Mardi 6 septembre 2016

Mardi 6 septembre 2016
«Avant de réussir une grande carrière politique, Michel Rocard a été un audacieux militant anticolonialiste»
Pierre Joxe
Dans le combat Mitterrand/Rocard, Pierre Joxe avait clairement choisi le camp de Mitterrand. Dans son livre «Si la gauche savait», Rocard écrit qu’il faisait partie de la «la garde noire» de Mitterrand, ailleurs il dit qu’il faisait partie de «mes tueurs»  que Mitterrand voulait absolument nommer au gouvernement dirigé par Rocard au poste stratégique de l’Intérieur pour le surveiller voire plus. Mitterrand voulait se débarrasser de Rocard et il avait dit à ses amis qui depuis l’ont répété, par exemple Ambroise Roux, qu’il fallait “lever l’hypothèque Rocard”.
Pourtant à la fin de sa vie Rocard a exprimé cet avis nuancé sur Pierre Joxe : «Un drôle de zèbre, Joxe… Un ultra du mitterrandisme avec, en même temps, une énorme distance. Il est très cynique, mais il a beaucoup d’humour. Nous sommes très copains !»
Mais Pierre Joxe est aussi issu d’une grande famille politique : son père Louis Joxe fut un grand résistant, ministre de De Gaulle et principal négociateur des accords d’Évian ayant abouti à l’indépendance de l’Algérie… Et c’est justement pour son comportement et l’action de Michel Rocard lors de la guerre d’Algérie qu’il lui a rendu hommage :
«A l’annonce de la mort de Michel Rocard, la plupart des réactions exprimées par les hommes politiques au pouvoir – et par ceux qui espèrent les remplacer bientôt – ont été assez souvent purement politiques ou politiciennes. A gauche, l’éloge est de règle. A droite, l’estime est générale. Mais deux aspects de la personnalité de Michel Rocard semblent s’être volatilisés : avant de réussir une grande carrière politique, il a été un audacieux militant anticolonialiste et un talentueux serviteur de l’Etat.
Il lui fallut de l’audace, en 1959 pour rédiger son Rapport sur les camps de regroupement en Algérie. Il fallait du talent en 1965, pour être nommé  secrétaire général de la Commission des comptes et des budgets économiques de la Nation.
Je peux en témoigner.
Quand je suis arrivé en Algérie en 1959,  jeune militant anticolonialiste d’une UNEF mobilisée contre la sale guerre coloniale, le prestige de Rocard était immense parmi nous. C’était comme un grand frère, dont on était fier.
Car il avait rédigé
[…] un rapport impitoyable sur les « camps » dits « de regroupement » que les « pouvoirs spéciaux » de l’époque avaient permis à l’Armée française, hélas, de multiplier à travers l’Algérie, conduisant à la famine plus d’un million de paysans et à la mort des centaines d’enfants chaque jour…
Le rapport Rocard « fuita » dans la presse. L’Assemblée nationale s’émut. Le Premier ministre Debré hurla au « complot communiste ». Rocard fut menacé de révocation, mais protégé par plusieurs ministres dont le Garde des sceaux Michelet et mon propre père, Louis Joxe.
Quand j’arrivai alors à mon tour à Alger,  les officiers dévoyés qui allaient sombrer dans les putschs deux ans plus tard me dirent, avant de m’envoyer au loin, dans le désert : « … Alors vous voulez soutenir les hors la loi, les fellaghas, comme votre ami Rocard…? »  
Je leur répondis, protégé par mes galons d’officier, par mon statut d’énarque – et assurément par la présence de mon père Louis Joxe au gouvernement : « C’est vous qui vous mettez « hors la loi » en couvrant, en ne dénonçant pas les crimes commis, les tortures, les exécutions sommaires et les mechtas incendiées. » J’ignorais alors que ces futurs putschistes allaient tenter un jour d’abattre l’avion  officiel où mon père se trouvait…
En Janvier 1960, rappelé à Alger du fond du Sahara après le virage de
De Gaulle vers « l’autodétermination » et juste avant la première tentative de putsch – l’ « affaire des barricades » –, j’ai pu mesurer encore davantage le courage et le mérite de Rocard. Il avait reçu mission d’inspecter et décrire ces camps où croupissait 10% des paysans algériens, ne l’oublions jamais !
Il lui avait fallu une sacrée dose d’audace pour arpenter l’Algérie en civil – ce jeune inspecteur des finances –, noter tout ce qu’il voyait, rédiger en bonne et due forme et dénoncer froidement, sèchement, ce qui aux garçons de notre génération était une insupportable tâche sur l’honneur de la France. Nous qui avions vu dans notre enfance revenir d’Allemagne par milliers les prisonniers et les déportés dans les gares parisiennes, nous étions indignés par ces camps.
Car en 1960 encore, étant alors un des officiers de la sécurité militaire chargé d’enquêter à travers l’Algérie, d’Est en Ouest, sur les infractions, sur ceux qui  désobéissaient aux ordres d’un De Gaulle enfin converti à l’« autodétermination » qui allait devenir l’indépendance, j’ai pu visiter découvrir et dénoncer à mon tour des camps qu’on ne fermait pas ; des camps que l’on développait ; de nouveaux camps… Quelle honte, quelle colère nous animait, nous surtout, fils de patriotes résistants ! […]
Michel Rocard, et beaucoup d’autres serviteurs de l’Etat, nous avons été conduits à la politique par nécessité civique. Non pour gagner notre pain, mais pour être en accord avec notre conscience, nos idées, nos espoirs.
Les exemples contemporains de programmes électoraux trahis, oubliés ou reniés, de politiciens avides de pouvoir, mais non d’action, « pantouflant » au besoin en cas d’échec électoral pour revenir à la chasse aux mandats quand l’occasion se présente, tout cela est à l’opposé de ce qui anima, parmi d’autres, un Rocard dont beaucoup aujourd’hui encensent la statue mais tournent le dos à son exemple en détruisant des conquêtes sociales pour s’assurer d’incertaines « victoires » politiciennes, contre leur camp, contre notre histoire, contre un peuple qui n’a jamais aimé être trahi.»
Comme le dit justement Joxe, beaucoup se réclament de Rocard. Beaucoup pensent qu’en fin de compte ce sont ses idées qui auraient gagné à gauche et seraient au pouvoir. Mais c’est oublier que Michel Rocard a toujours voulu d’abord lutter contre les inégalités sociales et affermir les conquêtes sociales. La confiance régulée dans les marchés n’était que le moyen parce qu’il avait compris que l’économie administrée n’était pas efficace.
Mais pour revenir à la guerre d’Algérie, Michel Rocard avait clairement choisi son camp, celui de l’éthique, des droits de l’homme et bien sûr le combat anticolonial. Je ne me lasserai pas de rappeler que François Mitterrand était, à cette époque, dans l’autre camp.