiffrage des phénomènes.

C’est une chronique de Guillaume Erner qui me l’a faite découvrir, chronique qu’il a appelé les crétins quantophrènes, en abrégé les CQ.

C’était lors de la découverte du scandale des tests des moteurs diesels Volkswagen :

« Encore une fois les CQ sont au cœur de l’actualité. C pour crétin Q pour quantophrène.

La quantophrénie, la maladie qui consiste à croire qu’il n’y a de vérité que chiffrée. Que tout chiffre est une vérité.

Les crétins quantophrènes s’ébrouent dans le scandale Volkswagen. Des années à prendre des mesures bidons, à respirer des moteurs diesels en les décrétant bon pour le service. Crétinisme chiffrée de la mesure, qui ne croit qu’en la mesure, alors que tout test peut être biaisé ou contourné. Crétinisme endormi par deux chiffres après la virgule, équation somnifère concoctée tout exprès par une batterie d’ingénieurs automobiles.

Que les adorateurs du diesel, se rassurent, ils sont rejoints depuis hier par d’autres crétins quantrophènes selon lesquels les inégalités en France ont baissées […] pour dire que le taux de pauvreté a diminué de 14,3% à 14%. Encore une fois la magie hypnotique du chiffre. […] Les crétins quantophrènes veillent. Combien de temps encore, faudra t’il subir les méfaits de ces quantificateurs de l’absurde.

Car contrairement à ce qu’on pense, les gouvernements n’édictent plus de mesures, ce sont les mesures qui nous gouvernent.

Alfred Binet, l’inventeur des tests d’intelligence croyait que l’intelligence c’est ce qui est mesurée par ces tests. Et bien, la bêtise c’est ceux qui croient en ces mesures. »

Voilà, tout est dit !

Mais cela n’est pas suffisant, car exactement comme pour l’essentialisme que nous subissons et que nous pratiquons aussi, si notre vigilance est prise à défaut (quand nous les disons les jeunes sont ainsi et les musulmans sont comme cela, sans compter les auvergnats, les anglais etc.), nous subissons également et pratiquons cette bêtise quantophrénique au quotidien.

Nous sommes fascinés par les chiffres. A partir du moment où il y a un chiffre, il y a un début de vérité et nous pouvons raisonner. C’est une bêtise. Il faut en être conscient.

Dans notre quotidien professionnel, cela représente une autre réalité qui a pour nom «la gouvernance par les nombres». J’en avais fait le mot du jour du 3 juillet 2015, ce titre correspondant à un cours au Collège de France d’Alain Supiot.

Le chiffre ne représente aucune vérité. Il s’éloigne encore davantage de la vérité, quand on y attache une trop grande signification. Parce qu’alors il pervertit le jugement car on ne regarde plus que le chiffre sans essayer de comprendre ce que ce chiffre veut dire, ce qu’il compte ou même ce qu’il est sensé compter.

Le premier chiffre qui obscurcit le jugement est certainement le PIB. Dans des moments de lucidité, il arrive qu’on le critique. Même Nicolas Sarkozy, avait mis en place une commission, dont faisait partie Stiglitz, pour essayer de trouver un autre indicateur. Mais après le questionnement, on en revient bien vite à la mollesse et à tradition conformiste du PIB. Vous pouvez tous les écouter, de droite comme de gauche, ils n’ont qu’un mot à la bouche : croissance ! Or la croissance, c’est l’augmentation du PIB.

Le regretté Bernard Maris disait :

« Quand vous prenez votre voiture à Paris et que vous consommez pendant deux heures de l’essence inutilement parce que vous êtes dans un embouteillage, vous faites augmenter le PIB.
Si vous prenez un vélo pour éviter la pollution, vous n’abondez pas le PIB. »

Que compte le PIB ? Quand les industries produisent et vendent des armes, le PIB est impacté favorablement. Quand il y a des accidents et qu’il faut réparer les véhicules et les humains blessés le PIB augmente.

Quand une mère ou un père s’occupe d’éduquer, de jouer, d’enseigner leurs enfants pour en faire des citoyens et des humains capables de liens sociaux et de vivre selon une éthique, le PIB ne le voit pas.

Quand ces parents préfèrent payer des personnels pour s’occuper de leurs enfants, le PIB en tient compte.

Quand un humain tente de vivre de manière saine pour essayer de préserver sa santé, il participe moins au PIB qu’un autre qui vit sans tenir compte de tels principes et qui doit avoir recours aux médicaments, aux médecins pour soigner ses excès.

Le PIB est un de ces chiffres fétiches qui symbolise de manière remarquable la quantophrénie.

Mais ce n’est pas le seul.

Tout chiffre n’est cependant pas crétin !

Dans les sciences exactes, on a mesuré que la vitesse de la lumière était de 299 792 458 m / s. Ceci a un sens, des raisonnements exacts et des conséquences scientifiques peuvent être tenus à partir de ce chiffre.

Mais il n’y a pas que les sciences exactes.

Tous les chiffres des sciences humaines ne sont pas vains ou mous comme dirait Emmanuel Todd. Il existe des chiffres durs qui ont du sens : par exemple la mesure de la mortalité infantile dans un pays, ou le nombre moyen d’enfants par femme en âge de procréer, l’âge moyen de mortalité. Ces chiffres donnent de vraies indications sur l’état du système de santé ou des mœurs d’un pays.

Mais maintenant quand on lit <La pollution tue 7 millions de personnes par an dans le monde> quel crédit accorder à ce chiffre ? Quasi aucun. Je ne dis pas que la pollution ne contribue pas à augmenter la mortalité, mais je prétends que celui qui affirme que le nombre de morts de ce fait est de 7 millions est un CQ.

Récemment l’Institut Montaigne avec L’IFOP ont publié une étude sur les musulmans de France. Dans cette étude, un chiffre a été produit : <28 % des musulmans sont radicalisés et ont adopté un système de valeurs clairement opposé à celles de la République.> Ce chiffre a été répété à satiété par les médias. Les réseaux sociaux s’en sont emparés. Quand certains osent mettre en cause la méthode, d’abord se poser la question dans 28% quels sont les 100 %, quel est le dénominateur ? Quelle est exactement la population testée ? Et puis à partir de quelles questions, de quelles analyses classent-on la personne interrogée dans cette catégorie qui représente 28%.

De telles questions sont incongrues dans l’esprit de beaucoup, seul reste 28% et on ajoute «28% vous vous rendez compte !»

Je pourrais allonger ce mot du jour à l’envie par des dizaines d’exemple de chiffres qui nous sont assénées quotidiennement comme autant de vérités, de certitudes.

Quand on a enfin conscience de ce phénomène, de cette fascination maladive du chiffrage, il faut d’abord s’appliquer à soi-même cet enseignement et user de chiffres avec grande modération et sans y accorder trop d’importance. Le chiffre n’est jamais la vérité sauf dans ces cas très limités dont j’ai évoqué certains.

Et ensuite quand nous sommes dans la position du receveur, de celui à qui on assène un chiffre nous devons faire usage de la même intelligence et du même scepticisme.

La bonne question qu’il faut toujours se poser : d’où vient ce chiffre ? Quel peut être sa dose de crédibilité ? Sommes-nous en présence d’un crétin quantophrène ?

Ce crétin peut parfois être notre supérieur hiérarchique, lui-même victime de la fièvre quantophrène à l’insu de son plein gré. Dans ces échanges, le chiffre peut être utilisé pour tenter de clore tout débat, toute analyse, toute réflexion et il devient alors un totem ou le centre de la discussion alors que la raison ne devrait lui allouer, le plus souvent, qu’un rôle accessoire.

<Si vous voulez aller à la source de l’analyse vous trouverez sur ce site universitaire canadien, l’ouvrage de référence de Sorokin>

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Mercredi 10 février 2016

Mercredi 10 février 2016
«Credit Sesame, l’application qui vérifie si vous êtes un bon citoyen chinois »
Invention chinoise
C’est la revue de presse de France Inter du jeudi 24 décembre qui m’ont appris l’existence de cette application.
Du point de vue sociologique il s’agit de l’introduction dans la vie réelle des méthodes et des stratégies des jeux électroniques, on parle de “gamification” de la société.
Voici ce que la journaliste Claude Guibal a raconté :
«Tout commence par un jeu, l’une de ces petites applications bêtes et rigolotes comme les réseaux sociaux en proposent en permanence. Huit géants de l’internet chinois s’y sont associés, comme Ali Baba, le rival d’Amazon, la plus grande plateforme de shopping en ligne avec ses 400 millions de clients, ou Bai-He, le Meetic chinois, ou encore la version locale de Facebook.
Ce qui est bien avec Credit Sesame, c’est son nom, c’est que pour gagner ou perdre des points, vous n’avez pas besoin vraiment de jouer. Un algorithme calcule en effet les données fournies, et cela donne un score.
Un score de bon citoyen, qui permet de voir si vous suivez bien la ligne du parti communiste.
Je m’explique: vous achetez des produits chinois, vous boostez donc la croissance du pays, donc vous gagnez des points. Vous achetez en ligne un gadget inutile importé du Japon ? Vous perdez des points.
Vous postez sur les réseaux sociaux un lien sur la chute de la bourse chinoise ? Vous perdez des points.
Vous vantez la politique sociale du gouvernement ? Vous remontez.
Une allusion à Tien An Men ? Ouille !
Pourquoi participer ? Parce que c’est chouette Credit Sesame, ça vous fait gagner plein de trucs. Des bons points et  hop! Vous avez des rabais sur les produits, des petits cadeaux. Vous bénéficiez même de facilités pour obtenir un prêt ou un visa pour voyager à l’étranger.
Mais c’est BIG Brother. Vous ne croyez pas si bien dire. Car comme on parle de réseaux sociaux, l’application fait aussi la même chose pour votre entourage, vos fréquentations. Et puisque les scores sont publics, si un ami qui tient des propos anti gouvernementaux, et c’est votre score qui baisse. Résultat, si vous ne voulez pas en pâtir, eh bien, vous allez faire vous-même la chasse à ces mauvais citoyens…
Cela vous fait peur ? C’est pas fini ! Selon la BBC, les informations de Credit Sesame – qui sont publiques, donc –  devraient être incorporées à la grande banque de données que la Chine prépare pour 2020. Elle fusionnera aussi les informations fiscales, les données personnelles, et même les amendes routières de chacun, ce qui nous donnera l’indice du parfait petit citoyen bien dans les clous. L’outil de contrôle parfait de la population. Bref, si 1984 vous faisait peur, réveillez-vous, 2016, c’est déjà demain. »
La Chine sera t’elle notre modèle pour demain ?
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Lundi 5 octobre 2015

«PDV MV PDV» Pas de vague, mon vieux, pas de vague
Règle appliquée par les énarques selon Adeline Baldacchino

Le 15 septembre, les matins de France Culture avaient pour thème : La France une société bloquée ?

Le titre de l’émission fait référence à un livre que j’ai lu lors de mes études de Droit, début des années 1980, mais qui avait été publié en 1971, il y a près de 45 ans : «La France bloquée l» de Michel Crozier.

Le site de l’éditeur, le Seuil, donne ce résumé :

«Si l’on veut faire bouger cette société bloquée qu’est devenue la société française, il faut absolument secouer le carcan que fait peser sur elle la passion de commandement, de contrôle et de logique simpliste qui anime les grands commis, les patrons, les techniciens et mandarins divers qui nous gouvernent, tous trop brillants, trop compétents et trop également dépassés par les exigences de développement économique et social»

Dans cette émission, Guillaume Erner a invité Eric Maurin, directeur d’études à l’EHESS et auteur de «La fabrique du conformisme» (Seuil, 10 septembre 2015). Peter Gumbel, journaliste et auteur de «Ces écoles pas comme les autres : à la rencontre des dissidents de l’éducation» (La Librairie Vuibert, 14 août 2015). Le mot du jour du 18 juin 2013 était consacré à ce dernier : «Le bassin dans lequel on pêche l’élite française est minuscule» diagnostic qu’il avait explicité dans son livre «Elite Academy» Enquête sur la France malade de ses grandes écoles,

La dernière invitée était une pétillante jeune énarque issue de la promotion 2007-2009 et auteure de «La ferme des énarques» (Michalon, 3 septembre 2015) : Adeline Baldacchino. Le titre de son livre s’inspire du livre écrit en 1945 par George Orwell, «la ferme des animaux» où les animaux se révoltent contre les humains, les chassent de la ferme et prennent le pouvoir qui se transformera en dictature. C’est une satire de la révolution russe et du stalinisme.

C’est cette énarque qui révèle le véritable mot d’ordre des énarques. Vous savez peut être que la devise de l’ENA est «servir sans s’asservir» certains ajoutant « et sans se servir».

Mais Adeline Baldacchino nous rapporte que dans son action quotidienne, l’énarque qui pense à sa carrière va plutôt mettre en œuvre ce conseil d’ancien, synthétisé par un acronyme :

«PDV MV PDV», «Pas de vague, mon vieux, pas de vague.»

Elle en ajoute un autre dans l’émission :

«MRVC», «Mon remplaçant verra ça».

Vous comprendrez donc aisément que sur cette base on ne peut aboutir qu’à une société bloquée puisque nous sommes, dans ce cas, dans un univers où tous les conservatismes sont préférables à la vraie réforme, à celle qui permet de se hisser aux défis de la modernité.

Pour illustrer son livre, Adeline Baldacchino a choisi les trois singes de la sagesse chinoise qui se cache les yeux, se bouche les oreilles et se ferme la bouche : Refuser de voir, d’entendre et de parler.

Dans un article du <Figaro> on lit : Dans cette école qui enseigne à «dé-penser», où l’on n’apprend rien que l’on n’ait déjà appris à Sciences Po – hormis pendant les stages – la culture se réduit à des fiches, des résumés, des condensés, des «petits pots de la pensée», plus digestes et surtout plus utiles. Car à l’ENA on ne lit pas. Ou à la rigueur la presse. «Le Canard enchaîné est le petit vice secret [de l’énarque], mais il ne circulera jamais en public avec autre chose que Le Monde ou Les Echos dans les couloirs de l’école. Alternatives économiques relève du domaine de la grande subversion. […] Le dernier BHL peut tout de même se lire en terrasse

Mais je trouve particulièrement révélateur cet entretien de Adeline Balacchino sur le <site acteurs publics> :

«Un jour, donc, je lançai l’idée d’accueillir une fois par mois à Strasbourg un écrivain, éventuellement ex ou actuel fonctionnaire si cela devait permettre d’amadouer l’école, de lui proposer de faire une conférence sur sa vision du service public, et de dîner avec eux en organisant le débat. Je pensais à Orsenna pour commencer, j’avais envie de le rencontrer à cause de sa belle histoire de la mondialisation, Sur la route du papier.

On me regarda avec des yeux ronds, très ronds. Pour quoi faire ?

Dans quel module cela s’inscrirait-il ?

Gestion et management public, sûrement pas. Légistique, encore moins. Finances publiques, ne plaisantons pas. Pour quoi faire ?

L’école, ce n’est pas la création, ce n’est pas l’innovation, c’est la gestion, on vous a dit. De l’existant. De ce qui est. Quant à ce qui devrait être…

J’imaginais bêtement en arrivant à Strasbourg que nous aurions de vastes débats sur l’économie du bien-être, les théories politiques post-rawlsiennes de la redistribution sociale, l’état des recherches sur la lutte contre la pauvreté, la fiabilité des techniques de sondage, les questions de responsabilité du fonctionnaire, les génocides, les théocraties, Foucault et l’Iran, la désobéissance civile, les minimas sociaux et les effets de seuil, les politiques éducatives, la transition énergétique…

J’imaginais follement un croisement entre le monde des intellectuels, chercheurs, scientifiques et celui des administrateurs, gestionnaires, managers. Je me disais que tout ce que j’avais lu pourrait enfin irriguer le vrai monde où l’on fait (…).

Or, non. Cela n’existe pas. Cela n’est pas fait pour ça. L’économie, par exemple, on l’étudie, non pour comprendre ses usages possibles mais pour savoir ce qu’il faut en dire.

Ainsi, l’énarque lambda sortira-t-il à la direction du budget. Il n’aura qu’une idée très limitée, parfaitement scolaire (au mieux, elle tient dans la lecture et la relecture du manuel de référence qu’on nomme le « Pisani-Ferry ») des mécanismes économiques.

Ne parlons pas de débats. Mais il sera sûr d’une chose, absolument. Il faut – parce que « c’est bien » –, dans le bon ordre : faire des économies, tenir le cap de la rigueur budgétaire, maîtriser la dépense, affamer la Grèce mais ils n’avaient qu’à payer leurs impôts plus tôt, proposer une trajectoire d’équilibre des comptes publics, ne pas fâcher la Commission européenne, ne pas parler, jamais, tabou, des keynésiens, de Joseph Stiglitz ou de Paul Krugman (…).

Mais tout cela, l’énarque n’en parle pas, c’est trop dangereux, car d’une part ce n’est pas « ce qu’il faut dire », d’autre part il n’y connaît rien, donc il ne prendra pas le risque d’affirmer l’inverse.

Il lui suffit de savoir que ce n’est pas ce qu’il faut dire. Il est fin prêt pour la direction du budget, ou pour le cabinet du ministre des Finances. Il y prêchera l’austérité, même contra-cyclique, même à contretemps, même contre toute évidence, parce que c’est ce qu’on lui a dit qu’il fallait dire, un jour.»

Les énarques sont sélectionnés par rapport à leur capacité de redire et de refaire ce qui a toujours été fait. «De l’existant. De ce qui est.» dit Adeline Balacchino. Il n’est pas impossible qu’ils soient créatifs ou innovateurs, mais force est de constater que ce n’est pas sur cela qu’on les juge et qu’on les recrute.

Je finirai par une photo, celle d’un éminent et brillant énarque qui est parvenu à se faire élire président de la République :

Le Président de la République dans son bureau, le 24 février 2015, entouré d’une montagne de papier

Le décryptage de cette photo amène à plusieurs réflexions :

  • 1° Cela montre, combien de décisions relèvent du Président de la République. Cet homme n’a plus le temps de réfléchir, d’être stratège s’il faut que dans la journée il doivent se prononcer sur tant d’affaires particulières. Cette photo montre ainsi le blocage du fonctionnement de l’Etat, celui d’un Président qui ne sait pas déléguer, qui doit tout voir ou en tout cas plus qu’il n’est en capacité de maîtriser. Vous me direz, nul besoin de cette photo lorsqu’on se souvient de son intervention sur le cas particulier de Leonarda où le président stratège s’est rabaissé à un simple gestionnaire des affaires courantes.
  • 2° Il n’y a pas d’ordinateur ou d’autre outil moderne d’accès à l’information. Cette photo dans les dorures du palais n’a comme seul élément de modernité visible utilisé, par rapport au 19ème siècle, que l’électricité de la lampe de bureau. Electricité généralisée au début du XXème siècle. rappelons que c’est la ville de Heilbronn (Allemagne) qui est en 1892 la première ville en Europe équipée d’un système de distribution en électricité par un réseau de distribution en courant alternatif. Il y a peut-être au premier plan un DVD ou un CD, élément de modernité déjà largement dépassé dans le monde des réseaux.
  • 3° Cet homme est totalement structuré par la «culture papier» où on accède à l’information par le papier, on décide sur le papier, on communique par le papier. Je m’interroge : une organisation fonctionnant de cette manière permet-elle de comprendre la civilisation du numérique et de nous préparer au monde de demain. Cette incapacité de s’extraire de l’existant, de la manière de fonctionner du XIXème siècle me semble inquiétante, surtout si on intègre PDV MV PDV.

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