«C’est un peu rapide [de dire ] que deux France se feraient face ! »
Frédéric Gilli
Tourner autour du pot, pour voir le pot sous tous ses aspects…
Osons un peu de complexité, car la vie est complexité.
C’est l’arme des démagogues de tous bords de prétendre que les choses sont simples et que des solutions simples peuvent être trouvées.
Nous aussi sommes complexes :
Faisons-nous partie du peuple du web ou du peuple du mur ?
Sommes-nous libéraux ou non en matière économique, culturelle ou sociétale ?
Sommes-nous des « gens de n’importe où » ou appartenons au « peuple de quelque part ». ?
Mon ami Daniel répondait au mot du jour d’hier fort judicieusement : « j’ai du mal à me retrouver dans [cette] distinction. J’ai le sentiment d’être de quelque part culturellement mais pas physiquement par ailleurs j’aime l’ouverture aux idées tout en conservant mon sens critique. »
Pour ma part, je me sens plutôt faisant partie du peuple du web que du peuple du mur. Mais quand je discute avec mon fils Alexis je n’en suis plus si certain. Je fais certainement beaucoup moins partie du peuple du web que lui ou j’adhère beaucoup moins aux valeurs du peuple du web que lui. Suis-je pour autant du peuple du mur, sans le reconnaître ?
Et je ne me sens certainement pas de n’importe où, je suis plutôt de quelque part.
Je comprends et j’adhère à cet avis que Christophe Guilluy a émis et que j’ai repris dans le mot du jour du 7 octobre 2016 : « Personne au monde, ni en Algérie, ni au Sénégal, ni en Chine, ne souhaite devenir minoritaire dans son village. »
Les raisonnements binaires sont simplistes, or la vie, l’humanité est complexité.
Dans une tribune au « Monde » que vous trouverez en pièce jointe, Frédéric Gilli, chercheur à Sciences Po, estime que la géographie du vote ne dessine pas une claire opposition entre une France des villes vivant bien la mondialisation et une France périphérique en train de dépérir.
Je vous en livre quelques extraits :
« Deux France se feraient face. Une double fracture même, territorialement caractérisée à grand renfort de cartes synthétiques : d’une part les centres-villes s’opposant aux zones pavillonnaires et rurales et d’autre part des régions aux valeurs très différentes démarquées par une ligne Normandie-Provence-Alpes-Côte d’Azur…
C’est peut-être un peu rapide ! […]
Les instituts nous le disent, les électeurs d’Emmanuel Macron sont plus diplômés, plus urbains, plus optimistes… Le yuppie serait ainsi le candidat des bobos béats et de la mondialisation heureuse avec, face à lui, la France périphérique, repliée, xénophobe et fragile ?
[…] en 2017, la présence de Marine Le Pen en tête dans plusieurs départements et dans une majorité de communes occulte la grande diversité des municipalités dans lesquelles Emmanuel Macron réalise des scores très importants : il est arrivé largement en tête à Paris (35 %), la belle affaire ! Il est aussi arrivé en tête dans un département rural traditionnellement de droite comme l’Aveyron (26 % contre 17 % à Le Pen) et un département voisin traditionnellement de gauche comme le Puy-de-Dôme (27 % contre 18 % à Le Pen) et dans des villes moyennes fragilisées comme Bourges (Union des démocrates et indépendants, 28 %), Bar-le-Duc (Parti socialiste, 25 %) ou Châteauroux (Les Républicains, 25 %)…
Creusons donc un peu !
Marine Le Pen en tête dans 19 000 communes C’est indéniablement dans les coeurs des grandes agglomérations que Macron réalise ses meilleurs résultats : il y capitalise 26 % des scrutins exprimés, quand Marine Le Pen n’en recueille que 18 %. Pour autant, si l’on compare les résultats des deux candidats arrivés en tête au premier tour en suivant les grandes catégories territoriales de l’Insee (les grandes aires urbaines, leur périphérie, les villes petites et moyennes, le rural), force est de constater que le paysage électoral est bien moins binaire que celui d’une France à moitié bleu Marine (la candidate FN arrive en tête dans 19 000 communes). Le vote FN croît bien à mesure que l’on s’éloigne du centre : 18 % dans les grandes agglomérations, 25 % à leur périphérie et 27 % au-delà ; 17 % dans les villes petites et moyennes, 22 % à leur périphérie, 29 % au-delà…
Le rural résistant mieux à cette poussée frontiste avec moins d’un quart des suffrages pour Marine Le Pen. On notera toutefois que, si ces chiffres sont indéniablement élevés, elle ne dépasse pas la barre des 30 % dans aucun de ces territoires (en moyenne, il est évident que cela peut masquer des situations municipales variables).
Et Macron dans tout cela ? Uniformité des résultats Eh bien, ses résultats sont particulièrement constants quel que soit le terrain. Il rassemble entre 20 % et 23 % des électeurs dans tous ces territoires : 21 % des ruraux, 22 % des électeurs des petites villes, 23 % des périurbains des grandes agglomérations…
Evidemment cela varie en fonction des communes et de leur composition sociale mais, si deux France se font face à travers Le Pen et Macron, ce ne sont de toute évidence pas la France des villes et celle des campagnes, puisque le candidat d’En marche ! brille plutôt par l’uniformité de ses résultats.
Le constat mérite aussi d’être affiné par grandes régions : une carte nationale montre en effet la nette prééminence du FN dans la moitié nord-est du pays, au-dessus d’une ligne Caen-Grenoble, ainsi que le long du littoral méditerranéen. En Normandie, dans les Hauts-de-France, le Grand-Est, en Bourgogne-Franche-Comté ou dans le Centre, Marine Le Pen arrive en tête, y compris dans les plus grandes aires urbaines (sauf dans l’hyper-centre de plusieurs d’entre elles, disputé par Macron et Mélenchon). Les communes rurales du nord et de l’est de la France composent d’ailleurs la seule grande catégorie territoriale où Marine Le Pen dépasse 30 % des votes en moyenne (31 %), et c’est en même temps les seuls endroits où Emmanuel Macron ne recueille pas en moyenne plus de 20 % des scrutins (et 14 % des inscrits, soit 260 000 bulletins recueillis sur 1 800 000 possibles).
[…] Si le vote FN est plutôt typé géographiquement, cela ne se traduit pas par une France coupée en deux, ni entre le Nord ou l’Est et le Sud ou l’Ouest, ni entre les villes et les campagnes. Et à tout prendre, au vu des cartes, si un vote répond nationalement à celui de Le Pen, ce serait plutôt celui en faveur de Mélenchon. Au contraire, le principal signe de continuité entre ces territoires, c’est précisément le vote Macron, qui est très stable à travers tout le pays, quels que soient les endroits.
Ces raccourcis seraient sans conséquences s’ils ne risquaient pas d’induire des erreurs de jugement.
En l’occurrence, deux erreurs sont possibles
La première serait, pour les analystes, de se méprendre sur l’état du pays. Le pays n’est pas traversé par une guerre de civilisation, ni coupé en deux entre des territoires aux trajectoires opposées. Si Macron est réellement le candidat de la modernité et de la mondialisation que nous présentent les médias, cela voudrait dire que l’on trouve dans ces territoires des gens ouverts au monde, à la création de richesse… ce que démontrent les nombreuses initiatives locales partout en France mais que les politiques de concurrence territoriale et de métropolisation s’obstinent à nier.
[…]
La seconde erreur serait, pour Emmanuel Macron, d’oublier d’ici au second tour mais surtout pendant son mandat qu’il est aussi l’élu de cette France-là. Au total, les quartiers pavillonnaires, les petites villes en déprise, les zones rurales lui donnent 3,6 millions de voix, soit près de la moitié de son électorat !»
Vos idées sont moins claires après avoir lu cette chronique ?
C’est normal, c’est cela la complexité.
Mais c’est beaucoup plus proche de la réalité.