Mercredi 14 mars 2018

« Qu’est-il arrivé à la gauche européenne ?»
Jan Rovny

Il y a 18 ans nous étions l’an 2000.

  • La France était gouvernée par le Parti socialiste et Lionel Jospin qui était premier ministre. Lors des dernières élections du 1er juin en 1997, le Parti Socialiste avait obtenu 38,05%.
  • En Grande Bretagne, le pouvoir était exercé par le Parti Travailliste de Tony Blair vainqueur des élections du 1er mai 1997, avec 43,2% des voix
  • En Allemagne, le pouvoir était exercé par le SPD. Le Chancelier était Gerhard Schröder il avait gagné les élections fédérales du 27 septembre 1998, avec 40,9% en battant le mythique Helmut Kohl et son CDU.
  • En Italie, la coalition au pouvoir était le centre gauche de Romano Prodi élu le 21 avril 1996 avec 43,39% des voix. Il est vrai que dès le 13 mai 2001 Silvio Berlusconi et sa « Maison des Libertés » battaient la coalition social-démocrate.
  • En Espagne c’était la droite qui était au pouvoir, le premier ministre était José Maria Aznar. Il avait battu le dirigeant historique du Parti Social Ouvrier Espagnol Felipe Gonzalez qui avait quand même obtenu 37,63% aux élections du 3 mars 1996.
  • Et en Grèce, c’était le Parti socialiste le PASOK qui avait remporté les élections du 9 avril 2000 avec 43,79% des voix. Il faisait l’objet d’une reconduction.

Aujourd’hui, en Espagne la droite est toujours au pouvoir et dans tous les autres pays les partis sociaux-démocrates ont perdu le pouvoir, sauf en Allemagne où ils sont partenaires de la Droite qui gouverne.

La chute la plus impressionnante est celle du PASOK grec qui est passé de 43,79% à 6,28% aux dernières élections remportées par Syriza. La France est quand même très proche passant de 38,05% à un peu plus de 8% en 2017.

Il y a 18 ans, la social-démocratie gouvernait donc la grande majorité des pays européens, elle est aujourd’hui en recul voire en effondrement partout.

Pourquoi ?

Philippe Meyer cite souvent l’ancien secrétaire général de FO André Bergeron qui disait : « Pour négocier il faut qu’il y ait du grain à moudre ». Et il semble bien que dans le cadre de la mondialisation, du libre-échange, de la liberté de circulation des capitaux, il n’y ait plus grande matière à négocier. Du moins c’est l’idée qui s’est imposée à la sociale démocratie. Des partis plus à gauche que les sociaux-démocrates contestent absolument cette idée : ils pensent qu’il y a toujours du grain à moudre. Le seul Parti se réclamant de cette mouvance, le Parti Syriza de Grèce qui est arrivé au pouvoir, a au bout de quelques mois cédé pour revenir à l’orthodoxie où il n’y a pas de grain à moudre.

Brice Couturier qui continue ses rubriques qui s’intéressent à ce que des penseurs et des journalistes d’autres pays que la France pensent et écrivent a consacré une émission le 9 mars à cette question <La sociale démocratie se meurt>

Et a posé cette question : Où est passée la social-démocratie, qui faisait partie du code génétique de la plupart de nos nations européennes ?

Il complète d’abord le panorama que j’ai dressé ci-avant par d’autres exemples sur la même période :

  • Le Parti social-démocrate Tchèque est passé de 30 à 7 %
  • Les sociaux-démocrates néerlandais, de 15 à 5 %.

Tous ces faits doivent rassurer mes amis socialistes : Le PS français n’est pas seul à avoir des problèmes et la chute de la social-démocratie n’est pas une question française, mais une question européenne.

Pour essayer de donner un éclairage, Brice Couturier cite Jan Rovny, un politologue d’origine tchèque, formé au Canada et aux Etats-Unis, qui enseigne également à Science Po.

Il a publié une étude intitulée «What happened to Europe’s left ? » c’est-à-dire « Qu’est-il arrivé à la gauche européenne » et qui a été mise en mise en ligne sur le site de la London School of Economics le 22/02/2018. Et que pouvez lire dans son intégralité si vous êtes familier avec la langue de Shakespeare et que vous cliquez sur ce <Lien>.

Brice Couturier résume cette étude de la manière suivante :

« Jan Rovny observe en premier lieu que cette baisse tendancielle s’est s’accélérée. Les résultats des élections de 2017 ont enregistré là où elles ont eu lieu un véritable effondrement. Il s’agit donc bien d’un processus et il est général.

La première cause qui vient à l’esprit, c’est la crise de 2008. Mais comment expliquer que cette crise, due aux dérèglements de la finance, et présentée parfois – on s’en souvient – comme « la crise finale du capitalisme » – ait bénéficié plus souvent aux populistes de droite que de gauche ?

L’électorat de la gauche n’a pas tant basculé vers d’autres partis qu’il ne s’est « volatilisé ».

Certes, il y a eu des transferts d’allégeance vers l’extrême-droite ou la gauche radicale, mais les partis socialistes et sociaux-démocrates ont surtout vu leurs électorats naturels fondre comme neige au soleil. »

La première cause évoquée par le politologue tchèque est l’évolution de la classe ouvrière en raison des évolutions technologiques

Les vraies causes, selon Jan Rovny, sont à chercher, en effet, du côté des changements technologiques.

La classe ouvrière, qui constituait le socle électoral des partis de gauche, a énormément diminué en nombre. La contre-culture ouvrière, à travers laquelle les travailleurs prenaient conscience de leur identité et de leur force transformatrice, a disparu.

L’ancienne classe ouvrière a été remplacée par un précariat de travailleurs peu qualifiés, affectés aux emplois de services – restauration, nettoyage, surveillance, transports.

Cette classe nouvelle, issue en grande partie de l’immigration, a peu de moyens d’organisation et pas d’appartenance politique fixe.

La seconde idée peut être résumée par ce constat contradictoire : la gauche a été victime de son succès et de l’émancipation qui ont conduit à un plus grand individualisme.

Ensuite, c’est le succès de la gauche qui a paradoxalement entraîné sa propre disparition. Les gens se sont émancipés – y compris des cadres structurels de la gauche…
L’accès généralisé aux études supérieures, couplé avec les possibilités d’information offertes par les nouvelles technologies, a provoqué une individualisation de la société.
Les partis de gauche ont tenté de coller à l’aspiration à de nouveaux droits individuels, épousant le désir d’autonomie et de mobilité des jeunes générations diplômées.
Ce faisant, ils sont devenus des partis de classes moyennes en ascension.
Convertis au social-libéralisme et appuyés sur le noyau dur électoral de la fonction publique, ils ont abandonné les classes populaires aux populistes, qui leur promettent « protection économique et traditionalisme culturel ».

Mais en fin de compte jan Rovny revient sur une dichotomie qui me semble fondamentale : une économie entièrement tourné au bénéfice des consommateurs et au détriment des producteurs. C’est pourquoi la mondialisation a provoqué une fracture entre « cosmopolites » et « traditionalistes ».

Les partis de gauche ont accompagné un autre processus dont ils sont devenus les victimes, la mondialisation. Le « transnationalisme », expression préférée par Jan Rovny, a remplacé les travailleurs et les produits locaux par – je cite « des alternatives moins coûteuses ». Cela a, certes, bénéficié aux consommateurs, mais au détriment des producteurs, victimes de la concurrence étrangère dans les secteurs exposés.
Le transnationalisme est en outre un phénomène culturel. D’un côté, il permet aux classes favorisées de voyager à une échelle sans précédent, tant pour leurs affaires que pour le tourisme. Les familles transculturelles vivent dans un monde riche de potentialités multiples dont ils peuvent faire bénéficier leurs enfants.
Mais ceux dont les ressources sont limitées vivent « dans un monde défini par des frontières nationales, des mœurs spécifiques, une seule langue. » chez eux, l’arrivée massive de migrants, culturellement différents, aggrave le sentiment d’aliénation.

Du coup, les sociétés se divisent dorénavant en « cosmopolites », favorables à l’ouverture des frontières et à la liberté des échanges et « traditionnalistes », favorables au protectionnisme et au respect des souverainetés. La vieille alliance entre les cadres et intellectuels, d’une part et la classe ouvrière, de l’autre, alliance sur laquelle reposaient les partis de gauche, est fracturée.
L’ancien clivage, qui opposait la gauche et le droite, est supplanté par d’autres, fondées sur des critères ethniques et culturels, ou encore entre habitants des métropoles et des périphéries.
Les partis de gauche sont mal équipés pour y faire face.

Pour ma part je pense, en outre que cette fracture remonte de plus en plus dans les couches sociales de la classe moyenne : je veux parler de ce phénomène que le bénéfice tiré des prix bas de la consommation ne compensent plus ce qui est perdu en tant que producteur pour toutes ces personnes. Ce phénomène me semble toucher de plus en plus de gens.

On comprend bien que derrière tout cela se pose la question du libre-échange.

Mais mettre fin au libre-échange, même en partie, cela aurait pour conséquence de pénaliser le consommateur, les prix seront plus élevés et certains produits ne seront plus accessibles.

Il n’est pas certain que le plus grand nombre sera en accord avec cette perspective.

PS : Jean-Philippe a ajouté un commentaire très intéressant que je conseille à chaque lecteur d’aller consulter.

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3 réflexions au sujet de « Mercredi 14 mars 2018 »

  • 14 mars 2018 à 9 h 31 min
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    L’engagement socialiste était un engagement collectif, un engagement partagé. La politique prenait du temps et de la place au sein de la société. Il faut dire que nous avions du temps pour discuter, échanger. Pas d’internet, pas de smartphones, pas beaucoup de chaines de télé. La réduction des temps partagés augmente l’individualisme.
    De plus, dans les années 80, les parti sociaux-démocrates étaient liés aux avancés sociales. Ils étaient proches des syndicats, des mutuelles, du mouvement associatif. Enfant, je suis parti en colonie avec le syndicat, notre mutuelle était la mutuelle du syndicat. L’engagement politique était aussi un engagement social. Aujourd’hui, du fait des contraintes libérales européennes, tout marchandisé et mis en concurrence. La solidarité ne peut être qu’une valeur morale et non un principe financier, selon le principe libéral anglo-saxon.
    L’enrichissement de la société, son embourgeoisement, ont aussi fait que de nombreux citoyens réduisent leur temps consacré à la chose publique. Les citoyens sont désormais plus soucieux de leurs loisirs, de leur confort. Les exclus s’inquiètent pour leur avenir. Mais ils sont peu organisés et pas représentés. De leur coté, les bourgeois (bobo ou pas) n’ont pas beaucoup de temps pour penser aux autres. On veut bien regarder la soirée des enfoirés, mais il faut quand même penser à organiser les vacances au ski.
    Aujourd’hui, tout est individualisé, marchandisé, le temps est compté et optimisé, il faut passer devant les autres. Les idées de droite se sont largement répandues. Un engagement socialiste est devenu un engagement naïf. Nous avons beaucoup de travail devant nous pour retisser les liens sociaux, indispensables à une société juste et apaisée.

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    • 14 mars 2018 à 11 h 08 min
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      Merci Jean-Philippe pour ces réflexions pleines de sens et de lucidité.

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  • 14 mars 2018 à 12 h 49 min
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    Il y a un fait difficile à contester, la création de richesses se fait de plus en plus « hors sol » ce qui crée un fossé grandissant entre les besoins de transfert et les sources pérennes de financement.
    Pas étonnant que les suffrages se tournent vers les partis qui captent la colère

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