Mercredi 1er juin 2016
«Si l’on veut comprendre l’histoire économique moderne il n’y a en vérité qu’un seul mot à comprendre et ce mot, c’est «croissance». »
« Sapiens : Une brève histoire de l’humanité » pages 357-364
Et Sapiens va inventer le capitalisme. Harari va nous expliquer l’essor du capitalisme, en insistant sur 3 notions :
- La confiance
- Le progrès
- Le crédit
Ainsi, dans son chapitre 16 qu’il intitule « le credo capitaliste », il pose d’abord les bases de son raisonnement et de l’observation de l’évolution de l’économie des Sapiens :
«Si l’on veut comprendre l’histoire économique moderne il n’y a en vérité qu’un seul mot à comprendre. Et ce mot, c’est « croissance ». Pour le meilleur ou pour le pire, malade ou en bonne santé, l’économie moderne a cru tel un adolescent gavé d’hormones. Elle avale tout ce qu’elle trouve et pousse sans même qu’on s’en rende compte.
Pendant la majeure partie de l’histoire, l’économie a gardé largement la même taille. Certes la production mondiale s’est accrue, mais cette croissance fut essentiellement l’effet de l’expansion démographique et de la colonisation de terres nouvelles. Tout cela changea cependant à l’époque moderne. En 1500, la production mondiale de biens et de services se situaient autour de 250 milliards de dollars ; aujourd’hui, elle tourne autour de 60 billions de dollars. Qui plus est, en 1500, la production annuelle moyenne par tête était de 550 $ alors qu’aujourd’hui chaque homme chaque femme et chaque enfant produit en moyenne 8 800 $ par an. Comment expliquer cette prodigieuse croissance ? »
Pour expliquer cela Harari ne va pas se lancer dans une conceptualisation théorique mais de manière très pédagogique va raconter une histoire qui réunit 3 personnages :
Sam Cupide, un financier et un banquier ;
Pierre, un entrepreneur qui ayant déjà fait des affaires, possède un pécule ;
Jane Bonnepâte, une cuisinière de talent mais n’ayant, elle, aucun argent de côté.
Et voilà comment cette histoire va conjuguer désir d’entreprendre, crédit et confiance :
« Sam Cupide, financier malin, fonde une banque à El Dorado en Californie.
Pierre, entrepreneur d’El Dorado qui monte, achève son premier gros chantier pour lequel il reçoit 1 million de dollars en espèces. Il dépose cette somme à la banque de M Cupide. La banque détient maintenant un capital d’un million de dollars.
Dans le même temps, Jane Bonnepâte, chef cuisinière expérimentée mais impécunieuse à El Dorado, pense avoir une opportunité de faire des affaires : la ville manque d’une boulangerie digne de ce nom. Mais elle n’a pas assez d’argent pour acheter une affaire bien équipée avec des fours industriels, des éviers, des couteaux et des casseroles.
Elle va à la banque, soumet son projet à Cupide et le persuade que le placement en vaut la peine. Il lui accorde un prêt d’un million de dollars, créditant son compte en banque de cette somme.
Bonnepâte fait alors appel aux services de Pierre, chargeant l’entrepreneur de construire et d’équiper la boulangerie. Il lui demande alors 1 million de dollars. Elle le paye avec un chèque tiré sur son compte, Pierre le dépose sur son compte à la banque Cupide. Combien d’argent Pierre a-t-il alors sur son compte en banque ? Exactement 2 millions de dollars.
Mais combien d’argent, d’espèces, se trouve exactement dans le coffre de la banque ? 1 million de dollars.
Ça ne s’arrête pas là. Après deux mois de chantier, c’est une habitude chez les entrepreneurs, Pierre fait savoir à Bonnepâte qu’en raison de problèmes et de frais imprévus, la facture de la construction de la boulangerie s’élèvera en fait à deux millions de dollars. Madame Bonnepâte est mécontente mais elle ne peut guère arrêter le chantier en plein milieu. Elle se rend donc de nouveau à la banque et convainc M Cupide de lui accorder un prêt supplémentaire : il dépose sur son compte encore 1 million de dollars qu’elle vire sur le compte de l’entrepreneur. »
Et c’est là que je vous invite à bien suivre la démonstration, en réalité il n’y a qu’un million qui existe réellement, mais toutes ces opérations de crédit conduisent à ce que dans les comptes de la Banque il est inscrit 3 millions !
« Combien d’argent Pierre a-t-il alors sur son compte en banque ? 3 millions de dollars. Mais combien d’argent se trouve réellement à la banque ? Toujours 1 million de dollars en fait, le même million de dollars qui est à la banque depuis le début. La loi bancaire actuelle, aux États-Unis, permet à la banque de répéter cet exercice encore 7 fois. […] Les banques sont autorisées à prêter 10 $ pour chaque dollar qu’elle possède réellement, ce qui veut dire que 90 % des sommes déposées sur nos comptes en banque ne sont pas couverts par des pièces de monnaie ou des billets de banque. […].
Ça vous a tout l’air d’une pyramide de Ponzi ; n’est-ce pas ?
Mais si c’est un montage frauduleux, alors toute l’économie moderne n’est qu’une fraude. Le fait est que ce n’est pas une duperie mais plutôt un hommage aux ressources stupéfiantes de l’imagination des hommes. C’est notre confiance dans le futur qui permet aux banques et à toute l’économie, de survivre et de prospérer. Cette confiance est l’unique support de la majeure partie de l’argent dans le monde.
La boulangerie n’a pas encore cuit une seule miche de pain, mais Bonnepâte et Cupide anticipent que, d’ici à un an, elle vendra chaque jour des milliers de pains, de viennoiseries, de gâteaux et de cookies avec un joli profit. Madame Bonnepâte pourra alors rembourser son prêt avec les intérêts. Si M Pierre décide de retirer ses économies, Cupide sera en mesure de lui verser les espèces. Toute l’entreprise est donc fondée sur la confiance en un avenir imaginaire : la confiance de l’entrepreneur et du banquier dans la boulangerie de leurs rêves, mais aussi celle de l’entrepreneur dans la solvabilité future de la banque. […]. »
Sans ce système inventé par les hommes, la boulangerie pourrait-elle être construite ? Bien sûr que non. Et l’auteur de « Sapiens » de montrer une fois encore la force de l’imaginaire et de la faculté de notre espèce de s’éloigner des objets réels :
« Bonnepâte pourrait-elle faire construire sa boulangerie si la monnaie ne pouvait représenter que des objets tangibles ? Non.
Pour l’instant, elle n’a que des rêves, aucune ressource tangible. La seule manière pour elle de la faire construire serait de dénicher une entreprise prête à travailler aujourd’hui et à être réglée quelques années plus tard, quand la boulangerie commencerait à gagner de l’argent. Hélas, les entrepreneurs de ce genre sont une espèce rare.
Tel est le dilemme de la boulangère : sans boulangerie, pas de gâteau. Sans gâteau, pas d’argent. Sans argent, impossible de solliciter une entreprise. Et sans entreprise, pas de boulangerie.
L’humanité est demeurée piéger par ce dilemme des milliers d’années durant.
Harari représente ce dilemme par le schéma suivant :
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« De ce fait, l’Economie est restée figée. L’issue n’a été découverte que dans les temps modernes, avec l’apparition d’un nouveau système fondé sur la confiance dans l’avenir. Les hommes consentirent alors à représenter des biens imaginaires, des biens qui n’existent pas à l’heure actuelle, par une forme de monnaie spéciale qu’ils nommèrent « crédit ».
Le crédit nous permet de construire le présent aux dépens du futur.
Il repose sur le postulat que nos ressources futures serons à coup sûr bien plus abondantes que nos ressources présentes. Si nous pouvons utiliser des revenus futurs pour construire des choses à présent, de nouvelles opportunités merveilleuses s’ouvrent à nous. »
Et un nouveau schéma décrit le cercle magique de l’économie moderne :
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Harari pose alors la question pourquoi n’a-t-on pas pensé au Crédit plus tôt dans l’Histoire de l’Humanité, et y répond de la manière suivante :
« Les hommes pensaient que la quantité de richesse totale était limitée, si elle ne s’amenuisait pas. Ils estimaient donc que c’était un mauvais pari que de supposer qu’eux même, leur royaume, ou le monde entier produiraient plus de richesse dans 10 ans. Les affaires ressemblaient un jeu à somme nulle. […] Venise pouvait prospérer, mais uniquement en appauvrissant Gênes. Le roi d’Angleterre pouvait s’enrichir, mais à la seule condition de voler le roi de France. Il y avait de multiples façons de découper le gâteau, mais il n’était jamais plus gros. […] Si le gâteau total restait de la même taille, il n’y avait aucune marge de crédit. Le crédit, c’est la différence entre le gâteau d’aujourd’hui et celui de demain. S’il reste le même, pourquoi accorder du crédit ? »
Qu’elle a été, le fait déclencheur ?
« Puis survint la révolution scientifique, avec la notion de progrès. Cette notion repose sur l’idée que, pour peu que nous reconnaissions notre ignorance et investissions des ressources dans la recherche, les choses peuvent s’améliorer. Cette idée allait bientôt trouver une traduction économique. Croire au progrès, c’est croire que les découvertes géographiques, les inventions techniques et les développements organisationnels peuvent accroître la somme totale de la production humaine, du commerce et de la richesse. […]
Au cours des cinq derniers siècles, l’idée de progrès a convaincu les hommes d’avoir toujours plus confiance dans l’avenir. Cette confiance a créé le crédit, et le crédit s’est soldé par une réelle croissance économique, laquelle a renforcé à son tour la confiance dans le futur et ouvert la voie à encore plus de crédit.
C’est lumineux non ?
En creux, cela explique aussi que si la notion de progrès est en crise ainsi que la confiance indispensable en l’avenir tout ce système est remis en question.