Mercredi 2 décembre 2020

« C’est mon libérateur. [Daniel Cordier] ne supportait pas les gens enfermés, la souffrance des autres »
Hervé Vilard qui parle de son tuteur légal : Daniel Cordier

Depuis le confinement, pendant lequel j’ai découvert Augustin Trapenard qui lisait ce que d’autres avaient écrit dans ces lumineuses <Lettres d’intérieur>, j’écoute souvent son émission «boomerang» sur France Inter. J’écoute, au moins, le début pour mesurer si son invité m’intéresse. Le vendredi 13 novembre, il avait <Rancard avec Hervé Vilard>.

A priori, cet entretien n’avait pas grande chance de m’intéresser.

Pourtant, quand j’ai entendu le début du récit d’Hervé Villard, j’ai été saisi.

Hervé Vilard, le chanteur populaire que tout le monde connaît, même moi, pour la chanson<Capri c’est fini> a eu une enfance terrible.

Hervé Vilard est orphelin de père. Il ne le rencontra jamais. Sa mère est déchue de ses droits maternels quand il a 6 ans. Il sera envoyé à l’orphelinat Saint-Vincent-de-Paul, situé à Paris.

Dans cet orphelinat il est battu et subit des viols à répétition dès son arrivée.

Il <raconte >:

« Ils laissaient tomber le crayon, se penchaient et baissaient notre braguette. On se laissait un peu tripoter parce qu’on avait le droit à des bonbons. Ça m’est arrivé mais pas avec des curés. Ça m’est arrivé en orphelinat. Même les juges dans les années 1950 faisaient des attouchements sur les enfants de l’orphelinat Saint-Vincent-de-Paul. »

Et à Seize ans, il fugue. Il fréquente loubards et prostituées dans le quartier de Pigalle.

Il fait aussi des séjours dans des maisons de redressement.

Et puis un jour, devant la gare Montparnasse, il voit un homme en train de peindre mais qui surtout dispose d’un sandwich. Le peintre s’appelle Dado. Il pense que cet adolescent s’intéresse à sa peinture, mais comprend vite que c’est le sandwich qui est l’objet du désir du jeune affamé.

Alors il lui offre la moitié de son sandwich et l’invite au vernissage de son exposition qui est organisé dans une galerie de Daniel Cordier :

« Viens samedi à mon vernissage, tu pourras t’en mettre plein la cloche. Lave ta chemise, c’est dans les beaux quartiers. »

Dans l’émission boomerang il raconte ce qui se passera à ce vernissage mais <Paris Match> le fait aussi :

« Je me rends à la galerie, rue de Miromesnil. Ce peintre, c’est Dado, tignasse hirsute. Il y a là les Rothschild, les Noailles, Daniel Cordier, le secrétaire de Jean Moulin… Dado me présente : « C’est mon petit protégé. » A 21 heures tout le monde s’en va, et moi je suis encore là ! Ne restent plus que Dado, Marie-Laure de Noailles, Mme de Rothschild et Daniel Cordier, qui me demandent où je vis. Moi qui ai toujours menti sur mes parents, je dis la vérité : « Je suis évadé de l’orphelinat. » Ils me répondent : « Tu vas y retourner et nous allons t’en faire sortir. » J’obéis.

Daniel Cordier tient parole et devient mon tuteur. Mon destin bascule. Je déjeune à sa table, entouré des grands de ce monde, André Malraux, Yvonne de Gaulle, Mendès France, Mitterrand… »

Sur <RTL> il rapporte que Daniel Cordier n’a eu qu’une exigence :

« En échange je m’étais engagé à être un garçon droit »

Et il ajoute à propos de Daniel Cordier :

« C’est mon libérateur. Il ne supportait pas les gens enfermés, la souffrance des autres, et quand il a vu ce gosse désœuvré, il n’a pas pu s’en empêcher, comme il n’avait pas pu s’empêcher d’aller au combat à 20 ans. Je lui dois ma liberté, le savoir, la connaissance, tout ce qu’il ‘a appris, le monde, mon succès. »

Invité de l’émission C à vous du 25 novembre, Hervé Vilard dit :

« Je n’ai pas connu le Daniel Cordier de la résistance. Je suis né après la guerre. J’ai connu le passeur d’art »,

Sur paris Match il raconte :

« Lors d’un déjeuner, Cordier l’interroge : « Que veux-tu faire ? » Je réponds sans réfléchir : « Chanteur. » Il me trouve un emploi de disquaire sur les Champs-Elysées, me fait prendre des cours de chant. Je deviens le disquaire préféré de la Callas, de Karajan, de Claude François… Ils me donnent des billets pour leurs concerts. Au bout d’un an, je signe un contrat chez Philips. »

Dans «Boomerang», il raconte qu’il n’aimait pas beaucoup Malraux qui fréquentait beaucoup Daniel Cordier alors que ce dernier emmenait Hervé Vilard, un peu partout.

C’est ainsi qu’il a assisté avec son tuteur et Malraux à l’inauguration du fameux plafond du Palais Garnier peint par Chagall. Et c’est peu après que Cordier annonce à Malraux que son jeune protégé allait embrasser la carrière de chanteur.

Malraux dit alors :

« Pourquoi ne le dirigez-vous pas autrement ? La chanson est un art mineur… »

On entend encore toute la fierté d’Hervé Vilard de rapporter son interpellation :

« Monsieur le Ministre, allez écouter Brel, il chante actuellement à l’Olympia, ça vaut bien un Chagall. »

La réaction de Cordier est admirable :

« Il est prêt, je peux le lâcher ! »

Et Vilard d’ajouter, Je prends mon envol, mes années de misère sont derrière moi. Je resterai proche de celui qui a rendu tout cela possible, cet homme extraordinaire.

« Il y a des êtres qui justifient le monde, qui aident à vivre par leur seule présence. »
Camus

<1500>

Mardi 1 décembre 2020

« Subitement, mon fanatisme aveugle m’accable : c’est donc ça l’antisémitisme ! »
Daniel Cordier, « Alias Caracalla »

Après la fameuse émission «les Dossiers de l’écran», dans laquelle Daniel Cordier a eu le sentiment d’avoir trahi Jean Moulin en ne parvenant pas à le défendre des attaques que Frenay avait lancé contre lui, il a d’abord écrit des livres d’Histoire sur Jean Moulin :

  • 1983 : Jean Moulin et le Conseil national de la Résistance, Paris, éd. CNRS
  • 1989-1993 : Jean Moulin. L’Inconnu du Panthéon, 3 vol. , Paris, éd. Jean-Claude Lattès De la naissance de Jean Moulin à 1941.
  • 1999 : Jean Moulin. La République des catacombes, Paris, éd. Gallimard Récapitulation du précédent ; action de Jean Moulin de 1941 à sa mort ; postérité de son action et de sa mémoire.

Puis, avec Alain Finkielkraut et Thomas Piketty, il a participé à un ouvrage sur un autre héros de la résistance : Pierre Brossolette, arrêté et torturé par la Gestapo, qui avait choisi de se suicider en se jetant par la fenêtre du siège de la Gestapo, avenue Foch.

  • 2001 : Pierre Brossolette ou Le Destin d’un héros, Paris, éditions du Tricorne, écrit avec 43

Et c’est après ces travaux que Daniel Cordier a écrit le récit précis des faits auxquels il a participé et qui se sont déroulés entre le 17 juin 1940 et le 23 juin 1943 : «Alias Caracalla».

La première date correspond au jour du discours de Pétain, dans lequel se trouve cet appel insupportable à Daniel Cordier :

« C’est le cœur serré que je vous dis aujourd’hui qu’il faut cesser le combat.
Je me suis adressé cette nuit à l’adversaire pour lui demander s’il est prêt à rechercher avec nous, entre soldats, après la lutte et dans l’honneur, les moyens de mettre un terme aux hostilités. »

La seconde date est le lendemain de l’arrestation de « Rex », Jean Moulin, le 22 juin 1943, à Caluire.

Entre temps, il raconte son départ vers Londres, sa rencontre des Forces françaises libres puis son retour en France et son rôle auprès de Jean Moulin.

C’est absolument passionnant, on ne se rend pas compte que le livre compte 1000 pages (dans l’édition Folio).

L’essentiel se passe à Lyon. Il arrive à Lyon le 28 juillet 1942, le 30 juillet il rencontre Rex et le 1er août il commence sa mission de secrétaire.

Puis, pour des raisons stratégiques il est décidé de transférer le quartier général à Paris et il part pour Paris le 24 mars 1943, pour organiser avec ses amis l’arrivée de Jean Moulin.

Ce livre raconte la lumineuse personnalité de Jean Moulin et son combat incessant pour arriver à coordonner les différents mouvements de résistance et leur faire accepter le leadership de De Gaulle.

Tout ce qu’il raconte est magnifiquement résumé par cette formule de Bidault : « Les résistants c’est comme les trotskystes, avec un, tu fais un Parti, avec deux, tu fais un congrès, avec trois, tu fais une scission»

Cordier n’est pas membre de la résistance, il prend exactement les mêmes risques, mais lui est un soldat, un soldat discipliné des Forces Françaises Libres, totalement dévoué à Rex.

Au début du livre, un texte d’Yves Farge, résistant et futur ministre du ravitaillement est cité :

« Nous avions « notre » Jacques Inaudi : Cordier, que l’on appelait Alain à Lyon et Michel à Paris. Il ne notait rien : il savait tout. « Bonaventure n’oubliez pas que le douze du mois prochain on vous attend à Grenoble, place aux Herbes, à neuf heures du matin » et il partait à grandes enjambées, désinvolte, très jeune homme du monde à marier et efficace en diable. »
Yves Farge, « Rebelles, soldats et citoyens.

Mais pourquoi Caracalla ?

<Caracalla> est le nom d’un personnage historique peu recommandable. Il fut empereur romain de 211 à 217. fils et successeur de Septime Sévère. Il assassina son frère, cela est un fait historique établi. Certains prétendent qu’il a aussi tué son père. Il fut lui-même assassiné.

Mais il présente une particularité : il est né le 4 avril 188 à Lyon, Lugdunum à l’époque. Il n’est pas le seul, l’empereur Claude qui a régné entre Caligula et Néron est aussi né à Lyon.

Daniel Cordier explique en préambule de son livre, la raison de l’utilisation de ce nom :

« En 1943, je fis la connaissance de Roger Vailland, dont je devins l’ami. Après la libération, il m’offrit « Drôle de jeu », récit à peine romancé de notre relation. « J’ai choisi pour votre personnage le pseudonyme de Caracalla. J’espère qu’il vous plaira. » Aujourd’hui, pour retracer une aventure qui fut, par ses coïncidences, ses coups de théâtre et ses tragédies, essentiellement romanesque, ce pseudonyme imaginaire a ma préférence sur tous ceux qui me furent attribués dans la Résistance »,

Lors de la sortie de « Alias Caracalla », en 2009, <Le monde> avait commenté :

« Ces 900 pages sont éblouissantes. Elles constituent l’un des témoignages les plus précis, les plus honnêtes et les plus bouleversants qui aient jamais été publiés sur la Résistance. Celui d’un homme dont le destin fut doublement exceptionnel. D’abord parce que Daniel Cordier compta parmi les tout premiers Français à rejoindre Londres, dès le 25 juin 1940, à l’âge de 19 ans. Ensuite parce qu’il fut, pendant onze mois, le secrétaire de Jean Moulin, et à ce titre la personne qui connut le mieux celui sur qui comptait le général de Gaulle pour rallier autour de lui la Résistance intérieure. »

Le monde reçoit aussi le témoignage de Cordier :

« Exceptionnel ? Le qualificatif met visiblement Daniel Cordier mal à l’aise. « Vous savez, j’ai vraiment le sentiment de ne pas avoir fait grand-chose pendant cette période », dit aujourd’hui cet homme de 88 ans. Coquetterie ? Fausse modestie ? « Non, je vous assure. Quand je suis parti à Londres, je n’avais qu’une obsession : tuer du boche. Or, quatre ans plus tard, à la Libération, je n’en avais toujours pas tué un seul. Cela a été le désespoir de ma vie. C’est sans doute pour cela que j’ai tellement attendu avant de publier ce livre. Je ne voyais pas en quoi mes souvenirs pouvaient intéresser les gens. »

Mais il y a aussi une autre raison pour laquelle Daniel Cordier a attendu 64 ans pour rédiger ses mémoires de guerre. Il l’explique :

« Quand je me suis décidé à raconter ma vie, je me suis dit qu’il fallait que je dise toute la vérité, sans rien cacher. Or il y a une chose dont je ne voulais pas parler, une chose affreuse, impardonnable, c’est l’antisémitisme qui était le mien à l’époque. Cela m’a pris du temps d’accepter d’en parler. »

Et c’est un extrait du livre sur ce sujet que je veux partager aujourd’hui.

Les juifs ne portaient pas l’étoile jaune en zone libre, Pétain s’y était opposé. Mais à Paris, tous les juifs devaient porter l’étoile jaune sinon ils étaient déportés.

Cordier vient juste d’arriver à Paris, il a rendez-vous avec ses camarades qui l’ont précédé à Paris, dans un café près des Champs Élysées et :

« En approchant du café, je vois venir à moi, serrés l’un contre l’autre, un vieillard accompagné d’un jeune enfant.
Leur pardessus est orné de l’étoile jaune. Je n’en ai jamais vu : elle n’existe pas en zone sud.
Ce que j’ai pu lire en Angleterre ou en France sur son origine et son exploitation par les nazis ne m’a rien appris de la flétrissure que je ressens à cet instant : le choc de cette vision me plonge dans une honte insupportable.

Ainsi les attaques contre les Juifs, auxquelles je participais avant la guerre, sont-elles l’origine de ce spectacle dégradant d’êtres humains marqués comme du bétail, désignés au mépris de la foule.
Subitement, mon fanatisme aveugle m’accable : c’est donc ça l’antisémitisme !

Entre mes harangues d’adolescent exalté – « fusiller Blum dans le dos » – et la réalité d’un meurtre, il n’y avait dans mon esprit aucun lien.
Je comprends à cet instant que ces formules peuvent tuer. Quelle folie m’aveuglait donc pour que, depuis deux ans, la lecture de ces informations n’ait éveillé en moins le plus petit soupçon ni, dois-je l’avouer, le moindre intérêt sur le crime dont j’étais complice ?

Une idée folle me traverse l’esprit : embrasser ce vieillard qui approche et lui demander pardon.
Le poids de mon passé m’écrase ; que faire pour effacer l’abjection dont j’ai brusquement conscience d’avoir été le complice ?

A cet instant, j’aperçois Germain sortir du café et s’avancer vers moi en souriant : Bonjour, patron. ». il ajoute aussitôt : « Comme vous êtes pâle. Rien de grave, j’espère ? »

(…) Sa présence me ramène à la réalité : je ne suis pas à Paris pour soigner mes états d’âme. Rex arrive le 31, et tout doit être prêt pour le recevoir.
Assurément, la Résistance n’est pas le lieu propice à la culture des remords. »
Alias Caracalla pages 905 et 906

C’est un instant de sidération.

C’est aussi une prise de conscience, Daniel Cordier abandonne immédiatement son antisémitisme.

Il revient sur son évolution dans cette émission de France Culture : <Episode 3> et il dit dans cette émission en revenant sur cet épisode où la première fois il a vu un homme portant une étoile jaune à Paris :

« En vrai, vous n’imaginez pas ce que c’est. […] avoir été antisémite, avoir été contre [cette] race, tout d’un coup j’ai eu le sentiment que c’était un crime, que c’était quelque chose d’inacceptable. »

Subitement il parvient à cette connaissance que des « formules peuvent tuer ! ».

Il écrit en 4ème page de couverture :

«J’ai consacré beaucoup de soins à traquer la vérité pour évoquer le parcours du jeune garçon d’extrême droite que j’étais, qui, sous l’étreinte des circonstances, devient un homme de gauche. La vérité est parfois atroce.»

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