Mercredi 12 mai 2021

« J’ai choisi la musique pour sa capacité à dire des choses que je ne comprenais pas avec les mots. »
Sonia Wieder-Atherton

Hier, j’évoquais Christa Ludwig qui m’a accompagné pendant de longues années de découvertes et d’approfondissement musical.

Je dirais que je la connaissais musicalement. Depuis sa mort, les nombreux articles et entretiens que j’ai vus et lus m’ont aidé à mieux connaître la femme qu’elle était.

Je connaissais Christa Ludwig. Mais je ne connaissais pas Sonia Wieder Atherton.

Je savais bien qu’elle existait et qu’elle jouait du violoncelle, mais je n’avais jamais eu la curiosité d’écouter un de ses disques ou de l’entendre parler de son art.

C’est Augustin Trapenard, dans son émission « Boomerang » qui m’a fait découvrir la personne qu’elle était et aussi une violoncelliste et musicienne accomplies.

C’était l’émission du 31 mars 2021 : <Les cordes sensibles de Sonia Wieder-Atherton>

Elle a beaucoup travaillé avec la cinéaste Chantal Ackerman dont elle a été la compagne.

Elle interroge les sons et la musique et en parle divinement.

Augustin Trapenard la présente comme « musicienne et conteuse ».

C’est une violoncelliste prodige qui a suivi une voie toute traditionnelle et a été l’élève des plus grands. Elle a aussi été l’élève de Rostropovitch qu’elle a beaucoup admiré.

Depuis cette émission, je me suis procuré plusieurs disques d’elle et j’ai été absolument captivé.

Elle joue des œuvres très classiques que je connais bien comme < La sonate pour Arpeggione de Schubert> ou le premier concerto de Chostakovitch. Des interprétations techniquement irréprochables et surtout avec une sensibilité immédiatement communicative.

Et puis elle va par d’autres chemins.

Par exemple ce lied de Gustav Mahler que chante merveilleusement Christa Ludwig, <Ich bin der Welt abhanden gekommen> elle l’arrange pour violoncelle et son violoncelle est comme une voix, il n’y a pas les paroles, mais le violoncelle chante : <Mahler par Sonia Wieder Atherton>

Elle partage avec Augustin Trapenard cette vision

« J’ai choisi la musique pour sa capacité à dire des choses que je ne comprenais pas avec les mots. La musique raconte aussi une histoire, et le violoncelle a été mon premier outil de conteuse ».

Après elle va encore vers d’autres chemins, voici <Une prière juive> portée par le seul violoncelle. Ce morceau fait partie d’un disque intitulé <Chants Juifs>

Elle dit :

« Ce cycle de chants juifs est né de ma recherche sur la musique juive liturgique. Une musique aux racines si anciennes, qui a accompagné le peuple juif durant des siècles de pérégrinations. Je me suis intéressée à des mélodies de différentes sources, mais ce qui m’a véritablement inspirée, c’est le chant des cantors, ou hazans, et son expressivité intérieure, intime, contenant pourtant une telle force d’expression. Dans cette musique, le populaire et le sacré se confondent. Qu’elle soit gaie ou triste, lente ou rapide, prière, chant populaire ou encore danse, elle est toujours partage et intimité. J’ai senti que je connaissais cette musique depuis toujours, depuis bien avant ma naissance, c’était une impression étrange. »

Elle explique sa relation particulière avec son instrument :

« La première fois que j’ai entendu le son d’un violoncelle, j’ai été hypnotisée, soulevée dans l’univers, totalement happée. J’essaie de toujours revenir à cette sensation ».

Et puis elle a voulu entrer dans le monde de Nina Simone.

Nina Simone rêvait d’être la première concertiste de musique classique. Une société rétrograde et raciste l’a empêché d’atteindre ce rêve. Elle se tournera alors vers le jazz et deviendra selon les spécialistes que je ne suis pas, une des plus grandes chanteuses de jazz de l’Histoire.

Sonia Wieder atherton dit : .

« Dans mes créations, j’essaie d’amener des œuvres au violoncelle, de créer des rencontres entre la musique classique et d’autres registres, d’inventer de nouveaux langages ».

Le disque qu’elle a consacrée à Nina Simone s’appelle <Little Girl Blue…>

Voici un des morceaux de ce disque : <Black is the Colour of my True Love’s Hair>

Elle dit encore :

« Une interprétation, c’est comme le fil d’un funambule : parfois on tombe, on se laisse dépasser par l’émotion ».

Et puis je finirais par une histoire qu’elle raconte après avoir parlé avec émotion de l’œuvre et du parcours de Nina Simone dans l’émission de Trapenard :

« C’était une des premières fois que j’ai joué pour des jeunes adolescents. Je leur faisais découvrir la musique. Je leur jouais plein de morceaux et je leur demandais à quoi cela les faisait penser. Et j’ai joué alors un mouvement de Chostakovitch très puissant, très rythmique, très violent, très intense. Et je leur demande et là ça vous fait penser à quoi ?

Moi ça me fait penser au vent ! Moi ça me fait penser à la tempête ! Moi ça me fait penser à des gens très méchants…

Et puis il y a une petite fille qui lève la main et qui dit :
« Moi ça me fait penser à une maman qui a deux enfants. Elle a un petit garçon et une petite fille et elle préfère son petit garçon. Et ça me fait penser ce que cela fait à la petite fille ! »

C’est pour moi une histoire qui a une force inouïe
Cela signifie que cette colère dans la musique, elle a pu entrer dans le cœur de cette petite fille et allé dans l’endroit qui n’avait jamais été exprimé et qui lui a fait dire cela. »

C’est la puissance d’expression de la musique qui éclaire encore mieux les paroles de Sonia Wieder-Atherton que j’ai mises en exergue.

Si vous voulez aller plus loin, il y a une série de cinq entretiens d’une demi-heure sur France Musique dont le cinquième « La musique doit être là où bat le cœur du monde ». C’était en 2017.

Plus récemment en février une autre émission de France musique « C’est très physique, voire animal d’entrer sur scène »

Hier je finissais le mot du jour en disant de Christa Ludwig par ces mots « Une grande Dame, une immense musicienne. ».

Aujourd’hui j’ai envie d’écrire : « Une belle âme et une bouleversante conteuse qui chante avec un violoncelle »

<1564>

Mardi 11 mai 2021

« Le chant, c’est une métaphore de la vie : on inspire, on expire, le son arrive sur le souffle, puis c’est fini. »
Christa Ludwig

Christa Ludwig est morte, samedi 24 avril tout près de Vienne, en Autriche, elle avait 93 ans.

Et depuis le 24 avril j’ai passé beaucoup de temps avec cette artiste merveilleuse, en écoutant ses disques, en lisant des articles qui lui étaient consacrés et en regardant énormément de vidéos, pour l’essentiel en langue allemande, dans lesquelles elle révélait sa personnalité lumineuse et son esprit pétillant.

Je pourrais reprendre la description qu’en fait <Le Monde> :

« Une voix sensuelle et chaudement ambrée, d’une amplitude exceptionnelle, une artiste émouvante à la carrière en tout point exemplaire ».

C’est d’ailleurs dans cet article que j’ai trouvé la phrase que j’ai mise en exergue :

« Le chant, c’est une métaphore de la vie : on inspire, on expire, le son arrive sur le souffle, puis c’est fini. »

Dans les vidéos que j’ai regardées, elle parle parfois de la mort.

Pour elle la vie est esprit, souffle. Un corps mort ne présente pour elle plus aucun intérêt.

Elle dit par exemple à propos de sa mère qui a joué un si grand rôle pour elle, puisqu’elle fut sa seule professeure de chant tout au long de la vie en plus de la relation mère fille, elle est toujours avec moi, dans mon esprit, je la cite chaque jour. Elle est vivante en moi, le corps qui se trouve au cimetière ce n’est plus elle. C’est pourquoi Christa Ludwig n’allait jamais au cimetière.

Elle a épousé, en secondes noces, en 1972, Paul-Émile Deiber, sociétaire de la Comédie-Française et metteur en scène. C’est pour cette raison qu’elle a vécu longtemps en France.

Ils vieillirent ensemble et elle raconte qu’elle lui tenait la main au moment ultime et elle sentit quand la vie l’abandonna et elle ajouta :

« Et alors je compris que ce corps n’était plus mon mari. Il était avec moi, dans mes pensées, dans mon cœur, auprès de moi, non dans ce corps inerte. »

J’ai trouvé cette vision très apaisante et très inspirante.

Elle avait décidé de se faire incinérer.

Mais si je veux parler de Christa Ludwig, je dois dire avant tout qu’elle fait partie de mon univers musical depuis que je suis mélomane.

Quand j’ai appris son départ, je me suis posé et fait le compte des enregistrements que je possédais et dans lesquels elle chantait.

Quand on est mélomane comme moi, on collectionne patiemment des dizaines, puis des centaines et on arrive aux milliers de disque.

On achète parce qu’on a lu ou entendu une critique, découvert une interprétation dans des ouvrages qui donnent les enregistrements de référence, ou plus simplement qu’on a entendu l’enregistrement ou qu’un ami mélomane nous l’a fait découvrir.

Et alors faisant une petite liste, sans exagérer pour ne pas dépasser les limites d’un mot du jour.


Un opus magnum de la musique est constitué par « Le chant de la terre » de Gustav Mahler. Dans les dizaines d’enregistrements de cette œuvre, deux disques surplombent : la version de Bruno Walter avec Kathleen Ferrier et celle d’Otto Klemperer avec Christa Ludwig et Fritz Wunderlich.

La plus belle version du Requiem de Verdi est la première enregistrée par Carlo Maria Giulini, la partie d’alto est chantée par Christa Ludwig.

Le plus beau Cosi fan Tutte de l’histoire est celui que Karl Boehm a enregistré avec l’orchestre Philharmonia. Le rôle de Dorabella était tenu par Christa Ludwig.

La meilleure version de Fidelio de Beethoven est celle de Klemperer avec Jon Vickers. Le rôle de Fidelio est chanté par Christa Ludwig.

Un des plus belles interprétations du plus grand opéra de Wagner, Parsifal est celle de Solti, le rôle de Kundry est tenu par Christa Ludwig.

Et il serait possible de continuer à alimenter cette énumération.

Les meilleurs chefs d’orchestre voulaient Christa Ludwig, parce qu’elle était simplement extraordinaire.

Parmi ces chefs, invariablement elle en citait trois :

Karl Boehm qui fut comme un second père pour elle et l’accueillit à l’opéra de Vienne. Elle n’était pas autrichienne, elle était née à Berlin mais elle se sentait et se vivait comme viennoise.

Herbert von Karajan, en qui elle avait toute confiance. Il semble que c’est elle qui a dit un jour que Karajan était Dieu, ce que des détracteurs de ce dernier avait traduit qu’il se prenait pour Dieu. Christa Ludwig voulait simplement dire qu’elle était toujours rassuré quand Karajan dirigeait parce qu’il avait cette faculté de rassurer et de créer un écrin sonore dans lequel la voix de ses chanteurs pouvait s’épanouir sans crainte.

Mais celui pour lequel elle avait le plus d’affection était Léonard Bernstein. C’est encore elle qui a eu cette phrase :

« il était la musique »

Dans cette interview à Forum Opera elle est plus précise : .

« J’ai eu la chance de faire la connaissance de trois grands chefs d’orchestre à trois moments différents de ma carrière. Quand je suis arrivée à Vienne, j’ai vite travaillé avec Karl Böhm. C’était une grande chance, car Böhm, dont la femme était cantatrice, comprenait la voix. Bien sûr, tous les chefs aiment les voix, mais Böhm était le seul à vraiment les comprendre, à connaître précisément leur fonctionnement. Quand je l’ai rencontré, j’étais encore une très jeune chanteuse, il m’a enseigné la rigueur, la justesse, l’exactitude.

Quelques années plus tard, j’ai rencontré Karajan qui, lui, m’a appris la beauté de la phrase, l’esthétique du son. En répétition, avec le merveilleux Philharmonique de Vienne, il disait toujours aux musiciens d’écouter le son produit par les voix, et aux chanteurs de s’immerger dans le son de l’orchestre. Je n’ai jamais trouvé chez un autre chef un tel sens de la sonorité.

Et puis j’ai rencontré Bernstein quand j’avais déjà 40 ou 41 ans. J’étais un peu plus sage, plus aguerrie, et avec lui on pouvait découvrir le vrai sens de la musique, sa profondeur, ce qui se cache sous les notes. Avec lui, j’ai vraiment chanté toutes sortes de choses, y compris le tango de la Vieille Dame, dans Candide : le registre de la comédie n’est vraiment pas ma tasse de thé, mais j’ai fait ça pour lui. De tous mes collègues, Bernstein est le seul dont la mort m’a vraiment fait pleurer. C’était un authentique génie. »

La remarquable qualité de Christa Ludwig était sa capacité de pouvoir s’adapter à chacun de ses chefs. Elle dit :

« Mais si Böhm demandait un mezzo forte à tel moment, que Karajan, dans ce même passage, voulait qu’on chante piano et Bernstein, forte, ils avaient tous les trois raison, chacun à sa manière : c’était toujours justifié car ça s’inscrivait dans leur conception d’ensemble. Et moi, je me suis toujours bien entendue avec eux parce que je faisais le nécessaire pour m’intégrer dans cette conception.  »

Énormément de journaux lui ont rendu hommage.

<France Musique> lui consacre plusieurs pages en republiant de nombreuses émissions qui lui avaient été consacrées.

<Le Figaro> qui rapporte ce propos :

« On fait carrière avec sa tête, pas avec sa voix »

Mais cette voix est exigeante, il faut la protéger, ne pas trop parler, ne jamais prendre froid, ne pas être en contact avec des virus, ne pas boire, ni trop manger.

Le journal suisse <Le temps> parle de « discipline de cosmonaute » :

« Pendant 50 ans, elle «ne pense qu’à ses cordes vocales, jour et nuit», et s’administre au quotidien une discipline «semblable à celle des cosmonautes» pour préserver son timbre: pas de tabac ni d’alcool… et même pas de cinéma, «parce que je devrais m’enfuir dès que mon voisin tousse». »

Le journal canadien « Le Devoir » titre « Christa Ludwig, titan au féminin » et écrit :

«  l’une des plus grandes chanteuses du XXe siècle, nous laisse un legs immense.
A-t-on vraiment envie d’être triste ? Ou a-t-on simplement envie de dire, de crier, « Merci ! » ? Car Christa Ludwig était déjà immortelle de son vivant. »

Pour « TELERAMA », le titre est « Christa Ludwig, quand une diva s’en va. »

Je partage cet avis :

« Femme aussi disciplinée et rigoureuse dans son art que portée à la gaieté en privé, excellant dans les personnages dramatiques mais conservant toujours un grain de joie dans sa voix merveilleusement colorée, Christa Ludwig ne fut jamais plus elle-même que chez Mozart et Strauss, sans doute parce qu’elle trouvait dans leur grâce et leur finesse un reflet de ses propres qualités. »

Et je finirai par cet article du journal belge « Crescendo » : « Christa Ludwig, la voix de mezzo dans toute sa splendeur »

« Que sa personnalité était attachante, tant elle irradiait la scène par sa présence, sa musicalité et son art du dire qui justifiaient la versatilité de son répertoire à l’opéra, en récital, au concert ! »

Vous trouverez derrière ce lien <Le final du chant de la terre avec Bernstein>

Une grande Dame, une immense musicienne.

<1563>

Vendredi 23 avril 2021

« Schubert, il est mort. […] Et pourtant il n’est pas mort. Il est avec moi, il vient me parler, il me parle »
Hubert Reeves

<C’est une chanson> est une émission de France Inter qui dure 4 minutes et qui est diffusée à 13:46. Elle consiste à demander à des Célébrités ou à des inconnus de parler d’une chanson qui a marqué leurs vies

Hier, jeudi 22 avril, Aurélie Sfez a fait cette demande, à l’occasion de la journée de la Terre, à l’astrophysicien Hubert Reeves.

Hubert Reeves a confié son admiration pour Schubert, et plus particulièrement pour l’Adagio de son Quintette à cordes, un morceau qu’il rêverait de pouvoir jouer…

<Hubert Reeves raconte l’Adagio du Quintette à cordes de Schubert>

Lors de la série de mots du jour sur les dernières œuvres de Schubert, celui du <1er septembre 2020> était justement consacré à ce quintette à cordes.

Je révélais alors que si je m’adonne à ce jeu qui consiste à désigner le disque de musique unique que j’aurai le droit d’emporter sur une île déserte, je n’ai pas beaucoup de doute. Depuis mes 20 ans jusqu’à présent, ma réponse est toujours la même : « Le quintette en ut D 956 de Schubert, écrit au courant de l’été 1828 et terminé en septembre. »

Hubert Reeves a dit :

« Schubert a cette qualité que j’appelle « de vous parler à l’oreille ».
C’est quelqu’un qui entre en possession de votre respiration.
Il fait bouger tout votre corps.
C’est le mouvement qui entre dans une espèce de bonheur indicible. […]
C’est la musique de l’intime.
Monsieur Schubert, il est mort. Il est enterré dans un cimetière.
Et pourtant il n’est pas mort. Il est avec moi, il vient me parler, il me parle. […]
Aujourd’hui je rêverai de jouer, justement ce quintette de Schubert
J’éclaterais de bonheur, si je me sentais avec un violoncelle, en train de jouer ces grandes vagues »

Et quand Aurélie Sfez pose cette question : « Est-ce que la musique est plus difficile de comprendre que les étoiles ? », il répond :

« C’est quelque chose de totalement différent.
Apprendre les étoiles, en tant que scientifique, c’est beaucoup de mathématiques, c’est beaucoup de mental. C’est assez sec. C’est un sentiment de lutte.
Vous n’aurez pas ce bonheur que vous éprouvez en écoutant le quintette de Schubert.

Il faut être à la fois dans la rationalité et dans l’imaginaire.

Si vous n’êtes que dans la rationalité vous vous asséchez.

Si vous n’êtes que dans l’imaginaire, vous risquez de devenir fou. »

<Adagio du Quintette D956 de Schubert> joué par le Quatuor Parisi et Emmanuelle Bertrand

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Vendredi 26 février 2021

« Le pansement Schubert »
Claire Oppert

Avril 2012. Paris. Un EHPAD :

« Une femme hurle et se débat.
Deux infirmières s’agitent autour d’elle, la maintenant fermement pour l’empêcher de tomber de son fauteuil, tout en parant ses attaques. Elles doivent absolument refaire le pansement de Mme Kessler. La plaie de son bras droit est purulente. (…)
Je ne sais pas ce qui me pousse à m’arrêter devant elle.
Je ne prononce pas une parole.
Je m’assieds et lui joue au violoncelle le thème de l’andante du Trio op. 100 de Schubert.
Les cris cessent, le calme revient.»

C’est l’expérience que raconte la violoncelliste Claire Oppert, musicienne et art-thérapeute. Face à ce soulagement, l’une des infirmières dit à la violoncelliste et musicothérapeute :

« Il faut absolument revenir pour « le pansement Schubert » ».

C’est ainsi que l’expression est née. Depuis, « le Pansement Schubert » est devenue une étude clinique, expérimentée sur les patients déments et sur les personnes en soins palliatifs. Le protocole expérimental mené sur plusieurs mois, 120 soins réalisés en compagnie de l’instrument. A la clé, une réelle diminution de la douleur physique, un apaisement de l’angoisse et pour tous ces hommes et femmes en souffrance, le sentiment de tutoyer de nouveau la vie.

« Le pansement Schubert », c’est aussi le titre que Claire Oppert a donné à son livre qui a été publié en février 2020 et dans lequel elle raconte ses rencontres, ses réflexions sur l’art qui l’ont menée à découvrir un remède innovant contre la douleur physique et la souffrance morale : la musique.

C’était le 24 décembre lors de l’émission de la Grande Table d’Olivia Gesbert : <Claire Oppert, cordes sensibles> que j’ai entendu pour la première fois parler de cette femme étonnante qui est violoncelliste, concertiste et membre de l’équipe thérapeutique de l’hôpital Rives de Seine dans les Hauts-de-Seine.

Olivia Gesbert la présente ainsi :

« Apaiser la souffrance et offrir un moment de grâce, c’est la mission que la violoncelliste Claire Oppert se donne depuis 20 ans. De retour de Moscou où elle fait ses classes au conservatoire de Tchaikovsky, Claire Oppert n’emprunte pas la voie toute tracée d’une soliste classique. Loin d’une carrière en musique de chambre, l’intuition guide la soliste vers les hôpitaux. Auprès des jeunes autistes d’abord, après la rencontre décisive avec le docteur en psychologie clinique, écrivain et clown Howard Buten, auteur de «  J’avais cinq ans quand je m’ai tué », célèbre récit sur l’enfance. Aux côtés de ces enfants privés de parole, Claire Oppert découvre que l’instrument permet de nouer un dialogue par la voix du violoncelle. C’est que l’instrument produit une sonorité au plus proche de la voix humaine, quelque chose qui résonne profondément en l’humain.  »

Dans l’émission elle raconte sa rencontre et sa collaboration avec Howard Buten auprès d’enfants autistes. Elle dit :

« Le violoncelle est une voix qui me permet de communiquer. Je ne suis pas une ” sauveuse ” mais j’ai la chance de pouvoir passer des moments inouïs grâce au violoncelle et pour citer Howard Buten, pouvoir être à la hauteur des autistes, se rendre suffisamment intéressant et trouver des moyens pour susciter leur attention »

Howard Buten va lui demander de ne pas ouvrir de livre sur ce sujet pour privilégier l’approche intuitive.

Elle raconte comment un enfant autiste détruit son violoncelle d’un coup de poing, en pleine cinquième suite de Bach, avant de la regarder pour la première fois dans les yeux. Ce premier regard est une étape dans l’évolution de cet enfant malade, au prix d’un instrument.

Après les enfants autistes, elle va à la rencontre des malades et des patients en fin de vie, dans les unités de soin palliatifs.

Elle dit :

« Je pense qu’il y a un lien fondamental entre l’art et le soin. C’était mon grand idéal, depuis l’enfance, entre ma mère artiste et mon père médecin. J’ai toujours souhaité réconcilier, d’unir le monde de l’art et du soin […]

La musique est le canal d’une communication nouvelle et subtile. Il y a un enchantement dans le monde sonore, dans la beauté de la musique qui entre-ouvre les cœurs. C’est une forme de miracle dans le sens merveilleux […]. Je suis là comme une accompagnante, j’aide à créer un “kairos”, un moment opportun pour tenter de donner le plus de sens possible, jusqu’au bout. […] Le pansement Schubert n’élimine pas toutes les douleurs, c’est un complément dans une équipe pluridisciplinaire qui s’adresse dans l’être à la personne non malade, la personne vivante non touchée par la pathologie. C’est très lumineux, car la musicienne thérapeute comme on dit s’adresse à une partie de l’être qui n’est pas malade, et ce, depuis les débuts de l’humanité. »

Elle fut aussi invitée par Elisabeth Quin dans son émission 28 Minutes sur Arte <La musique adoucit les maux>. Il faut absolument regarder cette émission.

Et le dimanche 31 janvier 2021, elle a participé à l’émission : « Une journée particulière » de Zoé Varier.

France 2 lui a consacré un reportage : <Musique apaiser les souffrances>

Le Monde lui a aussi consacré un article en novembre 2020 <La violoncelliste Claire Oppert au diapason des patients>

On y apprend que dans le service de soins palliatifs de l’hôpital Rives-de-Seine, à Puteaux, quand Claire Oppert pousse une à une les portes des chambres elle n’a pas la moindre idée de ce qu’elle y jouera ni de l’accueil qui lui sera réservé :

« Bonjour monsieur. Vous voyez, un violoncelle vient vous rendre visite. Est-ce que cela vous dirait un petit morceau ? » La voix est douce, la robe longue vaporeuse, comme la chevelure. Claire Oppert a l’air de la fée qui dote le nouveau-né de dons musicaux en effleurant de l’archet son berceau. Elle évolue au ralenti, comme pour se mettre au diapason des malades. Dose son jeu, afin que nul son ne les agresse. Adapte son rythme à leur respiration pour la soutenir, pour dialoguer.

Chambre 61, la moustache blanche de Georges, 98 ans, frétille lorsque la musicienne apparaît. Qu’est-ce qui lui ferait plaisir ? « Ce que vous voulez, du moment que c’est beau ! », s’enthousiasme déjà le patient en liquette bleue d’hôpital, calé par un gros oreiller. Va pour un extrait de L’Adagio d’Albinoni, puis de l’Ave Maria de Gounod. La musique emplit la pièce. Les boîtes de médicaments, le pichet en plastique, le fauteuil de faux cuir qu’occupe un fils anxieux, tout s’efface dans l’intensité du moment. Georges, qui se meurt d’un cancer de la thyroïde, savoure. Il ferme les yeux, renverse sa tête sur l’oreiller, pleure et sourit en même temps. Lorsque le silence revient, il joint les mains. « Bravo, c’est majestueux ! Vous exprimez des sentiments, je vous envie. Vous m’avez mis de la joie dans le cœur. Merci, merci, merci. Transmettez cette joie aux autres aussi. » »

Et je cite un autre extrait de cet article :

« Récemment, elle s’est lancée dans une nouvelle étude sur la musique lors du dernier souffle du patient. « Quand on est très malade, pour mourir, même si le corps est très abîmé, il faut un lâcher-prise, sait le docteur Gomas. Le malade décède à un moment qu’il choisit, pour épargner ses proches. Difficile d’imaginer que la musique n’ait pas un impact sur ce lâcher-prise…

Chambre 62, une très vieille dame aux longs cheveux blancs, torturée par la maladie d’Alzheimer et le cancer, s’apaise, sur l’air des Feuilles mortes. Souffle ralenti, elle s’endort. Claire Oppert s’esquive. Immédiatement elle note, pour transmission à ses collègues, l’effet de la composition de Joseph Kosma sur la patiente. Un antalgique puissant. »

J’ai enfin trouvé cet article sur un site spécialisé et à destination des infirmiers : « La musique vivante permet à la personne malade, au cours du soin douloureux, de rejoindre un noyau identitaire, profond, sain et vivifiant »

Encore un article plein de douceur et d’éloge pour cette étonnante violoncelliste qui raconte dans l’article du monde que ses études au conservatoire Tchaïkovski de Moscou n’ont pas été simples :

« J’y ai connu l’humiliation, la violence, la peur, dit-elle. Comme pédagogue, je me suis construite à rebours. »

Et elle ne joue pas que de la musique classique pour les malades. Elle est très éclectique et interprète aussi du Brel et du Piaf, du Johnny, des tangos et valses musette, du rap et même du métal.

Je terminerai par cet <extrait de l’andante du second trio de Schubert> qu’elle interprète et qui est le morceau à l’origine du « pansement Schubert »

<1533>

Jeudi 25 février 2021

« Avant, nous allions à l’auditorium de Lyon »
Lieu de nombreuses émotions et dans lequel a eu lieu les victoires de la musique

Avant, le matin, je sortais de chez moi et je me rendais à mon bureau qui se trouvait dans le quartier de la Part-Dieu.

Et de ce lieu de travail que j’ai quitté il y a presque 1 an, j’avais une vue plongeante sur l’auditorium Maurice Ravel…

Mais c’était avant.

Avant, je ne voyais pas que ce bâtiment de l’extérieur.

Avec Annie, nous nous rendions très souvent dans ce bâtiment, pour entendre des concerts avec des musiciens qui jouaient sur scène.

L’émotion, la beauté, les vibrations nous les vivions ensemble avec beaucoup d’autres, plus de 2100 places sont disponibles dans ce lieu.

Souvent, la salle était très remplie.

Quelques mots du jour ont célébré des concerts que nous y avons vécu.

Mais c’était avant.

Alors quand Laurent qui continue à aller au lieu de travail, où j’allais avant, m’a expliqué, qu’il voyait que c’était l’effervescence devant l’auditorium et qu’avec le matériel qu’il voyait débarquer pour organiser et filmer les victoires de la musique classique, il fallait absolument que je regarde France3, hier soir.

J’ai donc regardé.

C’était très bien.

Mais ce n’est pas la même chose que d’être dans la salle et de partager la musique, de la vivre ensemble dans un même lieu.

Ce lieu, cet auditorium qui a été inauguré en 1975 et qui a eu pour nom « Maurice Ravel », parce que Ravel était né en 1875, soit cent avant.

Mais si pour les mélomanes cette période de disette est lourde et désespérante, comme pour les amateurs de cinéma à cause de l’absence de cinéma ou pour les amateurs de théâtre, que dire de l’épreuve que subissent les artistes, tous les acteurs de spectacles vivants qui ne peuvent plus exercer leur art ?

Que dire des artistes culinaires qui nous accueillaient, avant, dans des restaurants dans lesquels nous pouvions nous asseoir et attendre qu’on vienne nous apporter le repas que nous avions choisi ?

Alors, je suis très partisan que le monde d’après soit amélioré par rapport à celui d’avant.

Mais il y a quand même des choses que nous désirons retrouver comme avant : aller au concert, au cinéma, au théâtre, au restaurant.

Vous pouvez trouver des extraits de ce spectacle sur Internet.

Ainsi cet <hommage à Ennio Morricone> décédé le 6 juillet 2020.

Le percussionniste Aurélien Gignoux a été distingué. Je vous invite à regarder <Cette interprétation de Ravel> sur Marimba mise en ligne par France Musique. Cela révolutionnera peut être votre perception de ce que peut faire un percussionniste.

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Mercredi 30 décembre 2020

« Une expérience spirituelle unique où les grandes sonates pour piano rencontrent les ragas indiens dans une fraternité universelle, celle que défendait sans cesse Beethoven »
Shani Diluka

Il faut bien terminer une série !

Comment terminer celle-ci, sur Ludwig van Beethoven ?

Un samedi matin de février, le lendemain de la saint valentin, Caroline Broué avait, dans son émission « L’Invité culture », donné la parole à une pianiste, que je ne connaissais pas.

Shani Diluka, est née le 7 novembre 1976 à Monaco mais ses parents sont srilankais. Elle est donc imprégnée de culture indienne.

Pourtant, elle a comme premier bagage artistique une solide formation de pianiste classique qu’elle a perfectionné d’abord au Conservatoire Nationale Supérieure de musique de Paris notamment auprès de François-Frédéric Guy dont j’ai parlé lors du second mot du jour de la série. Par la suite, elle a rencontré et travaillé avec Martha Argerich, Leon Fleisher, Maria Joao Pires et Murray Perahia.

Elle fréquente donc le gotha du cénacle des pianistes classiques. Elle a aussi enregistré les sonates de violoncelle avec le violoncelliste du Quatuor Alban Berg de Vienne : Valentin Erben.

Le site de <l’émission> de France Culture renvoie vers quelques titres de journaux :

« Interprète « hors norme » d’après Le Figaro, douée d’une « virtuosité ailée » pour le Classica, « l’une des plus grandes de sa génération » selon Piano Magazine , Shani Diluka est une artiste sensible à la vibration du monde. »

Je l’ai donc entendu parler de son dernier disque consacré à Beethoven.

Ce disque a pour nom « Cosmos ».

Elle y interprète 2 sonates de Beethoven, la célèbre 14 « Clair de lune » et la 23 « Appassionata ».

Mais elle a ajouté quelque chose de particulier : des musiciens indiens jouent avant et entre deux mouvements de la musique indienne : « des Ragas ».

Grâce à <Wikipedia> nous apprenons que « Le râga » ou râgam en tamoul  signifie attirance, couleur, teinte ou passion. Les râgas sont fondés sur les théories védiques concernant le son et la musique

Chaque râga est lié à un sentiment (rasa), une saison, un moment du jour.

Sur <Ce site> Shani Diluka donne son appréhension des ragas :

« Les ragas sont des formes ancestrales de la musique indienne. Les noms, qu’on retrouve sur le disque, existent depuis toujours. Le raga est composé de deux parties : le Alaap et le Gat. Le Alaap est l’introduction mélancolique des premières notes et représente l’âme humaine. Il est joué à la cithare. Il y a ensuite le Gat joué par les tablas : ici c’est l’intensité, le discours qui se développe. […] Il y a plusieurs modèles de gammes. Ces noms, ce sont les gammes. Elles existent depuis toujours. C’est à partir d’elles que le cithariste développe et compose un voyage. Il faut enfin savoir que chaque Raag est identifié et correspond à une idée. Par exemple, Darbari fait référence au moment où les rois attendaient le peuple qui venait se présenter et discuter. Dans le menuet du Clair de Lune, on a le menuet qui est une danse de cour, puis vient, dans la partie du trio, une danse paysanne. Beethoven arrive, en une page, à faire se rencontrer la noblesse et le peuple. Vous voyez pourquoi, dans Cosmos, ce moment de la sonate est appuyé par le Raag Darbari. […] Restent les ragas du crépuscule ou du coucher du soleil. Et ces sonates qu’on écoute, comme traversées d’une nouvelle lumière, sans jamais être perverties ou détournées de leur nature profonde. »

Pourquoi Shani Diluka s’est-elle crue autorisée à créer cette cohabitation disruptive en créant un pont entre l’occident et l’orient ?.

C’est ce qu’elle a expliqué dans l’émission et qui a éveillé ma curiosité à un point suffisant pour que j’achète et j’écoute son disque.

La raison en est que Ludwig van Beethoven s’était intéressé à la spiritualité indienne, à travers des textes ancestraux qu’il avait recopiés, surlignant certains mots lui paraissant essentiels : soleil, éther, Brahma. Shani Diluka a poursuivi le projet de mettre en lumière les liens du compositeur allemand avec la culture orientale.

Pour ce faire, elle s’est associée à deux musiciens indiens, Mehboob Nadeem et Mitel Purohit, joueurs de Sitar et de tabla, faisant ainsi dialoguer Beethoven et la musique traditionnelle indienne.

Dans le livret accompagnant le disque elle écrit :

« Ce compagnon de route m’a guidée depuis toujours, de l’intégrale des sonates de violoncelle que j’ai enregistrée avec le légendaire violoncelliste du quatuor Alban Berg Valentin Erben, à l’intégrale des concertos pour piano joués régulièrement en concert, il était normal que je me plonge dans ses écrits tout au long de ce chemin. Beethoven tenait en effet des correspondances intenses, balayant tous les sujets, parcourant toutes les humeurs.
Mais quelle fut ma surprise en découvrant, parmi les documents authentifiés en 1926 par le musicologue J.S. Shedlock, des textes mystiques indiens recopiés à la main par Beethoven lui-même, qui de plus avait surligné certains mots essentiels : Soleil, éther, Brahma. Il existe donc un lien historique incontestable entre Beethoven et la culture indienne : à la recherche de la profondeur de cette culture et fasciné par la traduction de ces « Upanishads » sortie en 1816 en Allemagne, il s’est bel et bien plongé dans ces textes ancestraux, au même titre que Schopenhauer qui s’en imprégna, ou que Goethe découvrant le grand poète perse alors qu’il composait son dernier recueil majeur, le Divan oriental-occidental. On découvre ainsi un Beethoven mystique, dans sa recherche sur l’homme et le cosmos, et surtout curieux des autres cultures. »

Nous apprenons donc que Beethoven s’est tout de suite procuré les traductions des Upanishads parus en 1816. Dans un entretien, Shani Diluka répond :

« Cette découverte a été un choc. Se dire que Beethoven pouvait s’intéresser à la culture indienne, à cette époque-là ! Il est très touchant de voir que l’Orient, et donc l’étranger, était alors une inspiration pour une manière nouvelle de penser. Cette ouverture d’esprit m’a réellement émue car avant même d’être compositeur, Beethoven était un grand humaniste. Cela même dont nous avons tant besoin aujourd’hui. […] On ne connait pas assez Beethoven dans sa dimension philosophique. En lisant le dernier livre de Nathalie Krafft [Beethoven par lui-même] par exemple, on se rend compte qu’il s’intéressait à la mythologie grecque, à la cosmologie, à la logique kantienne, sans oublier Shakespeare. Je pense qu’il était quelqu’un qui s’est posé, de façon fondamentale, beaucoup de questions d’ordre philosophique pour trouver un sens à sa vie. » »

<Voici ce que cela donne> une introduction de 1’40 de raga avant que la pianiste entame le début de la sonate « Clair de lune ». Dans cet <extrait> Shani Diluka explique sa compréhension de cette même sonate uniquement avec le piano.

Dans l’émission de France Culture elle dit

« Pendant la moitié de sa vie, Beethoven n’entendait pas une note de musique. Il a transformé ce handicap en force extraordinaire, en beauté. Son parcours est une forme de voyage spirituel d’un homme en grande souffrance qui a su relier l’homme au divin. Quand je joue une de ses sonates, de sentir sa relation au monde apporte une force supplémentaire à mon jeu. […]

Pour moi il était important de respecter ces deux grandes musiques : je ne voulais pas les transformer, ou les fusionner mais rester dans le dialogue. C’est une sorte de lien organique qui doit les unir : dans ces grandes cultures il y a une grâce. Et cela m’a émue de les faire rencontrer à ce niveau. »

Et dans le livret de son disque elle ajoute :

« En l’occurrence, nous retrouvons ici deux de ses plus grandes sonates : le « Clair de lune » op. 27 n° 2 et l’« Appassionata » op. 57. Ce choix est délibéré : en raison de sa proximité existentielle, d’une part avec le testament d’Heiligenstadt où il confronte l’idée de Mort à celle de Beauté, qui sauve et élève, et d’autre part avec les éléments liés à la Nature et au rythme du temps, qui rejoignent la relation des ragas aux dimensions terrestres et célestes. Ainsi la construction de cet album est avant tout basée sur le respect de chaque grande tradition associant les artistes indiens de très haut vol que sont Mehboob Nadeem au sitar et Mitel Purohit au tabla, et sur le dialogue organique et les entrelacs entre ces deux grandes musiques dites toutes deux « classiques ».

Ici, chaque monde révèle l’autre et même parfois d’autres mondes. […]. Le sitar tel un Orphée ressurgit paré de lumière divine. Les leitmotivs mélodiques et rythmiques beethovéniens sont en effet la base inspirante des choix de ragas et de leurs improvisations. Par ailleurs, le spectre sonore imaginé par Beethoven avec ses pianos à cinq pédales, par exemple, et ses longues résonances, que l’on retrouve dans les sonates, concertos ou derniers quatuors à cordes, semblent appeler et faire miroiter le spectre et les résonances du sitar, ouvrant ainsi la porte aux infra-mondes en parallèle avec les quarts de ton dans la musique indienne… »

La surdité de Beethoven lui a-t-elle permis de pénétrer irrémédiablement le monde de l’invisible à tous les niveaux ? Si l’on approfondit l’œuvre de Beethoven comme l’on traverserait un cœur rempli de larmes, on rentre étrangement dans une intimité qui devient nôtre. L’âme voyage ainsi au-dessus des pays, au-dessus des frontières, vers ce qui nous unit tous au cosmos. Cette relation n’a jamais été explorée en concert ou en enregistrement. Cet album inédit offre donc une vision nouvelle du grand Beethoven. Comment cette idée de transcendance s’inscrit-elle dans notre monde contemporain et mondialisé ? Beethoven en donne le sens le plus noble : la beauté et la grâce appartiennent à toutes les cultures. Étant moi-même entre deux mondes, originaire du continent indien et issu de l’école de piano allemande, ce lien entre Beethoven et l’Inde prend à mes yeux tout son sens. En quête perpétuelle d’élévation, la recherche dans les contrées mystiques indiennes à cette époque est tout à fait exceptionnelle. Quelle belle leçon de pensée il y a plusieurs siècles, représentant l’Orient, « l’étranger », comme signe de bienveillance et d’enrichissement grâce à la découverte de nouvelles visions du monde.
La beauté et l’élévation sont dans toutes les cultures, la réconciliation de l’homme avec lui-même est possible : tel est le but de ce projet à travers les grands idéaux beethovéniens. J’ai donc imaginé une expérience spirituelle unique où les grandes sonates pour piano rencontrent les ragas indiens dans une fraternité universelle, celle que défendait sans cesse Beethoven, rappelant ainsi le message de dialogue et de paix initié il y a quelques années par Ravi Shankar et Yehudi Menuhin. »

<Ce site> apprécie ainsi le disque Cosmos :

« Cosmos est un disque qui interpelle, au bon sens du terme. Avec les fils qu’il tisse entre deux grandes traditions musicales sans jamais céder à la facilité de la fusion entre elles, ce disque pose la question de la place de l’homme au sein d’un univers si vaste que la seule tentation du conflit entre les cultures en devient obsolète et vaine. Shani Diluka perpétue la tradition de ces grands interprètes qui lisent la musique comme un texte de sagesse, posant ainsi une pierre personnelle sur le chemin de ceux qui ont pour religion la profondeur et l’exigence au service de l’humanité. Cosmos est un disque profond qui nous élève »

Comment finir la série sur Beethoven constituait la question posée en début d’article.

Ma réponse est de montrer une part supplémentaire de son universalisme.

Dans sa surdité, dans son enfermement dans le silence centré sur sa destinée d’écrire une musique imprévisible pour les « temps à venir », il a continué à rester ouvert à la sagesse et à la culture humaine issues de civilisations situées dans d’autres contrées de notre planète et à s’en nourrir.

Daniel Barenboim a dit

« Il y a tout chez Beethoven : le tragique, le dramatique, la tendresse, l’épique, l’humour… Tout. Sauf la superficialité. Sa musique est en liaison permanente avec tout ce qui fait la condition humaine »
Daniel Barenboïm cité par Christine Mondon « Incomparable Beethoven » page 181

Shani Diluka a aussi rapporté dans l’écrit qu’elle a joint à son disque :

« Romain Rolland dira […] que Beethoven a su atteindre « le sourire de Bouddha » dans l’Op. 111. »

Cette 32ème sonate opus 111 compte deux mouvements. Je pense que Romain Rolland pensait plus précisément au deuxième mouvement : l’Arietta.

De manière factuelle nous sommes en présence de variations. Mais du point de vue du mélomane et de l’humain, nous sommes en présence d’une immense méditation qui passe par toutes les diversités et richesses des sentiments et l’exploration intime bouleversante de notre humanité..

Alfred Brendel a dit : « L’opus 111 est à la fois une confession qui vient clore les sonates et un prélude au silence. »

Tout au long de cette série, j’ai renvoyé vers les musiques les plus exigeantes, les plus modernes et aussi les plus géniales qu’il a écrites.

Nous sommes ici, une fois encore sur un sommet.

Il faut, bien sûr, être prêt à accueillir cette musique. Il faut donc rechercher le calme et l’ouverture de tous nos sens pour se concentrer exclusivement sur la cathédrale de sons que Beethoven a écrite uniquement avec des notes de musique jouées par un piano.

<J’invite à écouter Alfred Brendel jouer cet Arietta>

Post scriptum : J’exprime ma (notre ?) gratitude à Ludwig van Beethoven d’avoir mené si haut, si loin et si profondément l’Art qu’homo sapiens a su créer et ainsi révéler la part la plus belle et la plus précieuse de notre espèce.

<1517>

Mardi 29 décembre 2020

« Beethoven victime de la “cancel culture aux Etats-Unis »
Emmanuel Dupuy dans « Diapason »

J’ai déjà évoqué, à plusieurs reprises, la chose sans avoir donné le nom. La « cancel culture » est un phénomène qui est né dans les campus universitaires américain au sein de mouvements qui se réclament de la gauche.

La « cancel culture » c’est la culture de l’effacement. Comme un dossier qu’on efface sur un disque dur.

Les journalistes Laure Mandeville et Eugénie Bastié ont publié le 20/12/2020 un article dans le Figaro «Cancel culture», «woke»: quand la gauche américaine devient folle » qui raconte cette dérive.

L’article du Figaro est réservé aux abonnés mais <La Fabrique médiatique> sur France Culture évoque et revient sur cet article

L’utilisation du terme « woke » signifie que, chez ces gens-là, on prétend qu’il faut tout le temps être « éveillé » pour débusquer en permanence les attitudes, les comportements, les situations problématiques et empêcher les responsables ou ceux qu’on prétend responsables de continuer à s’exprimer ou agir pour faire perdurer ces injustices ou ces oppressions. Il faut effacer !

J’avais abordé ce sujet le <1er avril 2020> en citant Barack Obama qui s’élevait contre ces pratiques : « Si la seule chose que vous faites, c’est critiquer, vous n’irez probablement pas bien loin. »

Au départ ce mouvement a attaqué les vivants.

Le juste combat contre les violences faites aux femmes a ainsi conduit à des manifestations de « cancel culture ». Woody Allen est accusé d’abus sexuel, alors ces « ligues de vertu » ont fait pression pour qu’ils ne puissent pas faire éditer ses mémoires aux Etats-Unis. Il faut l’effacer, il ne doit plus pouvoir s’exprimer. Si Woody Allen est coupable, il faut qu’il soit jugé et qu’il puisse se défendre. S’il est coupable la justice le condamnera, mais l’empêcher de publier ses mémoires ne constitue pas un combat de liberté. Les mémoires de Woody Allen ont pu sortir tout de même aux États-Unis en mars 2020, dans une petite librairie indépendante.

Mais il n’est pas nécessaire d’être accusé d’un crime pour faire l’objet des foudres de la cancel culture. Comme l’écrit l’écrivain Douglas Kennedy dans un article du 26 décembre 2020 dans le Monde « A l’ère de la “cancel culture” – un simple bon mot peut chambouler votre carrière »

Aucun mot ne doit blesser aucune minorité : les noirs, les LGBT, les petits, les gros, les hispaniques etc. Caroline Fourest a écrit un livre sur ce sujet : «Génération offensée» qui est paru en février 2020. La quatrième de couverture décrit parfaitement le phénomène : « C’est l’histoire de petits lynchages ordinaires, qui finissent par envahir notre intimité, assigner nos identités, et censurer nos échanges démocratiques. Une peste de la sensibilité. Chaque jour, un groupe, une minorité, un individu érigé en représentant d’une cause, exige, menace, et fait plier.
Au Canada, des étudiants exigent la suppression d’un cours de yoga pour ne pas risquer de « s’approprier » la culture indienne. Aux États-Unis, la chasse aux sorcière traque les menus asiatiques dans les cantines et l’enseignement des grandes œuvres classiques, jugées choquantes et normatives, de Flaubert à Dostoïevski. Des étudiants s’offusquent à la moindre contradiction, qu’ils considèrent comme des « micros-agression », au point d’exiger des « safe space ». Où l’on apprend en réalité à fuir l’altérité et le débat.»

On ne compte plus le nombre de professeurs qui ne peuvent plus enseigner et sont boycottés par ce qu’ils ont dit un mot qui a été déclaré blessant ou fait un acte qui a été désigné comme inacceptable.

Douglas Kennedy parle d’un professeur qui a eu la mauvaise idée d’assister à une manifestation en faveur de la police à proximité du campus. Il a expliqué qu’il y était allé juste pour entendre les arguments de l’autre camp. Comme l’a écrit le magazine Forbes : « Il n’a participé en aucune façon, il n’a pas pris la parole ni crié de slogans, il ne portait pas de pancarte. Il affirme qu’il voulait simplement savoir ce que les manifestants avaient à dire… ».

Le fait d’aller à cette manifestation, signifiait chez ces gens là qui étaient en position de « woke » qu’il soutenait la police et les violences policières. Des tracts ont alors circulé pour que les étudiants ne se rendent plus à son cours. Il devait être effacé.

Ces manifestations d’intolérance américaine ont pollué le monde universitaire français :

Ainsi Sylviane Agacinski n’a pas pu tenir une conférence le 24 octobre 2019 à l’université Bordeaux Montaigne (UBM). La philosophe voulait défendre son opposition à la PMA dans une conférence intitulée «L’être humain à l’époque de sa reproductibilité technique». Cette conférence n’a pas eu lieu parce que des syndicats étudiants ont exigé que « cette homophobe » ne puisse pas venir s’exprimer dans leur Université. Par peur de débordements violents, cette conférence a été annulée par la direction de l’Université. Vous pourrez en savoir davantage dans cet article de <Libération>

Ce refus du débat et de l’altérité ou simplement le refus de ce que l’autre peut vouloir dire ou m’apporter me fait penser au mot du jour du <3 mars 2016> dans lequel je reprenais cette réflexion du grand sociologue Zygmunt Bauman : « S’enfermer dans […] une zone de confort, où le seul bruit qu’on entend est l’écho de sa propre voix, où la seule chose qu’on voit est le reflet de son propre visage 

Après avoir attaqué les vivants, la cancel culture s’attaque aux morts. Aux grands morts, tant il est vrai comme le dit Régis Debray que la culture est le culte de nos grands morts.

Je m’étais fait l’écho de cette attaque en règle contre Christophe Colomb.

Après le <mot du jour hommage à Chirac> qui n’avait pas voulu fêter l’anniversaire de cet assassin, j’étais revenu le lendemain sur les agissements de ce conquérant sadique et monstrueux. Des mouvements sont donc en train de déboulonner les statues de Christophe Colomb et de remplacer le « Colomb day » par des « Journées des peuples indigènes »

Dans ce mot du jour, j’exprimais ma compréhension sur cette révolte contre ce personnage historique dont on ne nous avait pas expliqué tous les agissements.

Mais maintenant, ils attaquent Beethoven !

Beethoven l’humaniste, celui qui parlait de fraternité et aimait la liberté.

C’est le journaliste Emmanuel Dupuy qui sur une page du mensuel « Diapason » nous explique dans un article publié le 7 octobre 2020 qu'<Aux Etats-Unis, Beethoven est victime de la « cancel culture »> :

« L’étincelle de la polémique est partie d’un article et d’un podcast publiés sur le média en ligne Vox, par le musicologue Nate Sloan et le journaliste Charlie Harding. Leur cible ? La Symphonie n° 5, que « les personnes au pouvoir, en particulier les hommes blancs et riches » ont érigée en « symbole de leur supériorité et de leur importance […]  Pour certains, dans d’autres groupes – femmes, personnes LGBTQ +, personnes de couleur – la symphonie de Beethoven peut être principalement un rappel de l’exclusion et de l’élitisme dont est porteuse l’histoire de la musique classique. » Car en exigeant du public, par la complexité de son langage, une écoute plus attentive que par le passé, la 5e aurait imposé de nouvelles normes dans l’organisation du concert : « Ne pas tousser ! » ; « Ne pas applaudir ! ; « S’habiller de façon appropriée ! » Autant de « signifiants de la classe bourgeoise » qui, finalement, font de la Symphonie n° 5 « ”un mur” entre la musique classique et un public nouveau et divers ». »

Ces gens-là prétendent que « les personnes au pouvoir, en particulier les hommes blancs et riches » auraient érigé la Symphonie n° 5 en « symbole de leur supériorité et de leur importance », renvoyant à un sentiment d’exclusion les autres communautés raciales et sexuelles.

M Sloan enseigne à l’Université de Californie et je ne comprends pas bien quel est le but poursuivi, à part dans un grand effort de rester « woke », trouver encore d’autres statues à déboulonner et de grands morts à « canceler ».

Car chez ces gens-là, on n’approfondit pas, on exclut.

Emmanuel Dupuy tente une explication :

« Cette tentative de déboulonner la statue de Beethoven nous dit aussi que la notion d’exigence en art, au lieu d’être vue comme une condition nécessaire, est désormais entachée d’une connotation négative. Or, comme le travail ou la discipline, l’exigence est largement répandue parmi les musiciens classiques, peut-être davantage que dans d’autres univers artistiques. L’exigence est le socle de l’apprentissage de tout instrument. Elle est le carburant indispensable à la mécanique de l’orchestre symphonique. L’exigence rend possible le tour de force – physique, intellectuel – que représente un récital de chant ou de piano. Et si l’exigence est aussi requise dans l’écoute, matérialisée par le cérémonial du concert, c’est que les secrets des plus grands chefs-d’œuvre, en musique comme dans les autres arts, ne se percent pas sans un minimum d’effort et de concentration. Oui, mais voilà : dans un monde où tout ce qui n’est pas cool est suspect, l’exigence nous est devenue un fardeau. »

Je partage son indignation  :

« Non, Beethoven n’est pas un compositeur blanc, mâle, hétérosexuel. Beethoven est un compositeur universel, patrimoine de l’humanité entière. Beethoven est une femme, noire, pourquoi pas lesbienne. Assimiler un tel génie à une seule catégorie de la population et prétendre que les autres, renvoyées à un sentiment d’exclusion, ne peuvent s’approprier son œuvre [constitue la vraie discrimination…] »

Pour conclure, je vais faire appel au pianiste Miguel Angel Estrella, défenseur des droits de l’homme et des humbles. Il est issu d’un milieu modeste : son père est le fils de paysans libanais émigrés en Bolivie, sa mère est une argentine avec des ascendances amérindiennes métissées. En raison de ses convictions politiques, il fuit le régime argentin en 1976 à cause des persécutions dont il fait l’objet de la part de la junte militaire. Mais en 1977, il est détenu en Uruguay à Montevideo, où il subit des tortures. Il devient alors très célèbre en Europe, parce que le monde de la culture se mobilise pour sa libération. Il est libéré en 1980 à la suite des pressions internationales (en particulier de Yehudi Menuhin, Nadia Boulanger et Henri Dutilleux). Il se réfugie alors en France. Daniel Balavoine lui dédie sa chanson <Frappe avec ta tête> en 1983

En 1982, Miguel Angel Estrella fonde Musique Espérance dont la vocation est de « mettre la musique au service de la communauté humaine et de la dignité de chaque personne ; de défendre les droits artistiques des musiciens — en particulier des jeunes — et de travailler à construire la paix ». Depuis, il fait le tour de la planète pour aller chez les plus humbles, les plus éloignés de la culture occidentale pour jouer du piano.

Le monde Diplomatique explique cela dans un long article qui est en ligne : <A quoi bon jouer du Beethoven quand les gens ont faim ? >. Et c’est la réponse à cette question qui me pousse à conclure ce mot du jour avec Miguel Angel Estrella :

« Nous sommes des musiciens et par le biais de notre art nous essayons de trouver un chemin pour améliorer la qualité de la vie. Je l’ai compris il y a longtemps et je me suis battu contre les intellectuels latino-américains qui disaient : « A quoi bon jouer du Beethoven quand les gens ont faim ? » Et je leur répondais : « Mais quand ils écoutent Beethoven, leur vie change. Et nous, nous changeons aussi. » C’est très beau ce que nous vivons ensemble. Et le jour viendra où ces gens-là deviendront les défenseurs de leur culture dont ils percevront toute la beauté. Et ce sera une manière aussi de faire face à cette musique de consommation qui envahit la planète. »

Pour aujourd’hui et dans la continuité de l’œuvre qui a fait l’objet du mot du jour d’hier je vous propose le dernier quatuor à cordes, le seizième opus 135.

Il est plus court et plus optimiste que le quatorzième. Il fut ma porte d’entrée dans les derniers quatuors à cordes. Le troisième mouvement, qui est le mouvement lent « Lento assai », est divin. Je lui garde une affection toute particulière et s’il n’est pas aussi révolutionnaire que l’immense quatorzième, il tutoie les mêmes sommets.

<Une interprétation par le quatuor Hagen>

<1516>

Lundi 28 décembre 2020

« Après cela, que reste-t-il à écrire ? »
Franz Schubert à propos du 14ème quatuor à cordes de Beethoven

J’aime beaucoup André Comte-Sponville qui exprime une hauteur de vue et une sérénité qui sont si précieuses dans nos temps troublés par l’affirmation de tant de certitudes fragiles et de condamnation de boucs émissaires commodes pour dissimuler nos parts d’ombre et nos contradictions.

Il a été interviewé sur le sujet de la musique classique par Olivier Bellamy dans le magazine « Classica » de Novembre 2020. A la question : quels sont les trois disques que vous emporteriez sur une île déserte ? Il a répondu :

« Le quintette en ut de Schubert, le quatuor N°14 de Beethoven et le divertimento K 563 de Mozart »

J’avais déjà révélé, lors du mot du jour du <1er septembre 2020> que mon disque de l’île déserte est le quintette en ut de Schubert.

D’ailleurs à une autre question de Bellamy : Quelle est l’œuvre que vous placez au-dessus de tout ? André Comte-Sponville répond, comme moi, le quintette en ut de Schubert.

Je reviendrai probablement, un jour, sur cette œuvre miraculeuse que Mozart a écrit pour trio à cordes et qui porte le numéro K 563.

Mais aujourd’hui il va être question du quatuor à cordes N° 14 opus 131 de Beethoven.

Et c’est Schubert qui, à l’issue d’un concert privé dans lequel il a découvert ce quatuor opus 131, déclarera :

« Après cela, que reste-t-il à écrire ? »

Le musicologue allemand Michael Kube a publié le 12 juin 2020 sur ce site <Revue musicale suisse> le texte suivant dans lequel il parle de ce quatuor N°14, des relations ombrageuses avec son éditeur et avec ses interprètes :

« En 1826, les éditions Schott ont voulu s’assurer avant la signature du contrat que ce quatuor n’était pas un arrangement. Beethoven, un peu agacé, a alors noté sur l’épreuve : « recueil de choses volées çà et là ». Craignant d’être pris au mot, il s’est toutefois expliqué peu de temps après dans une lettre : « vous avez écrit que c’était censé être un quatuor original, ça m’a froissé, alors, pour plaisanter j’ai écrit qu’il avait été volé. Mais c’est faux. Il est absolument nouveau ».

En effet, malgré l’esprit et la formulation amusante de cette remarque, l’œuvre est nouvelle à plusieurs égards : avec un total de sept mouvements (Beethoven parlait de « pièces »), dont quatre peuvent être réunis pour former deux paires, le quatuor entre dans une nouvelle dimension, même vu de l’extérieur. Mais les caractéristiques des mouvements individuels pointent aussi bien au-delà de l’horizon de l’époque, même jusqu’au 20e siècle […]
Bien que Beethoven n’ait pas pu assister à une représentation publique de l’œuvre, il a exigé que l’exécution se fasse presque sans aucune interruption. Ainsi Karl Holz, le violoncelliste du Quatuor Schuppanzigh, demandait déjà fin août 1826 dans un cahier de conversation : « doit-on le jouer sans s’arrêter ? — Mais alors, nous ne pourrons pas faire de bis ! — Quand pourrons-nous nous accorder ? […] Nous allons commander des cordes solides. »
On peut facilement imaginer les réponses correspondantes. »

Il faut comprendre que les cahiers de conversation ne comportent que les propos de ses interlocuteurs, Beethoven répond oralement.

Et ce même Michael Kube ajoute à propos de Schubert

« Si l’on en croit les souvenirs de Holz, transcrits plus tard par une troisième personne, ce quatuor à cordes est aussi la dernière musique que Franz Schubert a entendue. Quelques jours avant sa mort, on dit qu’une représentation privée a eu lieu ; Schubert a peut-être même lui-même pris la partie d’alto. Ludwig Nohl écrit à ce sujet : « Messieurs Holz, Karl Groß et le baron König l’ont joué pour lui faire plaisir. Seul Doleschalek, professeur de piano, était également présent. Schubert était si ravi, si enthousiaste et si touché que tout le monde a craint pour sa santé. Un petit malaise qui avait précédé et qui n’avait pas encore complètement passé s’est fortement accru, s’est transformé en typhus, et Schubert est mort cinq jours plus tard ».

Wikipedia narre la même histoire :

« Ce quatuor est parfois considéré comme le plus grand chef-d’œuvre de Beethoven, tous genres confondus. Schubert aurait déclaré à son sujet : « Après cela, que reste-t-il à écrire ? » (et ce fut aussi cette pièce que les amis de Schubert lui jouèrent à sa demande juste avant sa mort). »

Il semble bien, selon diverses sources que j’ai lu, que Schubert ait d’abord entendu ce quatuor et dit la phrase que j’ai mis en exergue puis a demandé, à quelques jours de sa mort, à le réentendre.

Marcel Proust avait aussi un amour particulier pour cette œuvre :

« Lorsque Proust, trop malade pour sortir de chez lui, voulut entendre de la musique, il convia chez lui le quatuor Capet pour lui jouer le Quatorzième Quatuor de Beethoven »
Jacques Bonnaure – Classica octobre 2016 page 53

Cette <émission de France musique> est consacrée au quatorzième quatuor. Dans celle-ci ; un intervenant cite Boucourechliev qui dit :

« C’est une œuvre ahurissante. »

Ce sont 45 minutes constitués, comme le faisait remarquer Karl Holz, de sept mouvements enchaînés sans interruption.

Je pense qu’il est très difficile de distinguer un quatuor à cordes parmi les derniers qui constituent, dans leur globalité, le sommet de l’œuvre de Beethoven. Dans l’ordre de composition, il y a d’abord le 12 opus 127, puis problème de numérotation, le 15 opus 132, ensuite arrive le 13 opus 130 dont Beethoven a détaché la grande fugue opus 133 et que certains désignent sous le nom de 17ème quatuor, après il y a le quatorzième opus 131 qui est donc l’avant dernier et le 16ème opus 135 qui est le dernier numéro d’opus des œuvres de Beethoven.

Beethoven utilisera les quinze derniers mois de sa vie pour composer ces deux œuvres le 14ème puis le 16ème quatuor. Chacun de ces chefs d’œuvres est très différents des autres. Tant il est vrai comme le dit Florence Badol-Bertrand :

« Chez Beethoven, il y a aussi l’anti-académisme. A la fin du XVIIIe siècle, on publiait beaucoup de séries de quatuors, de séries de symphonies… C’était toujours un petit peu la même œuvre avec quelques sonorités différentes. Or, pour lui, il n’est pas question de refaire deux fois la même chose. »

Même si tous les quatuors du 12 au 16 sont des sommets, il existe un large consensus pour donner une place à part au quatorzième. Beethoven lui-même a dit :

« Celui-ci est le plus grand, le chef-d’œuvre »

Et Schumann, après Schubert dira :

« Une grandeur qu’aucun mot ne saurait exprimer, à l’extrême frontière de tout ce qui a été atteint par l’art humain et l’imagination ».

Richard Wagner, écrira en son temps un texte célèbre dans lequel il parle pour cette œuvre d’une « méditation d’un saint, muré dans sa surdité, à l’écoute exclusive de ses voix intérieures. »

Commençons par écouter <Le début du dernier mouvement par le Quatuor Belcea>

Dans le texte précité Wagner, décrit ce mouvement comme

« La danse du monde lui-même : désir farouche, plainte douloureuse, ravissement d’amour, extase suprême, gémissement, furie, volupté et souffrance. »

Bernard Fournier a consacré de nombreux ouvrages aux quatuors à cordes. Dans son ouvrage « Panorama du quatuor à cordes » il situe ce quatuor par rapport à la postérité :

« Le 14e Quatuor est peut-être le plus haut chef-d’œuvre du cycle magistral que Beethoven a consacré au genre. Cette architecture limite – 7 mouvements enchaînés – qui introduit une nouvelle conception du temps musical, a non seulement influencé de nombreux compositeurs de quatuors (citons au XXe siècle Schönberg [Opus 7], Bartók [Opus 7], etc.), mais elle fasciné maints créateurs, musiciens (Liszt, Wagner, Stravinsky) ou non (Sartre, Kundera, TS Eliot). Outre l’inventivité formelle stupéfiante dont il fait preuve ici, Beethoven accomplit dans la trajectoire sans interruption de l’œuvre deux gestes révolutionnaires, lourds de conséquences esthétiques : au lieu du traditionnel allegro d’ouverture, il commence par une fugue et il repousse à la fin de l’œuvre le mouvement de forme-sonate, celui qui d’habitude sert de fondation à l’édifice.»

Bernard Fournier dispose d’un site < http://bernard-fournier-quatuor.com>. Sur ce site il est possible de télécharger <le chapitre III, Beethoven, l’apogée du genre> du livre précité..

J’ai même trouvé <cette analyse> du quatorzième quatuor sur un site de l’Éducation Nationale.

Il me semble cependant qu’assez de propos ont été cités pour montrer l’importance qui est attachée à cette œuvre, dans les compositions de Beethoven et dans l’Histoire de la musique.

Il faut écouter maintenant. Je propose cette <Très belle interprétation du Quatuor Juilliard>

Et puis, disponible jusqu’au 23 mars 2021, vous pouvez aussi voir et regarder dans de très belles conditions techniques, sur le site d’Arte, le concert qu’a réalisé le Quatuor Ébène, le 16 décembre 2020, dans une cité de la musique de Paris vide.

Le concert finit par le quatorzième quatuor, mais il est précédé de deux autres dont le 16ème: « Beethoven – Quatuors 2,16 & 14 – Quatuor Ebène>. Le quatorzième commence à 53:40.

Pour finir je citerai encore Schubert, « le musicien de l’ombre » comme l’avait appelé Christine Mondon, ombre de Beethoven bien sûr. Mais il fut un des premiers à comprendre vraiment la dimension de Beethoven :

« L’art est déjà devenu pour lui une science il sait ce qu’il peut et l’imagination obéit à sa réflexion inépuisable. »
Franz Schubert cité par Classica de Décembre 2019-Janvier 2020 page 52

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Jeudi 24 décembre 2020

« Ce n’est pas pour vous, c’est pour les temps à venir. »
Ludwig van Beethoven

Beethoven vient d’écrire ses trois quatuors opus 59, les « Razoumovski ». Il ne s’agit pourtant que des quatuors de la période médiane. Il en confie la création au Quatuor Schuppanzigh, du nom du premier violon Ignaz Schuppanzigh. Ce quatuor est réputé comme le meilleur quatuor européen. Mais Ignaz Schuppanzigh juge certains passages techniquement impraticables.

Beethoven réplique cinglant :

« Croyez-vous que je pense à vos misérables cordes quand l’esprit me parle ? »

Et, Schuppanzigh est un ami. Wikipedia nous apprend que ce violoniste était très gros. Et, Beethoven avait composé pour lui une courte pièce chorale humoristique en forme de canon qu’il intitula « Éloge de l’obèse » (Lob auf den Dicken, WoO 100).

Le problème avec les œuvres de Beethoven de la dernière période, mais cela avait déjà commencé avec celles de la période médiane, était double :

  • Elles étaient d’abord d’une difficulté technique inconnue jusqu’alors;
  • Et puis, elle heurtait la capacité de compréhension et d’assimilation de l’immense majorité des musiciens et des mélomanes.

Concernant la difficulté technique, une intervenante dans les épisodes du feuilleton « Beethoven » de la radio télévision belge expliquait que beaucoup de personnes avaient l’habitude à Vienne et plus généralement dans les pays germaniques de pratiquer la musique en amateur. Et, la forme du quatuor à cordes était très prisée. Souvent ces musiciens se retrouvaient lors de soirées amicales et déchiffraient ensemble de nouveaux quatuors qui étaient édités. Quelquefois, il s’agissait d’un mouvement de quatuor et il existait des abonnements avec lesquels, régulièrement, on obtenait de nouvelles partitions, le premier mouvement, le deuxième mouvement, un nouveau quatuor.

Et ils occupaient la soirée en jouant ensemble. En effet, à cette époque Netflix n’existait pas, ni les jeux vidéos, ni les réseaux sociaux ni même la télévision ou la radio. Il fallait donc s’occuper autrement. Nous parlons là plutôt de personnes aisées.

Mais mon père qui faisait partie d’une famille très modeste issue de la paysannerie m’expliquait que dans sa jeunesse, on se réunissait aussi pour faire de la musique dans la famille. Celles et ceux qui ne savaient pas jouer d’un instrument chantaient.

Revenons au contexte viennois. Voilà des musiciens qui reçoivent des partitions des œuvres de Beethoven. C’est en effet indéchiffrable, je veux dire : vous ne mettez pas ensemble deux violonistes, un altiste et un violoncelliste qui n’ont jamais vu la partition pour qu’ils puissent commencer à la jouer ensemble. Pour Beethoven, il faut qu’au préalable chacun des musiciens ait travaillé individuellement sa partie, puis il sera nécessaire de travailler ensemble pour s’ajuster.

C’est totalement inatteignable pour des amateurs, au moins de cette époque. Et même le Quatuor Schuppanzigh qui est professionnel n’y arrive pas ou très difficilement.

Et, c’est dans la difficulté du 7ème quatuor à cordes dans lequel les quatre musiciens n’y arrivaient pas techniquement et ne comprenait pas la musique qu’ils étaient censés jouer que Beethoven eut cette phrase :

« Ce n’est pas pour vous, c’est pour les temps à venir »
Cité par Bernard Fournier « Beethoven et après », page 127

Je pense que cette remarque touchait plus la compréhension, par les musiciens, de cette musique que leurs soucis techniques.

Lors de ce même épisode Nicolas Derny commente :

« Lorsque l’ébouriffé Ludwig, dont les oreilles bourdonnent depuis 1797, présente les Quatuors « Razoumovski » – l’épique 7e , le pathétique 8e , l’extraverti 9e -, même ses proches croient à une blague. »

A ce stade, il faut peut-être donner un exemple à entendre.

C’est un peu compliqué parce qu’aujourd’hui nos oreilles ont été habituées, après des décennies de musiques à deux notes, en cas d’opulence on va jusqu’à quatre, à s’habituer à tout. Et même à nommer musique, des collections de sons assez éloignées d’une définition raisonnable de la musique. Mais faisons l’effort de nous mettre en empathie avec des personnes de la bonne société viennoise du début du XIXème siècle. Ils sont déjà horrifiées par les extravagances de la révolution française, leurs oreilles ont été éduquées par la musique de Mozart et de Haydn. Alors, on doit pouvoir comprendre leurs réactions après avoir entendu le début, les trente premières secondes, de l’Allegretto du 7ème quatuor : <Quatuor Belcea>. Cela commence par le violoncelle qui joue de manière monotone la même note. Le second violon essaie quelques fantaisies mais est repris par l’alto qui refait le coup du violoncelle. Après ils s’y mettent tous à jouer la même note. C’est une blague se disaient-ils à l’époque !

Donc, il y avait d’abord des problèmes techniques. Les musiciens de l’époque ne savaient pas jouer Beethoven :

« La création de l’ «Héroïque » dans le salon de musique du Palais Lobkowitz [fut] lamentable […] avec six premiers et quatre seconds violons, et des vents terriblement médiocres. Personne ne savait jouer cette musique si nouvelle et si difficile ; et dans les « académies » publiques que Beethoven organisait de temps en temps, ce n’était guère mieux. »
Antoine Goléa « La musique de la nuit des temps aux aurores nouvelles » volume 1 page 290

Et puis, si les mélomanes aimaient les premières œuvres de Beethoven et aussi l’Ode à la joie qui finit la 9ème, les œuvres tardives, c’est à dire la musique « pour les temps à venir » rencontraient le scepticisme voire la franche hostilité.

Quand Beethoven décida de dédier sa sonate N° 9 pour violon et piano à Rodolphe Kreutzer, célèbre violoniste à Paris, Sonate qui restera la « Sonate à Kreutzer », le dédicataire refusera de la jouer en la déclarant : « Inintelligible ! ».

Le critique du journal spécialisé « l’Allgemeine musikalische Zeitung » écrivit que Beethoven y avait

« poussé le souci de l’originalité jusqu’au grotesque [et était adepte d’un ] terrorisme artistique »

Nicolas Derny écrit :

« il dédie sa neuvième et avant-dernière Sonate pour violon et piano à Rodolphe Kreutzer, musicien proche de Bonaparte – qui ne la jouera jamais : la pièce est trop difficile, trop étrange, voire tout bonnement inintelligible pour les oreilles de ce début de siècle. »

Il s’agit aujourd’hui d’une des sonates pour violon les plus populaires et les plus jouées du répertoire.

Et les avis défavorables sur la musique de la maturité de Beethoven sont multiples.

Voici, par exemple, un avis de Frédéric Chopin :

« Quand Beethoven est obscur et paraît manquer d’unité, ce n’est pas une prétendue originalité un peu sauvage, dont on lui fait honneur, qui en est la cause ; c’est qu’il tourne le dos à des principes éternels »
Cité par <Diapason>

Bernhard Romberg est un nom connu des jeunes apprentis du violoncelle, car violoncelliste lui-même il a écrit beaucoup de pièces et d’études pour cet instrument. Il parlera de la musique de Beethoven en ces termes :

« Musique d’aliéné »
Cité par <
Diapason>

François-Joseph Fétis écrit dans la revue musicale en 1830 :

« Car bien, bien qu’il y représente sous une infinité de formes les thèmes de ces mêmes compositions, il les enveloppe en général de tant d’obscurités ; ces thèmes sont, pour la plupart, si vagues. Les chocs de sons y sont souvent si durs, si désagréables à l’oreille. L’ensemble, enfin, il y a si peu de charme et de clarté. »
Cité par Boucourcheliev « Beethoven » page 220

Et Louis Spohr qui selon Wikipedia devint pour ses contemporains « après la mort de Carl Maria von Weber en 1826, et de Ludwig van Beethoven en 1827, le compositeur le plus important du moment ». Il écrivit dans son Autobiographie :

« Le dernier mouvement [de la 9ème symphonie] est tellement monstrueux et sans goût dans sa conception scolaire que je ne peux pas comprendre qu’un génie comme Beethoven ait été capable de le coucher sur le papier. Je trouve ici une nouvelle preuve que Beethoven a manqué de formation esthétique et du sens de la beauté »
Cité par Boucourcheliev « Beethoven » page 226

Louis Spohr criait au génie pour les œuvres de Beethoven qui pour la postérité n’apparaîtront pas comme celles qui le sont.

Heureusement toute le monde n’eut pas cet aveuglement, Berlioz, Liszt, Wagner sont clairement du côté des visionnaires.

Nicolas Derny écrit cette synthèse dans <Diapason> :

« Ses contemporains ne savent plus s’ils doivent crier au génie ou au fou. Comme lorsque le compositeur introduit la voix humaine – quatuor soliste et chœur – dans le final de la Symphonie no 9, chose imaginable jusque-là. Hymne à la joie et à la fraternité sur un texte de Schiller, elle triomphe le soir de la création (le 7 mai 1824, en même temps que les Kyrie, Credo et Agnus Dei de la Missa Solemnis), mais divise les commentateurs pour un moment : trop longue et difficile – voire tout bonnement absurde – pour les uns, elle s’impose pour les autres comme « la plus magnifique expression du génie de Beethoven » (Berlioz). »

Mais Schubert avant eux, sut reconnaître le génie : Selon le témoignage de Braun von Braunthal, un ami de Schubert, ce dernier lui aurait dit :

« Il sait tout, mais nous ne pouvons pas encore tout comprendre, et il coulera encore beaucoup d’eau dans le Danube avant que tout ce que cet homme a créé soit généralement compris. »
Cité par J. et B. Massin dans le Dictionnaire des musiciens , Encyclopédia Universalis 2019, page 35

Il n’écrivait pas pour ceux qui ne l’ont pas compris, il écrivait pour «  les temps à venir »

Ce mot du jour est enrichi de bustes de Beethoven réalisés par Antoine Bourdelle On raconte que le jeune Bourdelle, en feuilletant un ouvrage sur Beethoven, fut frappé par sa propre ressemblance physique avec lui. Il se mit à écouter sa musique et raconta :

« …chaque cri de ce sourd qui entendait Dieu frappait directement mon âme. Le front de Beethoven suait sur mon cœur écrasé. »

S’identifiant à son modèle, il réalisa de multiples visages de Beethoven, comme un musicien crée des variations sur un thème. En tout, on compte dans son œuvre quatre-vingt sculptures représentant le compositeur. <source Musée d’Orsay>

Pour aujourd’hui je propose une œuvre qui mit encore plus de temps que les autres à apparaître ce qu’elle est : un immense chef d’œuvre : « Les 33 variations Diabelli opus 120». C’est dans les faits la dernière grande œuvre que Beethoven composa pour le piano.

Boucourechliev écrit : « sa modernité aujourd’hui encore reste stupéfiante. »

En 1819, Diabelli, éditeur et compositeur bien connu, écrivit et envoya une valse brève à tous les compositeurs importants de l’Empire d’Autriche (tels Franz Schubert, Carl Czerny, Johann Nepomuk Hummel ou l’archiduc Rodolphe d’Autriche), leur demandant d’écrire une variation sur ce thème. L’idée était de publier l’ensemble des variations au profit des veuves et des orphelins des guerres napoléoniennes, dans un volume patriotique intitulé Vaterländischer Künstlerverein.

Il semblerait que Beethoven se serait senti insulté par une proposition indigne de lui et aurait finalement écrit 33 variations pour démontrer ce qu’il est possible de faire à partir d’un matériau aussi simple, simpliste peut être.

Alfred Brendel écrit :

« Quand j’osai définir, il y a environ cinquante ans, les Variations Diabelli comme la plus grande œuvre jamais écrite pour le piano, nombre de musiciens parurent perplexes. Elles étaient rarement jouées, et réputées inadéquates aux salles de concert. Qui pouvait sérieusement entraîner le public à la rencontre d’un colosse de cinquante-cinq minutes, s’éloignant rarement de la clé d’ut majeur, et fondé sur une valse tellement anodine ? Où était cette mystique transcendantale, associée par tant de nos contemporains au dernier Beethoven ?

Les Variations Diabelli sont pourtant sa réussite suprême, unissant le passé, le présent et le futur, l’humour, la virtuosité et le sublime. »

<Voici les 33 Variations Diabelli interprétées par Alfred Brendel>

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Mercredi 23 décembre 2020

« Beethoven et ses trois styles »
Wilhelm von Lenz, livre de 1852 réédité en 1919

Beethoven n’a jamais composé d’œuvres identiques.

Dans la musique dite classique beaucoup de compositeurs, surtout avant Beethoven, avaient trouvé une forme, une structure qui leur convenait. Alors ils composaient de nombreuses œuvres mais qui étaient en réalité une déclinaison d’œuvres antérieures. Beethoven crée tout le temps, dans le renouvellement et l’approfondissement. Et plus Beethoven avance dans l’âge et aussi dans la surdité, plus ses œuvres deviennent géniales et ouvrent des voies absolument disruptives, pour utiliser un mot moderne qui aurait dû être inventé pour caractériser les œuvres ultimes de Beethoven. Les derniers de l’ultime seront ses quatuors à cordes.

Ces quatuors à cordes commenceront à être compris et interprétés correctement vers la fin du XIXème siècle. Depuis, c’est devenu le « Graal » des quatuors à cordes et même de la musique de chambre, voire de la musique en général.

Quand j’ai commencé avec mon ami Bertrand G. à entrer dans ces œuvres, grâce à la tribune des critiques de disques d’Armand Panigel, Antoine Goléa, Jacques Bourgeois et Jean Roy, il existait plusieurs interprétations de qualité superlative, le Quatuor Vegh, le Quatuor Talich, le Quatuor Alban Berg de Vienne et le Quartetto Italiano.

A la fin ce sont ces derniers interprètes qui le plus souvent étaient choisis. Je dois avouer que je dispose de ces quatre interprétations aujourd’hui avec d’autres plus modernes et quelques-unes plus anciens.

Beethoven a écrit ses Seize Quatuors à cordes entre 1800 et 1826. Quand on voulait acquérir les enregistrements de ces quatuors à cordes, ils étaient quasi toujours présentés en trois coffrets :

  • Les premiers quatuors à cordes ;
  • Les quatuors de la période médiane ;
  • Les derniers quatuors à cordes.


Cette coutume de classer les quatuors à cordes en trois périodes, se fonde sur un découpage qui a été initié par un musicologue : Wilhelm von Lenz.

Il a écrit en 1855 « Beethoven et ses trois styles. » Mais cet ouvrage qui a été réédité en 1909, avait un sous-titre : « Analyses des sonates de piano ». Il avait donc prévu ce découpage de l’œuvre de Beethoven pour les sonates de piano. Mais rapidement, il a été utilisé pour l’ensemble de la production musicale du compositeur qui se trouve donc divisé en trois grandes périodes.

Dans le paragraphe « Modernités de Beethoven », Bernard Fournier explique :

« Les trois manières
L’ampleur d’une telle évolution a conduit les commentateurs à diviser l’œuvre de Beethoven en « périodes », « styles » ou « manières » permettant de caractériser les grandes étapes d’un développement artistique qui, ancré dans le classicisme (première manière), a ouvert la voie du romantisme (deuxième manière) et anticipé, dans ses explorations les plus visionnaires (troisième manière) »
« Beethoven et après », Bernard Fournier, page 119

Nicolas Derny, dans Diapason explique cependant que cette division du «temps créateur» de Beethoven n’est pas unanimement adoubée

« Le classicisme marque évidemment le premier des « trois styles » que Wilhelm von Lenz (1809-1883) croit pouvoir identifier dans le catalogue Beethovénien. Théorie dont Berlioz, apôtre de l’Allemand en France, ne pense que du bien.
Diapason N° 686 Janvier 2020 Page 24

André Boucourechliev dans son livre « Beethoven » se classe résolument dans le camp des sceptiques :

« Jamais œuvre ne reposa sur une plus grande inquiétude que l’œuvre de Beethoven. Jamais esprit créateur ne fut moins satisfait, moins prudent, moins soumis. Dépassant le doute par la vision de l’œuvre à venir, sa seule et provisoire certitude, retrouvant presque aussitôt le doute, Beethoven joue à chaque fois l’acquis, le remet en question et risque le tout pour le tout. […] Chaque œuvre, chaque phrase créatrice du compositeur témoigne de sa modernité à des niveaux divers, sous des aspects spécifiques. Dès lors la division rigide de la vie créatrice de Beethoven en trois ou deux ou quatre périodes s’avère, a moins de réserves sérieuses, aussi arbitraire que stérile. Que les dernières œuvres de Beethoven soient très différentes des premières, que tel quatuor de l’opus 59 soit d’une conception et d’une écriture autres que telle sonate de l’opus 2 ou de l’opus 102, est évident »
Boucourechliev « Beethoven » page 26 et 27

Et Boucourechliev d’insister sur le côté évolutif, de la métamorphose permanente qui interdit de tracer des frontières entre période.

Mais d’autres grands auteurs, qui en outre étaient compositeurs aussi, adoptent ce découpage.

Franz Liszt leur donne les titres suivants : -L’enfant – l’homme – le Dieu que Boucourechliev qualifie d’absurdes.

Vincent d’Indy propose d’autres appellations : les périodes d’« imitation » (1793-1801), de « transition » (1801-1815) et de « réflexion » (1815-1827).

Nicolas Derny conclut

Pour l’Histoire, la thèse de Lenz triomphe. Etiquettes pratiques et non dénuées de fondement, mais classement aux limites discutables. Soit. La musicologie moderne critique, amende, mais ne propose rien de mieux. »
Diapason N° 686 Janvier 2020 Page 24

Il n’y a rien de mieux. Et dans mon humble rôle de mélomane, je dois dire que cette typologie me convient et me convainc. Bien sûr, on ne passe pas brutalement d’une période à l’autre. Mais quand on écoute globalement les œuvres de chacune de ces périodes, on entend bien une très grande différence. Ainsi, pour essayer d’embrasser globalement l’œuvre de Beethoven, je vais me fonder sur ce découpage, mais sans donner de titre spécifique à chaque période. Pour chacune d’entre elles je proposerai deux œuvres.

Première période 1793-1801

Beethoven a décidé de publier l’œuvre qu’il a désigné comme son opus 1 en 1795. Il s’agit de trois trios pour piano, violoncelle dont il avait commencé la composition en 1794.

En 1793, Beethoven a 23 ans, il n’est plus un enfant, comme le laisse entendre Liszt. Il a déjà composé avant, mais il parait cohérent de faire débuter cette période à peu près au moment où Beethoven a décidé de dire : c’est l’opus 1. De manière plus factuelle, ce sont ses débuts à Vienne, il est parti définitivement de Bonn pour la capitale de l’empire d’Autriche en novembre 1792.

C’est au milieu de cette période (1796-97) qu’il commence à ressentir les premiers symptômes de troubles auditifs. Il est à ce moment-là un pianiste brillant.

Concernant les trois grands cycles, il compose ses 6 premiers quatuors à cordes opus 18 (1800), pour les symphonies il n’a composé que la première (1800) et pour les sonates de piano il a composé les 20 premières soit la majorité de 32.

Il compose aussi ses trois premiers concertos de piano, ses 8 premières sonates pour violon et piano et les deux premières sonates pour violoncelle et piano, l’essentiel de ses trios avec piano.

Il compose aussi une œuvre étonnante, un oratorio « Le Christ au mont des oliviers » (1801)

Il n’est pas question de donner, dans ce mot du jour, la liste exhaustive. Mais il faut constater qu’il a composé lors de cette période des œuvres de musique de chambre pour quintettes, sextuors ou des œuvres pour flute qu’il ne composera plus par la suite.

Il en va ainsi aussi des 6 œuvres qu’il a composé pour trio à cordes, violon, alto et violoncelle. Et je vous propose d’écouter le dernier : <Trio à cordes opus 9 N°3>. La proximité de Mozart et de Haydn est évidente.

Il a aussi composé le septuor pour cordes et vent opus 20. Ce septuor reçut un accueil triomphal. Et pendant longtemps ses admirateurs le louaient pour cette œuvre que lui considérait comme une œuvre de jeunesse, largement dépassé par les œuvres ultérieures. Ce succès continuel finit par irriter Beethoven et Brigitte Massin cite une réaction de Beethoven :

« Il y a là beaucoup d’imagination mais peu d’art »

Voici ce <Septuor pour cordes et vent opus 20> vous pouvez aussi aller à 19:25 pour écouter le tempo di minuetto.

Période médiane 1802-1815

Cette période commence donc par le testament d’Heiligenstadt, Beethoven parle de sa surdité et s’éloigne de sa carrière de pianiste il va commencer à écrire des œuvres de plus en plus profondes et intériorisées.

Beethoven a 32 ans, rappelons que Schubert est mort à 31 ans.

Il me semble qu’on peut dire que le romantisme commence alors en matière musicale. Certains parlent de la période héroïque.

La période commence, en effet, par l’écriture de la 2ème symphonie et surtout de la 3ème « Héroïque » (1804). Il écrira d’ailleurs toutes ses symphonies restantes, mise à part la 9ème, pendant cette période.

Les sonates de piano de 21 (Waldstein) à 26 seront composées ainsi que les quatuors à cordes N°7 à 11.

Je vous propose d’écouter le : <Quatuor à cordes N°10 opus 74> (1809) par le Quatuor Belcea. Nous avons changé de monde par rapport au septuor opus 20. Beethoven devient un compositeur majeur de l’Histoire de la musique.

Pendant cette période il va composer sa première messe en ut opus 86 (1807).

Il écrira aussi ses deux derniers concertos de piano, son triple concerto, il finira les dernières sonates pour violon et piano, il écrira la musique pour Egmont et entamera très largement son opéra Fidelio. Il écrira les trois dernières sonates pour violoncelle et piano dont les 4 et 5, la dernière année de la période, en 1815.

Et puis en 1806, il composera le concerto pour violon opus 61. Je vous propose le 2ème mouvement <Larghetto> par Anne Sophie Mutter et l’orchestre philharmonique de Berlin dirigé par Karajan

La dernière Période (1816-1827)

C’est la période pendant laquelle il va devenir totalement sourd. Il y aura aussi une période entre 1817 et 1819 pendant laquelle il n’écrira aucune œuvre majeure.

C’est la période dans laquelle il va devenir le plus grand ou un des plus grands.

Pendant cette période sera achevé Fidelio et seront composés la 9ème (1824), la Missa Solemnis (1822) et ces extraordinaires Variations Diabelli (1823) pour lesquelles <Brendel> affirme que c’est la plus grande œuvre pour piano que Beethoven ait composé.

Et puis, il y a les 5 dernières sonates de piano. Je vous propose le mouvement le plus court : Le <2ème mouvement allegro molto> de la sonate pour piano N°31 opus 110 par Maurizio Pollini.

Et il y a ses dernières œuvres qui sont les quatuors à cordes. Les contemporains de Beethoven, préfèrent le septuor, ils ne le suivent pas, ne le comprennent.

Peut-être que pour essayer d’illustrer cette dernière période, faut-il se tourner résolument vers la Grande Fugue opus 133. Cette œuvre fut d’abord le dernier mouvement du 13ème quatuor à cordes. Mais cette pièce était si immense, en elle-même, elle durait aussi plus de quinze minutes à elle toute seule que Beethoven a compris qu’il ne pouvait laisser cette œuvre dans une autre œuvre.

Il l’a donc séparée et a réécrit un autre mouvement final à son treizième quatuor.

C’est une œuvre dont le langage se situe aux limites du système tonal. La ligne mélodique a disparu. Son audace de conception se tourne résolument vers le XXème siècle. C’est une œuvre vraiment incompréhensible pour les contemporains de Beethoven. Bernard Fournier cite une réponse de Lucien Capet, créateur du Quatuor Capet (1893-1928) un des premiers quatuors à cordes à s’être attaqué de front aux derniers quatuors à cordes. Un auditeur avait demandé à quelle époque de sa vie Beethoven l’avait écrite. La réponse de Lucien Capet fut

« Après sa mort ! »
« Beethoven et après », Bernard Fournier, page 118

<Grande Fugue par quatuor Ebene>

Je laisserai la conclusion à Antoine Goléa

« En cela, Beethoven peut rejoindre Bach, sans effort, et dans ses œuvres les plus parfaites, parce que les plus neuves, les plus inouïes », les cinq dernières sonates pour le piano et les six derniers quatuors à cordes, il rejoint entièrement le Bach de l’Offrande musicale et de l’Art de la fugue [parmi les dernières œuvres de Bach]. Mais il le rejoint en quelque sorte sous un signe inversé : car si Bach a placé […] l’idée musicale pure à l’enseigne d’une commémoration auguste de la tradition, Beethoven la situe au carrefour des voies nouvelles, de voies où aucun retour ne sera plus permis. »
Antoine Goléa « La musique de la nuit des temps aux aurores nouvelles » volume 1 page294 et 295

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