Mercredi 31 janvier 2024

« Car c’est ainsi que les hommes naissent, vivent et disparaissent. »
Cécile Coulon, début de son livre « La langue des choses cachées »

Ce livre « La langue des choses cachées » commencent ainsi :

« Car c’est ainsi que les hommes naissent, vivent et disparaissent, en prenant avec les cieux de funestes engagements : leurs mains caressent et déchirent, rendent la peau si douce qu’on y plonge facilement des lances et des épées. Rien ne les effraie sinon leur propre mort, leurs doigts sont plus courts que ceux des grands singes, leurs ongles moins tranchants que ceux des petits chiens, pourtant ils avilissent bêtes et prairies, ils prennent les rivières, les arbres et les ruines du vieux monde. Ils prennent, oui, avec une avidité de nouveau-né et une violence de dieu malade, ils posent les yeux sur un carré d’ombre et, par ce regard, l’ombre leur appartient et le soleil leur doit sa lumière et sa chaleur. Ils se nourrissent des légendes qui font la terre ronde et trouée, le ciel bleu et fauve, ils construisent des villes géantes pour des vies minuscules et la haine de cette petitesse les pousse à toutes les grandeurs. En amour, ils ne comprennent rien aux secousses du cœur et du sexe, ils tentent de les apaiser, leurs forces sont fragiles, leurs corps mal préparés aux tempêtes des sentiments. Ils ont trouvé un langage pour tout dire ; avec ce trésor, ils s’épuisent à convaincre qu’ils sont les chefs, les puissants, les vainqueurs.

Qu’importe qu’ils violent des femmes, des enfants, des frères ou des inconnus, qu’importe qu’ils vident des océans et remplissent des charniers, tout est voué à finir dans un livre, un musée, une salle de classe, tout sera transformé en statue, en compétition, en documentaire. Alors, qu’importe qu’ils incendient des bibliothèques, des villages et des pays entiers, qu’ils martyrisent ceux qu’ils aiment, il faut pour vaincre tout brûler, et regarder les flammes monter au-dessus des forêts jusqu’à ce qu’elles forment sous l’orbe des nuages de grandes lettres illisibles. Qu’importe qu’ils passent sur cette terre plus vite qu’un arbre, une maison, une tortue ou un rivage, ils sont si beaux, avec leurs yeux pleins d’amour et leurs mains pleines de sang, ils sont si beaux, avec leurs corps comme des brindilles, ils se tiennent droit, ils imitent les falaises, ils se croient montagnes ou sommets, ils sont si beaux dans leur soif capable de tarir les sources les plus anciennes, ils sont si beaux dans la timidité du premier baiser, cela ne dure qu’une seconde mais après ils ne seront plus jamais grands. Oui, c’est ainsi que les hommes naissent, vivent et disparaissent.

Au milieu de cette foule aveugle, titubante, certains comprennent les choses cachées.»

A l’origine de mon intérêt pour ce livre se trouve un extrait de « la Grande Librairie » que Florence a partagé sur un réseau social : <Cécile Coulon Lit>.

J’ai, ainsi, entendu Cécile Coulon lire le début du prologue de son dernier livre, accompagné par le violoncelle de Victor Julien-Laferrière interprétant un chant de Noël traditionnel catalan : « Le chant des oiseaux »

J’ai trouvé tant de force et de poésie dans cette déclamation de Cécile Coulon que je suis allé visionner l’intégralité de l’émission de la Grande Librairie du 10 janvier 2024 dans laquelle elle intervenait.

Émission très intéressante, comme toujours, dans laquelle Cécile Coulon irradiait de passion, d’intelligence et de lumière.

Alors, je suis allé acheter ce livre de 130 pages. Je l’ai ouvert, j’ai commencé par le prologue.

J’ai d’abord constaté que la déclamation qu’avait faite Cécile Coulon à la grande librairie n’était pas exactement le texte écrit. Il semblerait qu’elle ait prononcé le texte de mémoire, en réalisant quelques petits écarts avec ce qui était écrit.

Pour ma part, dans l’élan de la lecture j’ai continué et terminé sans m’interrompre.

Le récit, mais aussi le style et la poésie m’ont entrainé jusqu’à la fin, sans passer par la case pause.

L’Histoire est celle d’un guérisseur qui est appelé par les gens d’un village pour soigner un enfant malade.

En réalité, c’est sa mère qui est appelée, mais elle n’a plus la force de se déplacer, alors elle envoie, pour la première fois, son fils, qu’elle a initié, réaliser la mission de guérir.

On appelle cette mère ou son fils quand on ne sait plus quoi faire, que même les médecins sont démunis.

Cécile Coulon avoue dans l’émission « Les Midis de Culture » du 26 janvier 2024 <On n’arrivera jamais au bout du langage, c’est sa grande beauté>, sa fréquentation de semblables pratiquants « des soins archaïques », selon l’expression utilisée dans le livre :

« Ils ont une mission. On y croit beaucoup. Quand je dis qu’on ne comprend pas, c’est qu’on a du mal à expliquer exactement, comme on expliquerait un processus médical […] Étant donné que je suis quelqu’un qui va beaucoup plus souvent voir ce genre de personnes que mon médecin traitant […], j’y crois et je m’y sens bien, je me sens rassuré et en sécurité ».

Cette famille de guérisseur est particulièrement extraordinaire dans ses dons de percevoir ce qui n’est pas dit, caché. Il suffit au fils d’entrer dans une pièce pour sentir des choses graves qui se sont passées dans cette pièce des mois ou des années auparavant.

C’est tellement extraordinaire qu’il ne peut s’agir d’un guérisseur que Cécile Coulon a rencontré.

C’est pourquoi Louis Henri de la Rochefoucault, dans « Lire Magazine » décrit ce livre ainsi :

« Un court conte intemporel »

C’est un conte et il est hors du temps, on ne sait pas à quelle époque se déroule cette histoire.

En revanche, le temps du roman est déterminé : tout le récit se passe au cours d’une seule nuit.

Le guérisseur, en dehors de ses dons de guérir, connait aussi la langue des choses cachées.

Cécile Coulon explique dans la grande Librairie :

« La langue des choses cachées ce sont tous les mots qui ne sont pas dits. Tout le langage qui existe dans le silence. C’est une langue qu’on apprend quand on regarde les gens et qu’on décide de se taire. Et qu’on essaye de comprendre ce qui se cache derrière les conversations, ce qui se cache derrière les maisons, dans le corps, sous les corps. Et je crois qu’apprendre la langue des choses cachées, c’est aussi la capacité d’être ouvert et attentif à tout et à tous. »

L’écriture est poétique mais répond aussi à une sorte d’urgence, de frénésie que l’autrice explique ainsi :

« J’ai écrit cette histoire dans un état hypnotique, bouillonnant, fiévreux. Je voulais raconter ce que sont ces lieux, ces endroits sans lois inscrites, sans rien si ce n’est une église et un pont, flanqués de quelques maisons. Je voulais écrire que plus on cache un événement, plus il persiste à travers les générations suivantes. Je suis partie d’un lieu tenu par deux familles et un homme d’Église, j’ai voulu qu’en une seule nuit, dans ce hameau, tout soit défait, jusqu’aux entrailles, jusqu’au sang. »

C’est un conte cruel, un conte dur.

Il est question de violence sociale, de violence qu’on fait aux femmes et aux enfants.

Et il se termine avec une rupture de comportement entre l’action du fils et l’apprentissage que lui a donné sa mère.

Et, vous risquez à la fin du roman, si vous le lisez, d’avoir le même questionnement que moi : Faut il agir comme la mère : se contenter de soigner et éviter d’ajouter du désordre dans la société, ou comme, le fils, au risque du chaos, ne pas laisser les choses en l’état ?

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Lundi 16 novembre 2020

« Cette longue période pendant laquelle la violence à l’égard des enfants paraissait la chose la plus naturelle du monde »
Réflexions suscitées par la lecture du « Premier homme » et d’autres sources

Dans « Le premier Homme » Camus raconte son enfance pauvre dans le quartier Belcourt. Il en raconte les difficultés, il en dit aussi la lumière, la joie, l’amour. Mais il ne cache pas une autre réalité, il a été un enfant battu. Pas une gifle de ci de là, non sévèrement battu avec une cravache, appelé aussi nerf de bœuf.

Le pire de tout cela, c’est que cela apparaissait, à cette époque, à peu près normal. Ce n’était pas de l’éducation, plutôt du dressage.

<Ce site> affirme que la grand-mère n’apparaît que dans deux ouvrages de Camus. Sa première œuvre : « L’Envers et l’endroit (1937) » et dans sa dernière œuvre « Le Premier Homme ».

C’est ainsi que dans un brouillon de L’Envers et l’Endroit, Camus présente la situation de sa mère et sa grand-mère.

« Il y avait une fois une femme que la mort de son mari avait rendue pauvre avec deux enfants. Elle avait vécu chez sa mère, également pauvre, avec un frère infirme qui était ouvrier. Elle avait travaillé pour vivre, fait des ménages, et avait remis l’éducation de ses enfants dans les mains de sa mère. Rude, orgueilleuse, dominatrice, celle-ci les éleva à la dure. »

Et il écrit dans autre passage de ce livre :

« Celle-ci fait l’éducation des enfants avec une cravache. Quand elle frappe trop fort, sa fille lui dit: «Ne frappe pas sur la tête.» Parce que ce sont ses enfants, elle les aime bien. »

Avant de revenir au « Premier homme » je voudrais évoquer cette violence qu’on trouvait normal à l’égard des enfants. Notamment par des œuvres de l’esprit, souvent autobiographiques.

La première fois que j’ai lu cette violence, ce fut dans l’œuvre de Jules Vallés.

Jules Vallès (1832-1885) fut un des élus de la Commune de Paris en 1871. Condamné à mort, il devra s’exiler à Londres de 1871 à 1880. Il fut aussi fondateur du journal Le Cri du peuple

Il a écrit une trilogie romanesque largement autobiographique centrée autour d’un personnage que Vallès nomme Jacques Vingtras :

  • 1879 : L’Enfant
  • 1881 : Le Bachelier
  • 1886 : L’Insurgé

Dans mes jeunes années j’ai lu ces trois livres. J’ai été saisi par le début du premier livre « L’enfant » dont le premier chapitre avait pour titre « Ma mère » :

« Ai-je été nourri par ma mère ? Est-ce une paysanne qui m’a donné son lait ? Je n’en sais rien. Quel que soit le sein que j’ai mordu, je ne me rappelle pas une caresse du temps où j’étais tout petit : je n’ai pas été dorloté, tapoté, baisotté ; j’ai été beaucoup fouetté.

Ma mère dit qu’il ne faut pas gâter les enfants, et elle me fouette tous les matins ; quand elle n’a pas le temps le matin, c’est pour midi, rarement plus tard que quatre heures. »

Je me souviens aussi de ce très beau film des frères Taviani, « Padre padrone », palme d’or au Festival de Cannes 1977, dans lequel, dans la Sardaigne des années 1940, le petit Gavino est contraint par son père d’abandonner l’école pour garder les animaux et se trouve confronté à la brutalité de son père qui le frappe et le fouette à tout bout de champ. Finalement, grâce au service militaire à l’âge de 21 ans il peut échapper à l’emprise de son père. Il apprend à lire, ce qui est pour lui une révélation (il deviendra linguiste), et en sortant de l’armée, il rejette le rapport de violence imposé par son père.

Mais il n’y pas que les œuvres de l’esprit. La violence dans les familles, Gisèle Halimi la raconte aussi dans son entretien avec Annick Cojean dont j’ai parlé lors du mot du jour hommage à cette grande dame : « J’avais en moi une rage, une force sauvage, je voulais me sauver ». Elle raconte, dans sa fibre féministe, combien elle était choquée, et à juste titre, que les excellents résultats qu’elle ramenait de l’école n’intéressait pas ses parents qui ne s’occupaient que de son frère qui était, au sens de l’école, un cancre. Alors ce paragraphe de l’entretien peut se lire avec le regard féministe, mais aussi avec le regard dont j’use aujourd’hui :

« Fiers ? Ils s’en fichaient. Je rapportais mes bonnes notes dans l’indifférence générale. J’étais l’inessentielle. Toute l’attention était focalisée sur mon frère aîné, l’essentiel, qui passait son temps entre colles, mensonges, zéros pointés et renvois. Ce qui rendait fou mon père, qui hurlait et tabassait mon frère lors de scènes d’une violence insensée. Tout l’espoir de la famille – y compris nous sortir de la pauvreté – reposait sur ce fils aîné pour lequel mes parents étaient prêts à tous les sacrifices. »

« Des scènes d’une violence insensée ! ».

Et Brigitte Bardot ? Elle naît le 28 septembre 1934 rue Viollet, dans le quinzième arrondissement de Paris. France Culture avait consacré une série : « Grandes traversées. » à cette actrice symbole de la libération des sens et du désir. Dans l’émission du 11 août 2020 : <Une très belle enfant> , elle raconte que son père, Louis Bardot dit Pilou, industriel des Usines Bardot à l’origine d’Air Liquide l’a fouettée à la cravache jusqu’à ces 18 ans. Elle raconte, par exemple, que ses parents étant de sortie, elle avait jouée avec sa sœur à cache cache et malencontreusement entrainée une nappe faisant tomber à terre une miniature chinoise qui éclata en mille morceaux. Sa sœur et elle eurent chacune 20 coups de cravaches sur les fesses «administrés par un papa blanc de rage».

Il a fallu attendre la loi du 10 juillet 2019 pour que l’on ajoute à l’article 371-1 du Code civil dans son Livre Ier : « Des personnes », Titre IX : « De l’autorité parentale » Chapitre Ier : « De l’autorité parentale relativement à la personne de l’enfant » le troisième alinéa que j’ai mis en gras :

« L’autorité parentale est un ensemble de droits et de devoirs ayant pour finalité l’intérêt de l’enfant.

Elle appartient aux parents jusqu’à la majorité ou l’émancipation de l’enfant pour le protéger dans sa sécurité, sa santé et sa moralité, pour assurer son éducation et permettre son développement, dans le respect dû à sa personne.

L’autorité parentale s’exerce sans violences physiques ou psychologiques.

Les parents associent l’enfant aux décisions qui le concernent, selon son âge et son degré de maturité. »

Mais il faut savoir que la France, dans un classement mondial, n’est que le 56ème pays à avoir interdit les châtiments corporels.

La France est, hélas, toujours en retard dans ce type d’évolution. J’avais dû faire la même réflexion pour l’abolition de la peine de mort lors du mot du jour du 21 octobre 2016 dans lequel j’avais mis en exergue ce constat de Robert Badinter :

« La France n’est pas le pays des droits de l’Homme, elle n’est que le pays de la déclaration des droits de l’Homme »

Dans « Le premier homme » on rentre dans cette révélation, lors d’un premier épisode que raconte Albert Camus. Les enfants jouent sur la plage et oublient l’heure :

« Ils en oubliaient même l’heure, courant de la plage à la mer, séchant sur le sable l’eau salée qui les faisait visqueux, puis lavant dans la mer le sable qui les habillait de gris. Ils couraient, et les martinets avec des cris rapides commençaient de voler plus bas au-dessus des fabriques et de la plage. Le ciel, vidé de la touffeur du jour, devenait plus pur puis verdissait, la lumière se détendait et, de l’autre côté du golfe, la courbe des maisons et de la ville, noyée jusque-là dans une sorte de brume, devenait plus distincte. Il faisait encore jour, mais des lampes s’allumaient déjà en prévision du rapide crépuscule d’Afrique. Pierre, généralement, était le premier à donner le signal : « Il est tard », et aussitôt, c’était la débandade, l’adieu rapide. Jacques avec Joseph et Jean couraient vers leurs maisons sans se soucier des autres. Ils galopaient hors de souffle. La mère de Joseph avait la main leste. Quant à la grand-mère de Jacques… »
Page 55

C’est par ces trois petits points, lourds de menaces qu’Albert Camus entre dans la description de la violence, qu’il révèlera un peu plus loin.

« Mais la grand-mère passait derrière lui, prenait derrière la porte de la salle la cravache grossière, dite nerf de bœuf qui y pendait et lui cinglait les jambes et les fesses de trois ou quatre coups qui le brulaient à hurler.

Un peu plus tard, la bouche et la gorge pleines de larmes, devant son assiette de soupe que l’oncle apitoyé lui avait servie, il se tendait tout entier pour empêcher les larmes de déborder. Et sa mère, après un rapide regard à la grand-mère tournait vers lui le visage qu’il aimait tant :  » Mange ta soupe, disait-elle. C’est fini. C’est fini. » C’est alors qu’il se mettait à pleurer. »
Page 56

Le récit est parsemé de ces violences et de la peur psychologique qu’entraîne cette menace permanente.

Mais quand je parle de « chose naturelle », c’est vraiment le cas puisque même le « saint laïc », M Germain, était partisan et pratiquant de châtiments corporels à l’égard des élèves. En outre, il accomplissait cette basse besogne dans un cérémonial que je qualifierai de sadique.

Et Camus décrit bien cette « normalité » qui nous semble aujourd’hui totalement anormale :

« Dans l’ensemble, cependant, cette punition était acceptée sans amertume, d’abord parce que presque tous ces enfants étaient battus chez eux et que la correction leur paraissait un mode naturel d’éducation, ensuite parce que l’équité du maitre était absolue, qu’on savait d’avance quelle sorte d’infractions, toujours les mêmes, entrainait la cérémonie expiatoire, et tous ceux qui franchissaient la limite des actions ne relevant que du mauvais point savaient ce qu’ils risquaient, et que la sentence était appliquée aux premiers comme aux derniers avec une égalité chaleureuse. »
Page 143

Cette relation de domination et de violence avec sa grand-mère va finir comme dans « Padre Padrone » par un affrontement entre Jacques et sa grand-mère, au moment où l’enfant se sent suffisamment fort pour stopper le tyran.

« Et en effet, à la rentrée qui suivit, lorsqu’il entra dans la cour de seconde, il n’était plus l’enfant désorienté qui, quatre ans auparavant, avait quitté Belcourt dans le petit matin, chancelant dans ses chaussures cloutées, le cœur serré à l’idée du monde inconnu qui l’attendait, et le regard qu’il posait sur le monde avait perdu un peu d’innocence. Bien des choses d’ailleurs commençaient à ce moment de l’arracher à l’enfant qu’il avait été. Et si, un jour, lui qui avait jusque-là accepté patiemment d’être battu par sa grand-mère comme si cela faisait partie des obligation inévitables d’une vie d’enfant, lui arracha le nerf de bœuf des mains, soudainement fou de violence et de rage et si décidé à frapper cette tête blanche dont les yeux clairs et froids le mettaient hors de lui que la grand-mère le comprit, recula et partit s’enfermer dans sa chambre, gémissant sur le malheur d’avoir élevé des enfants dénaturés mais convaincue déjà qu’elle ne battrait plus jamais Jacques, que jamais plus en effet elle ne le battit, c’est que l’enfant en effet était mort dans cet adolescent maigre et musclé, aux cheveux en broussailles et au regard emporté, qui avait travaillé tout l’été pour rapporter un salaire à la maison, venait d’être nommé gardien de but titulaire de l’équipe du lycée et, trois jours auparavant, avait gouté pour la première fois, défaillant, à la bouche d’une jeune fille. »
Page 252 et 253

Camus ne cache rien de cette violence, de la rudesse et de la tyrannie de sa grand-mère. Mais il relève aussi les qualités qu’il reconnaît à sa grand-mère qui devait avec si peu de moyens nourrir une famille et faire face à la dureté de la vie :

« Droite, dans sa longue robe noire de prophétesse, ignorante et obstinée, elle du moins n’avait jamais connu la résignation. »
page 81

Dans les feuillets qui accompagnaient le manuscrit, il a écrit :

« La grand-mère, tyran, mais elle servait debout à table. »
Feuillet V, page 273

Il l’a décrit même, presque avec de l’humour. Elle avait deux réactions quand on lui annonçait le décès de quelqu’un selon qu’elle l’appréciait ou non :

« Quand on disait de quelqu’un, devant la grand-mère, qu’il était mort : « Bon, disait-elle, il ne pétera plus. » S’il s’agissait de quelqu’un pour qui elle était censée au moins avoir de l’affection : « Le pauvre, disait-elle, il était encore jeune », même si le défunt se trouvait être depuis longtemps dans l’âge de la mort. »
Page 153

Il y eut même quelques rares expressions de tendresse. Ce fut le cas, par exemple, après que M Bernard ait convaincu la grand-mère de l’intelligence de Jacques et de son intérêt comme celui de sa famille de le laisser continuer les études. Il venait de partir après avoir répondu à la grand-mère qui s’inquiétait du coût des heures de préparation au concours de la bourse « Il m’a déjà payé » :

Camus note :

« Il était déjà parti, et la grand-mère prenait Jacques par la main pour remonter à l’appartement, et pour la première fois elle lui serrait la main, très fort, avec une sorte de tendresse désespérée. « Mon petit, disait-elle, mon petit ».»
Page 153

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Jeudi 20 février 2020

« Dieu est Dieu, nom de Dieu »
Maurice Clavel

Maurice Clavel est un écrivain, philosophe et journaliste du temps de ma jeunesse. Il écrivait dans le Nouvel Obs et il a été un des fondateurs de Libération.

Il s’est rendu célèbre un soir, le 13 décembre 1971, en quittant le plateau d’une émission de la télévision qui à l’époque était totalement sous le contrôle du gouvernement, en lançant la formule :

 « Messieurs les censeurs, bonsoir ! »

L’émission avait projeté un reportage qu’il avait réalisé et avait coupé un passage dans lequel il soulignait le peu d’appétence du Président de la République d’alors, Georges Pompidou, pour la résistance. Et il est vrai qu’il reste surprenant, malgré toutes les grandes qualités intellectuelles de Georges Pompidou, que De gaulle ait choisi comme principal premier ministre de ses deux mandats, un homme qui n’a manifesté ni en parole, ni en acte, pendant toute la seconde guerre mondiale, la moindre opposition au régime de Vichy.

Il y eut une époque en France où la liberté d’expression à la télévision était très restreinte ou du moins très encadrée. Et si les « vieux » comme moi se souviennent de cette épisode, c’est parce qu’à l’époque personne ne disait rien et que l’esclandre de Maurice Clavel a été unique dans un monde de soumission.

Maurice Clavel était un intellectuel haut en couleur et savait être virulent.

Mais si je le cite aujourd’hui, c’est en raison d’un de ses livres que j’avais lu lors de mes vingt ans, lorsque je traversais un moment de mysticisme et de Foi chrétienne : « Dieu est Dieu, nom de Dieu ». Je ne me souviens plus en détail de ce livre, mais je garde une impression d’ensemble très forte que je résumerais ainsi : si vous croyez en Dieu, il faut tirer toutes les conséquences de ce que j’appellerai aujourd’hui cette hypothèse.

Je me souviens qu’il répondait notamment aux incrédules qui mettaient en cause la naissance de Jésus sans acte charnel humain préalable : « Mais enfin si Dieu existe, il est évident qu’il sait faire cela. Dieu est Dieu nom de Dieu. »

Et il est vrai qu’aujourd’hui les humains savent le faire, donc il n’y aucune raison que de tout temps, si on fait l’hypothèse d’un Dieu omnipotent qui s’intéresse aux humains, ce qui me semble être une description honorable et juste de la croyance monothéiste, il est capable de faire un enfant de manière extra naturelle.

Mais ce n’est pas de la naissance dont je voudrais parler mais du blasphème et de l’histoire de Mila que j’ai narré lors du mot du jour consacré au mot « islamophobie ».

Je constate avec effarement et colère qu’un sondage Ifop réalisé pour « Charlie Hebdo » montre combien les Français semblent divisés après l’affaire Mila, à propos du droit au blasphème : 50 % y seraient « favorables », 50 % « défavorables ».

C’est une insulte à notre liberté et à notre République.

Lors du mot du jour sur l’islamophobie, j’ai eu un échange privé avec un ami lecteur qui n’a pas souhaité mettre ses observations sur le blog. Je respecte bien entendu cette volonté et je ne le citerai donc pas. Mais je voudrai citer un extrait de ma réponse :

« Quand tu te plonges dans l’histoire des religions, dans ce qu’on peut en savoir et ne pas savoir on est incapable de déterminer si Dieu existe ou non.

En revanche, cela nous en apprend beaucoup sur les dérives des hommes de religion, les organisations qui ont été mises en place et les crimes que toutes ces religions monothéistes ont perpétrés.

C’est cela que je dénonce et non pas la foi intime du croyant dans sa prière et son dialogue avec le Dieu qu’il porte dans son cœur.

Sur mon blog, il y a une autre information qui me révolte : dans la charte du CFCM (Conseil français du culte musulman) les dirigeants de cette association ont refusé de mettre dans la charte le droit de changer de religion.

Car c’est bien cela aussi qui m’est insupportable dans ce mot « religion » qui est une organisation, un système de valeurs c’est qu’elle oblige les autres, qu’on va imposer des contraintes aux autres, c’est cela l’intolérance.

Et c’est pour cela que le rejet laïc du blasphème est si important.

Le jour où on a pu dire merde à la religion, dans un pays chrétien, sans se faire bruler ou d’autres supplices exquis au nom du Dieu miséricordieux il a fait très beau et on a pu avancer.

Il faut être très précis il n’existe pas un droit au blasphème en France, mais plus radicalement le blasphème n’existe pas. Le blasphème c’est un concept religieux à l’intérieur d’une religion. Dans le droit laïc français il est permis de critiquer toutes les idéologies et donc les croyances religieuses. Devant ce Droit, personne ne peut être accusée de blasphème, ce concept n’existe pas.

Mais c’est maintenant que je veux faire intervenir Maurice Clavel et son injonction : « Dieu est Dieu nom de Dieu ».

Celles et ceux qui croient en Dieu, et elles et ils ont cette liberté et je m’en réjouis, comment ne peuvent-ils pas admettre que si quelqu’un blasphème selon leurs critères, Dieu a tous les moyens pour agir, avec une panoplie de mode d’action incommensurable par rapports aux humains, contre le « blasphémateur » ?

Il me semble que si ces croyants estiment qu’ils doivent agir par eux-mêmes c’est qu’ils ne croient pas vraiment ou manifeste une confiance mesurée en leur Dieu.

Ils montrent ainsi que leur Foi n’est ni profonde, ni apaisée.

Sophia Aram lors d’une de ses chroniques du lundi matin a dit la même chose sans faire appel à Maurice Clavel.

« Alors répétons-le, les religions reposent sur des croyances et des pratiques auxquelles il est possible d’adhérer ou pas, comme il est possible de leur opposer toute forme de critiques, de railleries, de chansonnettes, voire de menace de touchés rectaux.

C’est comme ça c’est la loi.

Et si ça ne va pas à certains ou certaines qu’ils se résignent derrière l’idée à laquelle tout le monde peut se rallier, que l’on soit croyants, athées, intégristes, rabbins, imams ou archevêques, c’est que, dans l’hypothèse où Dieu existe et dans l’hypothèse où il serait totalement réfractaire à toute forme de critiques et aux touchés rectaux… Dieu devrait être capable de le gérer tout seul et que jusqu’à preuve du contraire, soit il n’a pas Instagram, soit il s’en fout, soit… Il n’existe pas.

Alors pour tous les « followers » de Dieu que ça défrise je vous propose de vous occuper l’esprit ailleurs et en attendant que Dieu se manifeste, vous pouvez prier, dormir un peu, boire frais bref, autant d’activités qui me semble nettement plus compatibles avec la foi que l’injure, l’anathème et la menace.

Amen »

Vous trouverez, cette chronique derrière ce lien <Dieu et ses followers>

Résumons : le blasphème cela n’existe pas en France, il n’est donc pas possible d’être pour sa reconnaissance. Je suis par conséquent très inquiet sur la faculté de raisonnement des 50% de sondés qui y sont favorables.

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