Jeudi 8 février 2018

« La croissance et la vie »
Réflexions personnelles après des années de butinage.

La croissance a atteint 1,9 % en France en 2017, soit son plus haut niveau depuis 6 ans. Et <certains annoncent 2,1% pour 2018>

Mais la banque mondiale estime entre 6,7 et 6,8% la croissance de la Chine en 2017 et l’Inde bénéficie encore de meilleures perspectives. Et l’OCDE a annoncé, fin novembre, une prévision de 3,7% de la croissance mondiale en 2018.

La performance de la France reste donc modeste par rapport à cette vision globale.

La croissance entraîne de l’euphorie, tout le monde va vivre mieux semble t’on dire.

  • Quand on est parent, on aime voir ses enfants croitre.
  • Quand on est jardinier on aime voir ses plantes croitre.
  • Quand on est commerçant, on aime voir ses affaires croitre.

Mais LA CROISSANCE ! C’est le chiffre de l’économie et aussi des hommes politiques : ils veulent, ils annoncent, ils se réjouissent de la croissance.

La croissance est bien sûr la croissance du Produit Intérieur Brut.

Et cela constitue déjà un problème.

Le Monde du 31 janvier 2018 a publié une chronique du président du conseil d’administration de Crédit Suisse, Urs Rohner : « Le PIB ne doit pas être l’unique obsession des décideurs »

Il fait une critique sérieuse et économique du PIB

« De nombreux économistes respectés ont depuis longtemps souligné que le produit intérieur brut (PIB) est une mesure inadéquate du développement économique et du bien-être social, et ne devrait donc pas être l’unique obsession des décideurs. Pourtant, nous n’avons fait aucun progrès vers une alternative réaliste à cet indicateur.

L’une des lacunes bien connues du PIB est qu’il ne tient pas compte de la valeur du travail domestique, y compris les soins aux enfants et aux membres âgés de la famille. Plus important encore, l’attribution d’une valeur monétaire à ces activités ne réglerait pas un défaut plus profond du PIB : son incapacité à refléter de manière adéquate l’expérience vécue par les membres de la société. Mesurer les travaux ménagers gonflerait le PIB sans pourtant modifier réellement les niveaux de vie. De plus, les femmes, représentant la plus grande part des personnes qui effectuent des travaux domestiques, continueraient à être considérées comme bénévoles plutôt que contribuant véritablement à l’activité économique.

Un autre défaut bien connu du PIB est qu’il ne tient pas compte de la destruction de valeur, par exemple lorsque les pays gèrent mal leur capital humain en négligeant l’éducation, ou en épuisant leur capital naturel pour obtenir des avantages économiques immédiats. Au final, le PIB tend à mesurer les actifs de façon imprécise, et pas du tout les passifs. ».

La question qu’il faudrait se poser est que détruit-on pendant que nous croissons ?

Et si on revient aux grands mythes d’homo sapiens, on lira les textes saints du Monothéisme, Genèse 1:28 :

« Et Dieu les bénit, et leur dit : Croissez, et multipliez, et remplissez la terre; et l’assujettissez, et dominez sur les poissons de la mer, et sur les oiseaux des cieux, et sur toute bête qui se meut sur la terre. »

L’homme prudent dira : c’était un bon plan marketing quand les hommes étaient quelques millions sur la terre. Mais il posera aussi la question : Est-ce toujours le cas depuis que nous sommes 7,5 milliards et que nous allons vers les 10 milliards voire au-delà ?

Les économistes orthodoxes sont des gens rigoureux, ils n’aiment pas qu’un pan de l’activité marchande leur échappe. L’activité bénévole ne les motive pas trop, mais dès qu’il y de l’échange de monnaie…

Et c’est ainsi que nous apprenons que l’INSEE va intégrer le trafic de drogue au PIB.

Un article du Monde, nous explique les problèmes techniques que cela pose à l’INSEE et sur lesquels je ne m’arrêterai pas. Il semblerait que l’INSEE réalise cette évolution à l’insu de son plein gré. Elle le fait sur une demande de l’Europe.

En France, assure l’Insee, cette prise en compte entraînera « une révision en très légère hausse du niveau du PIB ». Le chef du département des comptes nationaux de l’institut public, Ronan Mahieu, évoque le chiffre de « quelques milliards » d’euros, à rapporter aux 2 200 milliards d’euros du PIB français.

Dans cet article nous apprenons que l’Allemagne inclut la prostitution dans son PIB, ce que ne fait pas la France et lorsqu’en 2013 notre voisin germanique a intégré le trafic de drogue, il a noté une amélioration de 0,1 point de pourcentage.

Comment dire ?

A ce stade, je ne voudrais pas développer de nouvelles théories économiques, tâche dont je suis d’ailleurs incapable. Ni faire des leçons morales, mais simplement parler de la vie.

Le 700ème mot du jour donnait la parole à un économiste sortant un peu des sentiers battus : Yann Moulier Boutang

Il nous parlait des abeilles :

« Je vais vous parler des abeilles.

Qu’est-ce que fait l’abeille ?

L’économie politique qui s’intéresse aux produits, aux produits vendables, vous répond : l’abeille produit du miel. L’apiculteur va remplacer l’essaim sauvage où l’abeille produit du miel, pour elle-même et pour ses larves, par des ruches avec des rayons.

Puis il va subtiliser le miel des rayons, car l’abeille ne produit pas naturellement du miel pour les humains. Et en lui retirant le miel des rayons, l’abeille va produire, produire et encore produire du miel. […]

Cela c’est le PIB, la croissance. La production du miel, de la farine, des smartphones, du tourisme, les maillots au nom des millionnaires du football, des poudres de perlimpinpin comme dirait notre Président, des armes et donc aussi de la prostitution, de la cocaïne et tout ce qui peut se vendre…

Mais Moulier-Boutang nous montre le vrai rôle de l’abeille et pose un autre regard sur le rôle de l’abeille dans la nature et dans notre écosystème :

Mais maintenant que fait vraiment l’abeille maintenant que nous savons un peu plus de complexité.

Eh bien fondamentalement, je vais vous dire : le miel on s’en fiche !

L’abeille, elle pollinise ! […]

L’abeille pollinise, cela veut dire que 80 % de la production agro-alimentaire en termes de légumes et de fruits est produite grâce aux abeilles. Il faut aussi rajouter des choses comme le tournesol pour lequel la pollinisation de l’abeille prend la plus grande part.

L’abeille pollinise !

Nous pouvons mesurer, puisqu’un économiste doit pouvoir mesurer des quantités et des prix, l’impact des abeilles. Si l’on prend les États-Unis d’Amérique, si vous faites l’hypothèse qu’il n’y a plus de pollinisation, vous pouvez compter entre 30 et 35 milliards de dollars par an, qui disparaissent. Et je ne parle même pas de la flore, des parcs sauvages, je parle simplement de la production agricole.

Donc qu’est-ce que produit l’abeille, en termes de valeur économique ?

D’un côté elle produit aux États-Unis pour 100 millions de dollars de miel et de l’autre côté elle participe à la production d’une valeur entre 30 et 35 milliards de dollars.

En conséquence, ce que fait fondamentalement l’abeille du point de vue économique, au niveau de l’écosystème elle produit 350 fois plus que le miel, en valeur.

Voilà les proportions.

D’un côté il y a ce qui est calculé par un output marchand, simple, clair : l’abeille produit du miel.

Et de l’autre côté, elle pollinise et nous savons qu’on peut se passer de miel, mais on ne peut pas se passer de pollinisation.

Nous comprenons donc que l’abeille fait du miel pour vivre et se nourrir, mais qu’en vivant, elle circule, elle pollinise et que sa véritable contribution productive, c’est ça !

En tout cas, en terme de valeur, c’est ça l’étalon principal.

En économie traditionnelle, on voit l’abeille qui consomme et l’abeille qui produit. Un input et un output.

Mais, ce qui est fondamental, c’est son rôle dans la reproduction du vivant et ça elle le fait même sans s’en apercevoir, puisqu’elle fait cela en même temps qu’elle consomme, comme un produit  annexe de sa consommation : elle répand le pollen.

Le plus important c’est qu’elle circule en se nourrissant, ce n’est pas son travail industrieux dans la ruche ou elle transforme le nectar en miel ou en gelée royale.

Et ce raisonnement est en terme de valeur, de richesse économique !

Retour à l’être humain.

Qu’est-ce que fait l’humain principalement ? Un output marchand à partir de marchandise ?

Non ! il produit essentiellement du vivant à partir du vivant.

L’humain ne fait pas que se reproduire, il met au monde des enfants mais qu’il élève et en cela il crée quelque chose de nouveau !

Il produit son environnement, il produit des relations, il produit du lien etc.

Mais pour des humains, en dehors des sociologues qui faisait de grandes déclarations qui disaient « le lien social c’est important », les assistantes sociales qui disaient « il ne faut pas couper dans les dépenses publiques », « il ne faut pas couper dans l’éducation parce que c’est la base de la société, parce que c’est la richesse de la société ». Parce que c’est aussi la possibilité pour les entreprises de ne pas avoir des employés qui sont totalement malades ou totalement handicapés sur tous les plans.

En dehors de cela, ce n’était pas tellement connu et surtout pas des économistes, parce que je peux vous dire que mes confrères ont une propension à ne pas s’intéresser à la pollinisation et à se focaliser sur la production du surplus de miel qui est notoirement connu. »

Ce que nous raconte Moulier-Boutang, ce n’est pas la poésie, ni de l’utopie, mais la réalité du vivant. De quoi ébranler des certitudes bien ancrées.

Alors bien sûr, la croissance ce n’est pas rien dans l’Histoire humaine. C’est encore Yuval Noah Harari qui décrit cette révolution dans l’Histoire de Homo Sapiens

«Si l’on veut comprendre l’histoire économique moderne il n’y a en vérité qu’un seul mot à comprendre. Et ce mot, c’est « croissance ». Pour le meilleur ou pour le pire, malade ou en bonne santé, l’économie moderne a cru tel un adolescent gavé d’hormones. Elle avale tout ce qu’elle trouve et pousse sans même qu’on s’en rende compte.

Pendant la majeure partie de l’histoire, l’économie a gardé largement la même taille. Certes la production mondiale s’est accrue, mais cette croissance fut essentiellement l’effet de l’expansion démographique et de la colonisation de terres nouvelles. Tout cela changea cependant à l’époque moderne. En 1500, la production mondiale de biens et de services se situaient autour de 250 milliards de dollars ; aujourd’hui, elle tourne autour de 60 billions de dollars. Qui plus est, en 1500, la production annuelle moyenne par tête était de 550 $ alors qu’aujourd’hui chaque homme chaque femme et chaque enfant produit en moyenne 8 800 $ par an. Comment expliquer cette prodigieuse croissance ? »

La croissance a alors pu donner aux humains, surtout à certains humains dans certaines nations des bienfaits indiscutables, des travaux moins pénibles, une augmentation de la productivité qui a augmenté le temps de loisir, une explosion de l’espérance de vie et des progrès extraordinaires de la santé.

C’est la croissance qui a mis fin définitivement aux thèses malthusiennes qui pensaient que la production croissait toujours moins vite que la population humaine et que cela créait toujours des phénomènes très pénibles de famines et de mortalité massive avant que la population redevienne compatible avec la production.

Mais aujourd’hui, ne sommes-nous pas allés trop loin ?

La croissance actuelle ne donne même plus d’emplois, comme le précise un article des Echos  du 21 janvier 2018 :

C’est un paradoxe. La croissance mondiale n’a jamais été aussi élevée depuis 2010 si l’on en croit le Fonds monétaire international. Mais, le taux de chômage stagne. C’est le constat dressé par l’Organisation International du Travail (OIT) dans son rapport « Emploi et questions sociales dans le monde » publié lundi.

Je ne développe pas la captation des fruits de la croissance par un très petit nombre, comme le démontre des études successives.

Le plus préoccupant c’est que nous sommes en face de la raréfaction des ressources, dans le défi climatique, probablement dans la pénurie d’eau potable.

<La ville de Cap n’aura plus suffisamment d’eau dans 3 mois>

Nous comprenons bien que comme les arbres qui ne croissent pas jusqu’au ciel, la croissance ne pourra se poursuivre indéfiniment. Ou existe-il quelqu’un qui croit le contraire ? Ceci me fait remarquer que, par le hasard de notre langue, le verbe croitre et le verbe croire se conjuguent quasi de la même manière au singulier du présent : seul un accent circonflexe distingue croire et croitre.

Alors certains pour sauver le concept de croissance, qu’ils jugent indispensable à la civilisation humaine, ajoutent le mot « verte ».

La croissance, ce n’est pas bien, mais la croissance verte nous sauvera.

Encore une fois, pouvons-nous le croire ?

Pensons-nous vraiment que la croissance pourra continuer dans le monde fini de la terre ?

Ou croyons-nous, comme les « visionnaires » de la silicon Valley que nous saurons trouver les moyens d’abandonner la terre et trouver une autre planète accueillante que l’homme saura rejoindre ?

La certitude que le génie de l’homme trouvera les solutions à ces problèmes, même aidé par l’intelligence artificielle,  n’existe pas.

La connaissance de la finitude des ressources de la terre et de l’impossibilité de continuer avec notre modèle de développement actuel, sur la seule terre, est acquise.

Je finirai par une réflexion que j’ai lue dans un livre de Raymond Aron du temps de ma jeunesse et que je cite de mémoire : « Tout se passe comme si nous étions dans une machine qui va de plus en plus vite et que personne ne sait arrêter ».

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Une réflexion au sujet de « Jeudi 8 février 2018 »

  • 8 février 2018 à 14 h 59 min
    Permalink

    Tel qu’il est calculé, l’indice de croissance a une valeur évidente le problème est qu’il n’est pas associé à d’autres indices probablement tout aussi importants mais peut être plus difficilement appréhendables et surtout pas transposables immédiatement en valeurs financières.

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