Jeudi 8 septembre 2016

Jeudi 8 septembre 2016
«  Pour diriger une société, il faut la comprendre. »
Michel Rocard dans son ultime interview au Point
Le 8 juin dernier, le journaliste Emmanuel Berretta rencontrait une dernière fois Michel Rocard et en tira un long entretien que le Point a publié et que vous trouverez en pièce jointe. Moins d’un mois après, Michel Rocard quittait la communauté des vivants.
Je l’avoue, et vous l’aurez compris je suis orphelin, en politique, de Michel Rocard.
J’aime beaucoup et j’approuve la dénonciation, de la gauche du PS et même au-delà, des dérives du système économique actuel, de la financiarisation du monde, de l’explosion des inégalités.
Même Michel Rocard avait eu ce cri de colère : « Il est des moments où une cure de gauchisme est nécessaire.» dans une tribune du Monde dont j’avais fait le mot du jour du 12 décembre 2014.
Mais je ne suis pas cette gauche dans les propositions de solutions qui soit me semblent irréalistes, soit néfastes. Ainsi, on ne peut pas faire de la France un territoire, tel le village Gaulois, épargné par la mondialisation. La fiscalité française ne peut pas s’éloigner de trop de celles de ses voisins. La France ne peut pas, seule, imposer sa loi aux multinationales et aux forces financières. Il faut donc trouver des partenaires et négocier avec eux, ne pas croire que la France est en mesure d’imposer son point de vue au reste du monde ni même aux européens et pour le reste tenir compte des contraintes mais aussi des opportunités de la mondialisation.
Alors, on pourrait penser que le gouvernement actuel est un gouvernement conforme à la pensée que défendait Rocard, ainsi de Valls qui a fait partie du premier cercle de ses collaborateurs ou Macron qui se réclame de lui. Dans cet entretien, il essaie de ne pas être trop abrupt, mais il montre quand même que cette idée [de rocardiens au pouvoir] n’a pas vocation à prospérer  :
A la question : « Emmanuel Macron et Manuel Valls affirment que vous êtes leur mentor. Qu’est-ce que cela vous inspire ? »
Il répond : « Ils le font tout le temps, c’est gentil à eux et je les en remercie… Mais ils n’ont pas eu la chance de connaître le socialisme des origines, qui avait une dimension internationale et portait un modèle de société. Jeune socialiste, je suis allé chez les partis suédois, néerlandais et allemand, pour voir comment ça marchait. Le pauvre Macron est ignorant de tout cela. La conscience de porter une histoire collective a disparu, or elle était notre ciment. Macron comme Valls ont été formés dans un parti amputé. Ils sont loin de l’Histoire. »
Loin de l’Histoire …
Il essaie cependant de rester gentil avec Macron : « Macron s’est totalement affranchi [du clivage droite/gauche], mais il reste du côté du peuple, donc de la gauche. Assurer un bien meilleur niveau d’emploi, Macron ne pense qu’à ça. »
Mais il y met tout de suite une nuance : «  Reste le vrai signal de gauche qui consiste à donner à l’homme plus de temps libre pour la culture, les choses de l’esprit, le bénévolat associatif, etc. Le capitalisme doit ménager cet espace. C’est le modèle du socialisme démocratique à la scandinave. »
Et par rapport à tous les deux, Michel Rocard a toujours revendiqué son appartenance et son adhésion au mot de « socialisme ». Il dit dans cet entretien : « Nous sommes aussi vaincus par l’individualisme. J’en ai beaucoup voulu à Manuel Valls de vouloir changer le nom du parti. L’histoire nous a dotés du seul mot qui fait primer le collectif sur l’individu : le « socialisme ». C’est même la seule chose que le socialisme veuille dire, et surtout pas « appropriation collective des moyens de production » ! »
Et alors que pense Michel Rocard de François Hollande ?
« Le problème de François Hollande, c’est d’être un enfant des médias. Sa culture et sa tête sont ancrées dans le quotidien. Mais le quotidien n’a à peu près aucune importance. Pour un politique, un événement est un « bousculement ». S’il est négatif, il faut le corriger. S’il est positif, en tirer avantage. Tout cela prend du temps. La réponse médiatique, forcément immédiate, n’a donc pas de sens. Cet excès de dépendance des politiques aux médias est typique de la pratique mitterrandienne, dont François Hollande est l’un des meilleurs élèves.
Or le petit peuple de France n’est pas journaliste. Il sent bien qu’il est gouverné à court terme et que c’est mauvais.  »
Et à la phrase suspendue du journaliste : « L’espoir de l’actuel président de la République de repasser… », il répond : « D’abord, je me demande pourquoi il ferait ça  »…
Il donne quelques circonstances atténuantes : « Les politiques sont une catégorie de la population harcelée par la pression du temps. Ni soirée ni weekend tranquille, pas un moment pour lire, or la lecture est la clé de la réflexion. Ils n’inventent donc plus rien. On sent venir l’élection sans projet de société d’un côté comme de l’autre. »… Mais peu encourageante pour l’avenir.
Il ajoute : « [La parole du politique est aujourd’hui discréditée], et elle n’est pas près d’être recréditée ! Rien de ce que je peux vous dire ne se résume en une minute trente à la télévision. Comment réussir à redonner un espoir aux Français si cet espoir n’est pas inscrit dans une durée, au moins celle de la longévité de nos petits-enfants ? » 
Il fallait trouver une phrase exergue de ce mot dans ce long entretien, j’ai choisi le début de cette analyse : «  Pour diriger une société, il faut la comprendre. Or on ne peut plus se comprendre. […] Le système fonctionne pour le divertissement. [J’avais esquissé l’idée, dans le mot du jour du 29 août,  qu’aujourd’hui « Le Monde est un jeu »]. Comment, dès lors, comprendre le Moyen-Orient ou la crise économique ? Le monde du savoir ne produit plus de connaissances interdisciplinaires, les sociologues ne travaillent pas avec les économistes, qui ont peu ou pas de contact avec les politiques. »
Dans ce long entretien énormément de questions sont abordées, les relations internationales, l’immigration, les problèmes sociaux, l’économie, la situation de la France dans le monde et les problèmes beaucoup français.
J’en souligne encore quelques points :
Sur le problème français du soutien de l’innovation et de la réalité de l’égalité dans notre pays : « Et notre système social tue les poules aux œufs d’or. Il naît tous les ans en France autant de start-up qu’en Allemagne, sauf qu’elles meurent dans les cinq premières années à cause de notre fiscalité et du poids excessif de l’administration. […]
Nous parlons et écrivons le mot « égalité » partout, mais dans les faits la France est dans la moyenne de l’Europe, entre la Grande-Bretagne, clairement inégalitaire, et l’Allemagne, qui fait mieux que nous. Je le répète, les pays scandinaves montrent la voie, celle d’une organisation sociale plutôt harmonieuse, sans trop de conflits, et respectueuse des biens collectifs : éducation, santé, transports publics et environnement. »
Il parle bien sûr de la gauche française tout en rappelant par ailleurs que toute la social-démocratie européenne est en crise et en panne d’idées. Mais : « La gauche française est un enfant déformé de naissance. Nous avons marié deux modèles de société radicalement différents, le jacobinisme et le marxisme.
Pas de souveraineté des collectivités territoriales, pas de souveraineté des universités, tout est gouverné par le sommet, ça c’est le jacobinisme. Avec la prétention d’avoir une analyse rationnelle de la production, ça c’est le marxisme. Et, particularité française, la volonté révolutionnaire de travailler à la démolition du capitalisme, ce qui explique l’absence de dialogue social et de culture économique. Pourquoi voulez-vous comprendre le système puisqu’il faut en mettre un autre à la place ?  « Les Allemands ont, après-guerre, envoyé Marx aux oubliettes de l’Histoire pour se rallier à l’économie de marché. Pas la France. »
Et puis je voudrais aussi souligner son regard sur notre modèle d’intégration par assimilation :  
 « C’est la mode actuelle de dire [qu’il y a  une remise en cause de notre modèle d’intégration par assimilation ]. Gilles Kepel, grand universitaire, spécialiste de l’islam, a multiplié les observations. L’une d’entre elles est que le succès scolaire des enfants nés français mais issus d’une génération d’immigrés est meilleur que celui des Italiens ou Portugais d’entre les deux guerres. Je ne sais pas si notre modèle d’intégration a tant failli que ça, et je me suis toujours indigné des simplifications commodes, de celles qui désignent un bouc émissaire : les musulmans ; ou bien de celles qui préfèrent décider qu’on n’y peut rien. Je suis sûr d’une chose : lorsqu’on témoigne du respect aux gens, il n’y a pas d’exception au fait qu’ils vous le rendent formidablement. […]
Les idées toutes faites sont reposantes. On n’a pas besoin de lire et de comprendre pour faire une campagne électorale, il suffit de recopier des discours écrits par d’autres. C’est de cela que la France crève. Mais, pour généraliser le respect, il faut une administration d’Etat suffisamment tolérante pour laisser faire, favoriser et même subventionner les initiatives locales, l’innovation. »
Et je finirai par cette conclusion : « Le doute est l’accompagnateur infatigable du progrès. Sans le doute, une démocratie ne peut fonctionner. L’éthique, la générosité, la noblesse, l’intégrité n’ont pas leur place dans un système limité à la transmission de faits brutaux.  »
Mais tout l’entretien est à lire et à rapporter aux propos de ces nombreux hommes et quelques femmes qui briguent nos suffrages à travers les primaires puis les élections