C’est un documentaire un peu étrange qu’« ARTE » a diffusé en l’honneur de Mickhaël Gorbatchev : <Gorbatchev – En aparté>
Ce documentaire restera disponible sur le site d’ARTE jusqu’au 28 février 2023.
Un nonagénaire au visage et au corps gonflés par le diabète avance péniblement, à l’aide d’un déambulateur, dans la maison que l’État russe a mis à sa disposition et dont il possède l’usufruit.
L’homme de la perestroïka et de la glasnost se laisse filmer dans son intimité par le réalisateur Vitaly Manski qui le connaît et le vénère.
Son visage est devenu lunaire, son corps est épuisé. Il est quasi méconnaissable, mais sur le crâne lisse, apparait la fameuse tache de naissance qui est devenu célèbre avec lui.
La présentation de ce documentaire, tournée en 2019, est alléchante : Près de trente ans après l’effondrement de l’Union soviétique, quel regard porte-t-il sur son testament politique, depuis son avènement au pouvoir en 1985 jusqu’à sa démission, le 25 décembre 1991 ?
Il ne dit pas grand-chose, en tout cas rien de nouveau.
Il refuse obstinément de se prononcer sur la politique contemporaine de la Russie de Poutine.
Bernard Guetta explique dans une interview que Poutine a exigé, pour que sa fin de vie reste paisible dans cette maison confortable, que ses commentaires et critiques à son égard restent mesurés.
Ce que j’ai trouvé unique, dans ce documentaire, c’est l’émotion qui se dégage quand ce vieil homme malade parle de son amour pour sa compagne de 46 ans Raïssa Maximova Tilorenko, morte d’une leucémie en 1999 dans un hôpital de Munster.
Des photos ou des peintures la représentant se trouvent partout dans la maison.
A 24 minutes 30 du documentaire, Mikhail Gorbatchev parle de sa fille qui a quitté la Russie et qui vit en Occident, comme ses enfants.
Et Gorbatchev ajoute :
« Du temps de Raïssa, tout le monde était là.
Je n’arrive toujours pas à m’y faire. »
Vitaly Manski le relance alors :
« Lorsque Raissa Maximova est décédé vous avez déclaré à plusieurs reprises que pour vous la vie n’avait plus de sens. »
Et Gorbatchev répond immédiatement :
« C’est vrai ! »
Et quand le réalisateur pose la question : « Comment ça ? » il répète
« Elle n’en a plus ! »
Gorbatchev mange et se tait.
Alors Manski tente une nouvelle relance :
« C’est quoi le sens de la vie ? »
Gorbatchev continue à manger et ne répond pas. Il y a un long silence.
Le questionneur tente une réponse :
« Est-ce que cela ne serait pas d’aimer une femme tout simplement ? Et d’avoir des enfants avec elle ? Il ne faut peut-être pas chercher plus loin … »
Et Le vieil homme brusquement reprend la parole et dit :
« Qui y a-t-il de plus fort que le sentiment d’aimer une femme et d’être aimé par elle ?
Il y a tant de jolies filles, tant de doux noms à entendre.
Mais un seul, dans mon cœur, brille, me parait si beau, si tendre. »
Un peu plus loin dans le documentaire à 32:50, il dit :
« On ne s’est jamais séparé, on était toujours ensemble. On ne faisait qu’un.
On se demande à quoi ça tient.
On me disait qu’elle me menait par le bout du nez.
Ce que je n’ai jamais démenti. En fait, j’étais tout à fait d’accord. Et c’était bien comme ça. […]
Je me souviens d’une interview de Jacques Brel entendu à la radio.
J’étais très jeune mais ces paroles me sont restées.
« Il y a qu’un tout petit nombre de personnes qui sont en capacité de vivre le grand amour toute une vie »
Raissa Tilorenko,et Mikhaël Gorbatchev faisaient partie de ce petit nombre.
C’est d’autant plus difficile pour les hommes de pouvoir qui ont tant besoin de séduire et de se rassurer en séduisant encore.
Dans tous les documentaires que j’ai vu, chaque fois que Gorbatchev parlait de Raissa, de sa mort, de sa dépression après le putsch des conservateurs de juillet 1991, les larmes venaient et il devait s’essuyer les yeux.
Dans un article rédigé par Annick Cojean dans le Monde : < Mikhaël Gorbatchev : une enfance soviétique dans une famille aimante> il révèle :
« Je suis né dans une famille heureuse. Mon père aimait beaucoup ma mère. En fait, ils ne faisaient qu’un. Ma mère était d’origine ukrainienne, région de Tchernigov, mon père de racines russes, région de Voronej. Ils étaient très heureux ensemble. »
Et à cette journaliste il a dit :
« L’éthique et la morale de mon grand-père sont restées mes références. Lui et mon père m’ont servi d’exemple. Je ne les ai pas trahis. Car ce n’est jamais la gloire qui m’a inspiré, ni la conservation du pouvoir. Ce sont les gens simples et dignes que j’avais connus, ceux que l’histoire avait malmenés et qui méritaient de vivre dans un monde libre et démocratique. Et tant pis pour la Nomenklatura que j’ai vexée et secouée ! Je ne veux ni qu’elle me pardonne ni qu’elle me réhabilite.
Car, de toute façon, j’ai gagné ! Le processus démocratique est irréversible ! J’ai réussi parce que je venais de ce monde de paysans et de cette famille-là. Que je croyais honnêtement dans ce que je faisais. Et aussi… parce que Raïssa était à mes côtés. »
En 2020, juste après son décès à 67 ans, Frédéric Mitterrand a réalisé un documentaire pour France 2 « Mikhaïl et Raïssa, souvenirs d’un grand amour ».
Dans la présentation de son documentaire Frédéric Mitterrand écrit :
« Mikhaïl et Raïssa Gorbatchev se sont rencontrés à Moscou au début des années cinquante, alors qu’ils étaient étudiants. […]
Elle venait d’une famille d’origine bourgeoise et son père cheminot appartenait à l’élite du prolétariat dans un pays où les chemins de fer furent longtemps la seule réponse au défi des grandes distances.
L’un et l’autre avaient largement souffert des séquelles de la grande famine des années 30, de l’invasion allemande et de la terreur stalinienne, le père de Raïssa ayant notamment été envoyé au goulag tandis que sa femme et ses enfants survivaient misérablement dans un wagon de marchandises abandonné dans une gare de Sibérie.
[…] Il est avéré que l’accession au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev au pouvoir suprême en 1985 fut bien le résultat d’une ambition commune et d’une entente sentimentale et intellectuelle profonde avec son épouse à tel point qu’ils étaient autant le partenaire et le meilleur ami l’un de l’autre que mari et femme.
A cet égard, Raïssa Gorbatchev joua un rôle essentiel dans l’affirmation publique de la volonté réformatrice de son époux, tandis que son charme et son élégance fascinaient les medias et l’opinion internationale au cours de visites officielles à l’étranger à l’impact spectaculaire. […]
Sa fin brutale laisse ouverte l’énigme d’un amour de près de cinquante années qui aura résisté aux aléas dramatiques d’une histoire ayant changé la face du monde. »
Le journal « Challenge » énonce cette évidence : « Derrière Mikhaïl et la perestroïka, Raïssa Gorbatcheva »
Cet article cite Margaret Thatcher :
« Raïssa était tout à fait différente, ne ressemblait pas aux gens que l’on avait l’habitude d’associer au système soviétique. C’était une femme sûre d’elle, brillante et vive »
Et cite aussi un ouvrage de Gorbatchev :
« Toute notre vie, où que nous soyons, nous n’avons jamais arrêté de dialoguer avec Raïssa. Une fois devenu secrétaire général et président, j’appelais Raïssa ou elle m’appelait deux-trois fois par jour ».
Et j’ai la faiblesse de croire que si Gorbatchev fut grand et courageux dans l’épreuve et n’utilisa pas la force pour empêcher ce qui allait amener à sa destitution, c’est aussi parce que Raïssa était à ses côtés dans un lien indéfectible et immense.
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