Mercredi 15 décembre 2021

« Nous les scientifiques, on a foiré ! »
Propos d’Axel Kahn quelques semaines avant sa mort à propos de l’action des scientifiques pendant la COVID19

Thinkerview est une chaîne et une émission qui ont été lancées, en janvier 2013, sur YouTube.

Son format consiste en de longs entretiens entre un présentateur qui se fait appeler « Sky » et le plus souvent un invité, quelquefois deux, rarement plus.

Les entrevues sont réalisées dans un cadre minimaliste : fauteuil sur fond noir, l’invité est seul présent à l’écran. Il n’y a pas de montage.

Le logo un cygne noir : le but serait de déceler l’idée rare. Je rappelle que la théorie du cygne noir a été développée par Nassim Taleb qui appelle cygne noir un événement imprévisible qui a une faible probabilité de se dérouler (appelé « événement rare » en théorie des probabilités) et qui, s’il se réalise, a des conséquences d’une portée exceptionnelle

Les invités sont extrêmement divers, politiques, scientifiques, intellectuels et de tout bord.

Le présentateur veut conserver l’anonymat, même si des spéculations sur son identité sont régulièrement avancées.

Il travaille son entretien et souvent les questions sont très pertinentes.

Il a des détracteurs notamment Rudy Reichstadt, directeur de Conspiracy Watch dont j’avais parlé lors du mot du jour du <19 janvier 2015> qui dit :

« Même s’il invite parfois des invités intéressants, on sent qu’il y a une culture complotico-compatible, qu’on est dans la culture du caché »

France Info lui a consacré une page : <Qui se cache derrière Thinkerview ?>

Pour ma part, je trouve beaucoup de ses émissions très intéressantes, en raison d’invités passionnants, de questions pertinentes et surtout parce qu’il y a le temps de développer des idées et d’argumenter.

Récemment, j’ai regardé avec beaucoup d’intérêt l’émission du 1er décembre 2021 avec <Clément Viktorovitch> le spécialiste de la rhétorique qui décortique avec talent les discours politiques ou marketing sur la radio Franceinfo dans la chronique « Entre les lignes »

Mais aujourd’hui j’ai l’intention de citer un extrait d’une autre émission, plus récente avec Etienne Klein.

C’est l’émission du 8 décembre 2021 <Science et société, où va-t-on ?>

Tout au début de l’émission Sky demande à Etienne Klein : « A quoi tu réfléchis en ce moment ?»

Voici la réponse d’Etienne Klein :

« Je réfléchis à une phrase que m’a dite Axel Kahn, il y a quelques mois. […]
Je l’ai croisé dans la rue quelques jours seulement après qu’il apprenne […] qu’il était condamné par la médecine [à courte échéance].
Nous avons marché ensemble une heure.
Et nous avons parlé de la mise en scène de la science et de la recherche pendant la crise sanitaire que nous traversons.
Et il était assez inquiet.
Et à la fin de la discussion il m’a dit : « Étienne, Nous les scientifiques, on a foiré ! »

Et la question que je me pose : est ce qu’il avait raison ?
C’est-à-dire, est ce qu’il n’y a pas de leçon à tirer de ces mois et de ces années maintenant que nous avons passé avec ce virus ?
Est-ce que les scientifiques n’ont pas raté l’exercice de pédagogie qu’ils étaient invités à faire ?

J’ai toujours été un défenseur de la vulgarisation scientifique […]
Moi j’avais l’impression, avant, que la vulgarisation, ça marche. On voit bien que les livres qu’on écrit, les conférences qu’on tient suscitent des vocations […]
Quand on dit [ça marche] on est victime d’un biais énorme de confirmation. En fait, la vulgarisation ne touche que les personnes intéressées par la vulgarisation !
Et ce qu’a montré la crise, c’est que cette proportion est assez faible. […]

Ce qu’a montré la mise en scène de la science et de la recherche, pendant la crise sanitaire, c’est qu’il y a toute une série de biais cognitifs qui interviennent, entre l’émission d’un message scientifique et sa réception et qui font que le message à la fin peut être complètement transformé, parfois carrément transformé en son contraire.
Et cela me fait réfléchir sur la bonne façon de faire.

Et quand Axel Kahn dit « on a foiré », c’est sans doute vrai mais la question est comment faire pour ne plus foirer […]
Il faut comprendre ce qui s’est passé. Il y a des choses qui m’ont vraiment frappé sur cette façon de mettre en scène la science et la recherche.

Une étude récente, menée par Daniel Cohen dans plusieurs pays européens, a montré qu’en France, la confiance des français dans les scientifiques a chuté de 20 points ; alors qu’elle est restée stable dans les autres pays. Dans tous les pays elle était à environ 90%, avant la crise.

Je n’ai pas fait d’étude comparative et sociologique. Mais je suis allé en Allemagne en juillet 2020 et j’ai assisté à une conférence de presse d’Angela Merkel qui parlait à la télévision à tous les allemands. Elle était sans tableau, sans être accompagné par un ministre ou un expert. Et elle a donné des cours de sciences aux allemands. Elle leur a expliqué ce qu’était une exponentielle, en y prenant le temps. Et puis quand elle parlait des scientifiques, elle disait : « Les scientifiques » m’ont dit.
Elle ne disait pas Professeur Machin, ou Professeur Bidule, elle disait « Les scientifiques »
Et elle faisait donc intervenir dans son argumentation, une communauté scientifique, un « Nous » pas un « Je »
Il me semble qu’en France, au contraire, on a beaucoup personnalisé les discussions.

On avait une occasion historique de faire de la pédagogie, puisque les gens étaient inquiets, intéressés et voulaient comprendre.
Et on aurait pu expliquer jour après jour, par exemple les différentes méthodologies de la science. On sait qu’elles ne sont pas les mêmes selon les sciences […]

On aurait pu tenter d’expliquer s’agissant des traitements ce qu’est un essai en double aveugle, un essai randomisé, Pourquoi la théorie des probabilités est parfois contre-intuitive.
Pourquoi il ne faut pas confondre coïncidence, corrélation, causalité.
Au lieu de cette pédagogie qui aurait pu intéresser les gens, on a préféré organiser des joutes, des clashs entre des personnalités dont on connaissait par avance les opinions et cela a participé à la confusion générale.

On s’est dit, si les experts ne sont pas d’accord, pourquoi moi, avec mon ressenti, mon bon sens, mes croyances, mes connaissances, je ne serais pas en droit de dire mon opinion sur tel ou tel sujet qui apparemment fait controverse ?

Il y a une autre chose qui m’a frappé : on a confondu la science et la recherche. La science et la recherche ne sont pas deux activités étrangères l’une à l’autre, mais elles ne se confondent pas.
Ce que j’appelle la science, c’est un corpus de connaissances bien établi qui sont pense t’on les bonnes réponses à des questions bien posées. Ce ne sont pas des vérités absolues, ce ne sont pas des vérités définitives. Mais on ne peut les contester que si on a des arguments scientifiques. On ne peut pas les contester avec son bon sens. « Moi je pense que » n’est pas un argument suffisant. Par exemple la question de la forme de la terre a été tranchée : elle n’est pas plate, elle est plutôt ronde, mais elle n’est pas sphérique.

Une question a été posée pendant des millénaires : est ce que l’atome existe ? Elle a été tranchée en 1906 quand Jean Perrin a montré expérimentalement que l’atome existait. La question a été tranchée, l’affaire est réglée ! […]
Ce corpus, par essence, est incomplet. Des questions se posent dont nous ne connaissons pas les réponses, c’est pour cela qu’on fait de la Recherche !

On sait ce qu’on ne sait pas. La recherche est activée par le doute, c’est son combustible. Au fur et à mesure qu’on a des résultats le doute se déplace.

Et quand on confond la recherche et la science, comme on l’a beaucoup fait pendant cette crise, le doute qui est consubstantiel à la recherche vient coloniser la science. »

A ce stade, nous sommes à la quinzième minutes de l’émission, il y a encore 1h03 à écouter.

Il me semble qu’ Etienne Klein dit là des choses fondamentales.

La science n’est pas démocratique, la recherche non plus d’ailleurs.

Je veux dire que dans ces domaines, il n’y a pas différents experts qui viennent présenter leurs thèses devant une assemblée de citoyens qui va voter pour désigner celle qui lui parait la plus juste ou la plus crédible.

Les problèmes scientifiques se règlent au sein de la communauté scientifique, sur la base de protocoles et d’argumentaires en mesure de convaincre les autres scientifiques du même domaine qui connaissent l’état de la science et comprennent les recherches en cours.

Dans cette affaire compliquée pour nous, béotiens, le plus raisonnable est de faire confiance au consensus scientifique, c’est-à-dire l’avis majoritaire de la communauté scientifique compétente sur le sujet, de nous méfier de notre bon sens qui peut nous égarer et d’accepter l’incertitude.

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3 réflexions au sujet de « Mercredi 15 décembre 2021 »

  • 15 décembre 2021 à 9 h 03 min
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    J’ai été également séduit par les entretiens de Thinkerbiew que j’ai eu la patience d’écouter dans leur intégralité mais j’avoue que le format de l’exercice n’incite pas à une écoute régulière, c’est dommage

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    • 15 décembre 2021 à 9 h 08 min
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      Tu as raison, mais tous les entretiens ne concernent pas des sujets qui m’intéressent. Et pour une fois on a la possibilité d’entendre des personnes qui peuvent aller plus loin dans leurs argumentaires, plutôt que ce challenge qui m’exaspère sur les radios “normales” : votre réponse en deux mots ?
      EN deux mots on ne dit rien, la complexité est absente de deux mots, il n’y a que des slogans ou des campagnes publicitaires qui peuvent se contenter de deux mots !

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      • 20 décembre 2021 à 8 h 06 min
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        Bien dit !
        en deux mots… 😉

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