une photo fige une scène pour l’éternité »
Dans la difficile quête quotidienne du mot du jour, il faut trouver une citation et son auteur.
Je me souviens avoir lu cette formule qui me parait si exacte, dans la fin des années 1980, alors que je débutais dans la photographie, mais je ne me souviens pas de l’auteur.
Cette phrase m’avait marqué, je m’en souviens encore et j’ai toujours préféré faire des photos que des vidéos.
Les documentaires peuvent expliquer les situations de manière détaillée, argumentée, ils n’auront jamais la force d’une photo.
Aujourd’hui tout le monde ne parle que d’une photo, celle du petit Aylan Kurdi, enfant syrien noyé et trouvé sur une plage de Turquie par la photographe turque Nilüfer Demir.
Les journaux français ont hésité à la publier dans un premier temps, ils avaient peur que la photo fût choquante. Ils ont cependant compris que ce n’était pas la photo qui était choquante, mais la situation qu’elle révèle.
Cette photo va devenir historique comme la photo de l’enfant juif du ghetto de Varsovie, dans les années 40, les mains levées avec des soldats armés en arrière-plan. Ou la photo du Viet Nam d’une jeune fille nue brulée au napalm ou encore cet homme seul qui arrête une colonne de chars lors des évènements de la Place Tien an Men en Chine.
Que d’émotion !
Oui ! c’est un enfant blanc, couché sur la plage. Il est habillé avec un tee shirt rouge et un short bleu comme ceux qu’on peut trouver dans nos magasins.
Oui ! Cela pourrait notre enfant !
Nous n’avons alors aucun mal à nous projeter dans une compassion mimétique. Nous comprenons la douleur du père d’Aylan. Et nous trouvons cela bien sûr terrible et spontanément nous voulons aider.
Cette photo a vraiment renversé les opinions les plus tranchées Comme le journal anglais THE SUN qui se targue aujourd’hui d’avoir publié la photo du jeune Aylan et demandé au Premier ministre d’agir pour aider les réfugiés, mais qui quelque jours auparavant interpellait David Cameron, mais cette fois-ci pour exiger qu’il tire une ligne rouge sur l’immigration qui submerge le Royaume-Uni. Une journaliste du SUN avait comparé les migrants se rendant en Grande-Bretagne à des cafards. Certaines de nos villes, écrivait-elle à l’époque, sont des plaies purulentes couvertes de nuées d’immigrés et de demandeurs d’asile recevant des allocations comme des billets de Monopoly.
D’ailleurs, David Cameron ne voulait pas non plus de réfugiés syriens sur son territoire <avant la photo>, alors que la Grande Bretagne était au côté des Etats Unis de GW Busch lorsqu’il a décidé d’attaquer l’Irak.
En Hongrie on construit un mur pour arrêter les réfugiés, en Pologne on n’en veut pas. Ces deux pays qui alors qu’ils étaient sous le joug soviétique ont vu beaucoup de leurs ressortissants s’enfuir et se réfugier en Europe de l’Ouest.
Les slovaques veulent bien recevoir des réfugiés mais uniquement s’ils sont chrétiens, c’était du moins leur position avant la photo.
L’émotion oui. Il ne faudrait pas que notre cœur se ferme à notre capacité d’être touchée par les sentiments d’humanité. Il est rassurant que nous ne nous soyons pas qu’un cerveau et un portefeuille.
Mais l’émotion peut être suspecte, provoquée, dévoyée.
L’émotion est passagère aussi.
La raison nous ramène à l’Histoire. Pas à un évènement en particulier, mais l’Histoire dans la durée, celle qui permet de comprendre ce qui se passe.
Alors voilà en 1914, l’Irak, la Syrie, la Palestine, l’Arabie était territoire de l’Empire Ottoman.
L’empire Ottoman a été dans le camp des vaincus, il a donc été démembré.
La Grande Bretagne et la France étaient les vainqueurs triomphants.
En 1916 deux hommes un français François Georges-Picot, un anglais Mark Sykes vont se mettre d’accord sur un partage de zones d’influence entre leurs 2 pays. On parlera des accords de Sykes-Picot. La future Syrie est sous responsabilité française et le futur Irak sous protectorat britannique. Ce partage ne tenait pas compte des populations locales.
Et puis après la seconde guerre, le 17 avril 1946 pour la Syrie, sur la base de ce découpage et dans les limites décidées par les occidentaux, la Syrie est devenue un Etat. On a décidé que la population vivant sur ce territoire serait la nation syrienne.
Il a fallu des siècles aux Français pour devenir une nation. Ici, comme en Afrique on a décidé que toutes ces communautés, tous ces clans allaient former un Etat nation.
Bien entendu nos vieux pays, comme aurait dit Dominique de Villepin, connaissaient à merveille cette règle d’or : « diviser pour mieux régner ». Alors ils n’ont rien fait pour rapprocher les communautés bien au contraire.
Alors, comment ces Etats qui ne sont pas une nation sont arrivés à une organisation qui fonctionne à peu près ?
Par un pouvoir fort et dictatorial bien sûr.
L’Irak et la Syrie ont cela de commun que dans ces deux cas c’est toujours une communauté minoritaire qui gouvernait : En Irak des sunnites qui gouvernaient un pays majoritairement chiite et en Syrie une minorité chiite alaouite qui opprimait une majorité sunnite. Au milieu de cela des kurdes qui auraient pu peut-être constituer une nation mais qui n’avait pas eu la grâce d’intéresser suffisamment les occidentaux.
Et c’est dans ces conditions que GW Busch influencé par les néo-cons(ervateurs) a eu cette idée géniale, nous allons renverser Saddam Hussein et créer la démocratie en Irak. Et quand nous aurons réussi cette œuvre de civilisation, les autres peuples autour, comme la Syrie par exemple, par contagion, mimétisme et ferveur vont se convertir aussi à la démocratie.
Et arriva ce qui devait arriver : ils ont chassé Saddam Hussein (vous vous souvenez de cette fable : la 2ème et ou la 3ème armée du monde ?) sans difficulté mais avec beaucoup de bombes et beaucoup de victimes (mais pas occidentales).
Et puis ils ont imposé la démocratie.
Dans un Etat nation comme la France, un lorrain athée vote pour un candidat breton catholique parce qu’il est de droite et un électeur limousin protestant vote pour un candidat normand juif parce qu’il est de gauche.
Mais dans un état communautaire, un chiite vote pour un chiite, un sunnite pour un sunnite et un kurde pour un kurde etc…
Ce n’est alors pas difficile de savoir qui va gagner, en Irak ce fut les chiites.
Les chiites qui ont été opprimés sous Saddam ont souhaité montrer aux sunnites qui était la communauté dominante.
Les sunnites de l’armée de Saddam qui avaient été démobilisés par les américains ne se sont pas laissé faire. Eux qui étaient baasistes, peu intéressés par la religion ont trouvé stratégiquement pertinent de se rapprocher d’illuminés islamiques pour créer une force de défense qui allaient être en mesure de reconquérir des territoires pour les sunnites. Force qu’on appelle DAESH désormais.
L’Irak dont on a chassé le dictateur est un chaos dans lequel se déchaine la violence. Remarquez que depuis, dans ce bel esprit de contagion prophétisé par les néos-cons, il y a bien eu propagation à la Syrie. Mais propagation de ce qu’il y avait en Irak : le chaos et non la démocratie. Le Liban et la Jordanie commencent à être sérieusement menacés.
Dans ce désastre que l’on ait chassé le dictateur comme en Irak ou non comme en Syrie, la situation est à peu près la même.
Et puis les forces sunnites de DAESH remettent en cause les frontières imposées par les occidentaux, elles considèrent la frontière entre la Syrie et l’Irak comme parfaitement artificielle.
Pour se venger, pour qu’on parle d’eux, pour qu’on les craignent, ils règnent par la terreur.
Et voilà pourquoi le petit Aylan Kurdi qui est d’ailleurs un kurde comme son nom l’indique a fui avec sa famille la Syrie, dans des conditions désastreuses, qu’il est tombé à la mer et qu’il est mort.
La France, la Grande Bretagne et les Etats-Unis ne sont pas responsables de tous les malheurs du monde. Mais pour ce qui se passe au moyen orient, leur responsabilité historique est immense, écrasante.
Pour revenir à une photo, j’avais trouvé celle-ci sur Internet, il y a quelques mois. Les commentaires prétendent qu’elle a été prise en Syrie : un petit garçon protège sa sœur pendant des bombardements. Elle ne nous dit pas ce qui arrive à la fin du périple comme le montre la photo d’Aylan, mais pourquoi ils s’enfuient :
Cette photo se trouve sur des centaines de page d’internet. Je ne peux pas affirmer qu’elle soit authentique. Quoi qu’il en soit elle montre ce que les articles décrivant la situation en Syrie racontent.
Je vous rappelle qu’il y a eu déjà deux mots du jour qui ont parlé de ces réfugiés mais sans photo.
Celui du Jeudi 16 avril 2015 : <La culture du bien-être nous rend insensibles aux cris d’autrui [et] aboutit à une globalisation de l’indifférence..> Pape François
Et le Mardi 28 avril 2015 : <parce que ce qui compte ici, c’est que ce sont des hommes, des hommes en danger de mort.> Jean-Paul Sartre
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