Mercredi 7 septembre 2016

Mercredi 7 septembre 2016
«La France va très mal. Le cœur de ce malaise reste économique.»
Michel Rocard
Ce fut l’un de ses derniers passages à la radio, il fut l’invité de Léa Salamé sur France Inter, le 2 février 2016.
C’était donc après les attentats du 13 novembre, en plein débat sur la déchéance de nationalité.
C’est encore vrai alors que l’on débat du burkini et que Nicolas Sarkozy revient en mettant au centre du débat l’identité de la France.
Lors de cet entretien il dit notamment :
«La France va très mal. Le cœur de ce malaise reste économique. Il y a longtemps que je pense que le Gouvernement n’a pas assumé la crise économique, les multiples crises. Ils espèrent une amélioration de la crise économique capable de produire une diminution des tensions intellectuelles et psychologiques qui sont elles-mêmes à la source de la violence. Il y a un emballement médiatique autour des symboles. Les Français ça leur plaît de s’engueuler autour de ça. Pourquoi pas ?
La vérité est que le malaise fondamental du capitalisme occidental est plutôt anglo-saxon d’origine et la République n’a pas grand-chose à y voir.
Nous avons fait pire, nous avons confié la mission de nous défendre contre ça à l’Europe sans lui en donner les moyens. »
Et il rappelle que le combat principal pour lui reste la lutte contre les inégalités :
«La volonté de défendre les humbles, les pauvres, ceux qui n’ont pas eu de chance dans le capitalisme et de lutter contre la spéculation. Malheureusement, nous n’en avons pas toujours les moyens puisque le combat est de nature mondiale. Il y a des pays, la Grande Bretagne, les États-Unis, où les gagnants politiques du moment considèrent que le droit de s’enrichir doit être préservé absolument. C’est abominable.
La France ne fait pas partie de cette école là mais elle fait partie de ces vaincus.»
Et quand Léa Salamé le confronte aux propos de Macron  « Il faut des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires » il répond simplement «Je reste partisan d’une autre lecture : la recherche contre les inégalités excessives. »
Le mot du jour du 5 novembre 2012 avait aussi rapporté cette affirmation de sa part : « Dans les cinq plus beaux moments d’une vie, il y a un (ou des) coup(s) de foudre amoureux, la naissance d’un enfant, une belle performance artistique ou professionnelle, un exploit sportif, un voyage magnifique, enfin n’importe quoi, mais jamais une satisfaction liée à l’argent.»
Lors de la crise 2008, il avait insisté plusieurs fois sur l’importance néfaste des idées de l’école de Chicago et de Milton Friedman en disant que «les idées peuvent tuer» par exemple ici  https://www.youtube.com/watch?v=VFsTKmFny14
Dans cet <entretien> il affirme qu’«Avec [l’idée de Milton Friedman] que le fonctionnement des marchés est parfait, il a laissé toute l’avidité, la voracité humaine s’exprimer librement»
Et surtout il ancre son analyse dans la compréhension de l’Histoire :
«L’équilibre entre partenaires du jeu économique a changé. C’est le résultat de deux siècles d’histoire du capitalisme. Quand il est né – dans les années 1810-1840 – on s’est aperçu que le système était cruel et injuste. Assez vite naît une riposte du monde du travail, qui prend la forme des coopératives, des mutuelles, des syndicats, du mouvement socialiste. Leur souci est de se débarrasser du capitalisme. Mais le capitalisme a gagné. Sous la pression ouvrière, mais pas seulement, son efficacité prodigieuse a été mise au service de la lutte contre la cruauté sociale.
Le système est ainsi fait qu’il est instable. C’est même sa caractéristique principale. La crise des années 1929-1932, et la guerre qui a suivi, a rallié les cervelles à l’idée qu’il fallait le stabiliser. L’accord s’est fait dans le monde sur trois stabilisateurs. Le premier, c’est la sécurité sociale. L’Anglais Beveridge a théorisé qu’en faisant des retraites, de l’assurance chômage, de l’assurance maladie, des prestations familiales, on contribuait à stabiliser le système. Le deuxième régulateur, c’est celui de Keynes : au lieu de gérer les budgets et la monnaie sur la base de comptes nationaux, il faut les utiliser pour amortir les chocs extérieurs. Cette idée explique l’absence de crise pendant les trente années qui suivent. Le troisième régulateur, le plus ancien, c’est celui d’Henry Ford, et il tient en une phrase : « Je paie mes salariés pour qu’ils achètent mes voitures. » Mis ensemble, à la fin de la Second Guerre mondiale, ces trois stabilisateurs vont donner le compromis social-démocrate, qui a duré trente ans.
Les actionnaires ont fini par considérer qu’ils étaient mal traités. Ils ne venaient pas aux assemblées générales – on en rigolait, d’ailleurs. Ça a changé quand se sont créés les fonds de pension qui regroupent des milliers, des millions d’actionnaires. Ils ont envahi toutes les assemblées, en se moquant des problèmes internes de l’entreprise, et en disant « je veux plus ». Dans la foulée se créent les fonds d’investissement, plus petits mais beaucoup plus incisifs, et les fonds d’arbitrage, les hedge funds.
Ces fonds ont créé une vaste pression sur les managers. Ils disaient : « Si vous ne payez pas plus, on vous vire. » Puis il y a eu un mouvement plus puissant encore, celui des OPA. Celui qui ne distribue pas assez à ses actionnaires devient « opéable ». Il en a résulté une externalisation formidable de la main-d’œuvre, qui a rendu précaire un quart de nos populations. Au final, cela donne une économie fatiguée, minée par la méfiance, où l’idée de fidélité à l’entreprise commence à disparaître et où la croissance ralentit.
Y a-t-il des moyens d’en sortir ?
Tout commence par la prise de conscience et le diagnostic. Ce diagnostic doit être scientifique et internationalement partagé. Aussi longtemps que les chefs d’entreprises productives se laisseront intoxiquer par la propagande bancaire, alors que leurs intérêts sont souvent antagonistes, aussi longtemps que les médias nieront le diagnostic, il n’y aura pas de remède.
Le repli national, c’est l’assurance déclin, l’assurance récession, parce que nos économies sont interdépendantes. L’économie administrée, on sait bien que ça ne marche pas. Interdire les produits dérivés, à mon avis ce n’est pas possible, car ils font fonctionner le système. Donc il faut une longue réflexion, qui doit comprendre un aspect éthique. La confiance ne peut pas revenir quand le PDG ou le banquier, qui gagnait 40 fois plus que ses salariés pendant les deux premiers siècles de capitalisme, gagne 350 à 500 fois plus. Il faut reconnaître que le moteur de la croissance, c’est la consommation des ménages. Cela implique le retour de la masse salariale à un niveau plus élevé : en moyenne, sa part dans le PIB a perdu 10 % en vingt-cinq ou trente ans.
Il faudra aussi fournir un élément scientifique pour condamner l’espoir d’une rentabilité à 15 %, alors que le PIB croît de 2 % par an. Cet objectif de 15 % est un objectif de guerre civile. Or, il a été formulé par les professionnels de l’épargne et personne n’a rien dit. Aujourd’hui, si on ne trouve pas d’inflexion, on est dans le mur. Le déclin du Bas-Empire romain a commencé comme ça…»
Et puis écoutez dans cette vidéo Michel Rocard expliquer la division syndicale française en remontant à la répression sanglante de la Commune de Paris par Adolphe Thiers, c’est à partir de 1h14:20
Ainsi était Michel Rocard, inscrivant toujours sa réflexion dans l’argumentation, dans la compréhension de l’Histoire et de l’Economie.
Il était aussi dans la lignée des Mendes-France qui ne croyait pas à l’homme providentiel, mais croyait en la réflexion partagée, à l’implication des gens et au travail d’équipe déployant l’intelligence collective.
Je reste pour ma part convaincu de la justesse de cette pensée.