Mardi 14 décembre 2021

« Ils en ont parlé ! »
Caran d’Ache

Un dessin vaut mieux qu’un long discours selon un propos qu’on attribue à Napoléon Ier.

Dessins de presse, caricatures ont illustré les journaux bien avant l’invention de la photographie.

Un des dessins de presse les plus célèbre de l’Histoire de la presse française s’appelle « Un dîner en famille ».

Il a été publié dans Le Figaro le 14 février 1898. C’est un dyptique composé de deux dessins superposés

Le premier représente une famille attablée pour le début du dîner et le patriarche de la famille lève l’index et donne l’injonction suivante à sa famille :

« Surtout ! N’en parlons pas ! »

Ce dessin est l’œuvre de Caran d’Ache qui était le nom d’artiste d’Emmanuel Poiré. Dessinateur français d’origine russe né le 6 novembre 1858 à Moscou et mort le 25 février 1909 à Pari.

Ce dessin est tellement célèbre qu’il possède sa propre <page Wikipédia>

De quoi ne fallait-il point parler en février 1898 ?

La réponse est : « De l’affaire Dreyfus » bien sûr.

D’ailleurs le texte précis qui se trouvait sous ce dessin le 14 février 1898 était :

« Surtout ! ne parlons pas de l’affaire Dreyfus ! »

A part les érudits, les cinéastes comme Polansky et certains chroniqueurs égarés en politique, plus personne ne parle de l’affaire Dreyfus.

Mais il y a d’autres sujets qui l’ont remplacé pour créer des diners agités, conflictuels voire davantage.

Pendant longtemps ce fut « le réchauffement climatique dû à l’homme » qui était en mesure de créer des fâcheries irréconciliables entre des familiers dont on n’aurait pas pu supposer qu’ils entrent dans de telles disputes.

Maintenant le réchauffement climatique fait consensus, il n’y a plus lieu de se disputer sur ce point…

Mais on a trouvé d’autres sujets.

Beaucoup ont lien avec l’alimentation : les végétariens, les végans et puis sont apparus les antispécistes.

Je n’ai pas encore consacré de mot du jour sur ce sujet passionnant et conflictuel, mais ce n’est qu’une question de temps.

Mais depuis début 2020, « la COVID 19 », « les vaccins » et « le pass sanitaire » sont devenus des sujets hautement inflammables. « Surtout ! N’en parlons pas ! » Sinon, le pire peut arriver : des familles peuvent se fâcher définitivement, des amis de longue date qui en ont parlé, ne plus se parler de rien du tout.

Les journaux s’en sont fait l’écho.

Ainsi cet article d’« Ouest France » :  « Vaccin et passe sanitaire. « Il ne veut plus nous revoir » : quand le débat fracture des familles »

« France Info » : « Ça nous monte les uns contre les autres, c’est ignoble ». Article dans lequel on peut lire :

« Deux jours après la validation de son extension par le Conseil constitutionnel, le pass sanitaire est le nouveau sujet qui fâche dans les familles comme au travail. »

Et aussi « France Inter » : « Un vaccin qui déchire les familles »

Alors, le second dessin du dyptique est sous-titré : « Ils en ont parlé !»

Le magazine « Femina » tente une conciliation : « Covid, ne laissons pas les polémiques nous séparer »

Femina cite Claire Bidart, sociologue et directrice de recherche au CNRS à Aix-Marseille Université :

« Les premiers touchés par ces conflits sont les amis (30,4% des liens dégradés), suivis de près par la famille (29,1%). Viennent ensuite le conjoint (21,7%) puis les collègues (19,4%). Les connaissances (9,2%) et les voisins (7,7%) arrivent loin derrière. Ce sont les liens les plus forts, affectivement et symboliquement, qui sont le plus susceptibles de se dégrader. »

Pour le philosophe Alexandre Lacroix, directeur de la rédaction de « Philosophie Magazine » notre seuil de tolérance à la divergence d’opinion a été abaissé par l’effet des technologies.

« Après des mois de confinement, de distanciation, on a pris l’habitude de ne communiquer qu’avec des personnes qui sont comme nous, qui pensent comme nous. Par leurs algorithmes, les réseaux sociaux nous enferment dans des bulles de savoirs étanches, nous privant d’une dynamique essentielle de la vie sociale la confrontation à des opinions divergentes. Plus que la peur du conflit, c’est la jouissance de se voir conforté dans ses certitudes qui est à l’œuvre dans notre refus du dialogue. »

Zygmunt Bauman écrivait :

« S’enfermer dans […] une zone de confort, où le seul bruit qu’on entend est l’écho de sa propre voix, où la seule chose qu’on voit est le reflet de son propre visage

Alors ne faut-il pas en parler ?

La psychanalyste Saverio Tomasella écrit :

« Une vraie amitié sincère est un vecteur de croissance humaine. Elle va aider les deux amis à grandir, à évoluer, à s’épanouir, en prenant appui sur leurs similitudes mais aussi leurs différences. »

Évidemment, si on commence à traiter l’autre de « fou », de « dangereux » ou de « naïf », il est difficile d’espérer de pouvoir créer un dialogue constructif.

Alors, « Fémina » donne quelques pistes :

« Pourquoi tel ou tel sujet nous fait-il sortir de nos gonds ? Nos convictions sont-elles le fruit de notre anxiété ? S’appuient-elles sur des sources fiables et surtout diversifiées ?  »

Pour Alexandre Lacroix pour dépassionner les débats, il faudrait peut-être fonder la discussion sur certaines interrogations politiques ou philosophiques :

« Est-ce qu’il y a un déficit démocratique dans la façon dont l’exécutif met en place la politique sanitaire ? »
« Qu’est-ce qui est le plus important : la santé ou la liberté ? »
« Cela laisse à chacun la possibilité d’étayer, de justifier sa préférence, en se nourrissant de l’apport de l’autre. »

Pendant le premier confinement, Augustin Trapenard avait pris l’initiative de lire une lettre que lui avait envoyé un écrivain ou un artiste, sur France Inter, chaque matin à neuf heures moins 5.

Plusieurs mots du jour ont fait référence à ces textes d’une humanité essentielle.

Et je finirai ce mot par une lettre que l’écrivaine et journaliste Sophie Fontanel a adressé à son frère :

« Mais nous, dis, nous resterons tendres ?
On va pas se faire avaler ! »

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