Hier nous nous posions la question, les droits de l’homme rendent-ils idiots ?
Tant il est vrai que de plus en plus de beaux esprits et de gouvernants fustigent les « droitsdel’hommiste » qui empêcheraient l’efficacité et ne comprendraient pas la vraie aspiration des gens du peuple.
Notre société s’est construite autour des droits de l’individu et de la liberté.
Liberté qui n’existe pas dans les pays théocratiques ou même dans des sociétés très religieuses, dans des ֤États dirigés par des dictatures et même des États autoritaires ou nationalistes.
Or nos libertés sont en train d’être restreintes de manière de plus en plus sérieuse et avec une totale disproportion avec la réalité des dangers que les lois liberticides entendent prévenir.
C’est ce que dit l’avocat François Sureau, pourtant ami de Macron qu’il n’hésite pas à critiquer dans le domaine des libertés et de la répression.
Il a rédigé un petit ouvrage de 64 pages : « Sans la liberté »
François Sureau a déjà fait l’objet de trois mots du jour :
- Une première fois le 18 septembre 2013 : «Le Droit ne fait pas Justice.» où il expliquait qu’une de ses plus terribles expériences de justice fut lorsqu’il dut participer à une décision du Conseil d’État qui refusa l’asile politique à un militant basque Javier Ibarrategui qui se disait menacé de mort en Espagne. Ibarrategui retourna donc dans son pays où des groupes d’extrême droite, des anciens franquistes, l’assassinèrent comme il l’avait annoncé.
- Une seconde fois lorsqu’il plaida devant le Conseil Constitutionnel avec une éloquence et une hauteur de vue exceptionnelles contre cette idée absurde de vouloir interdire et de sanctionner la liberté d’aller sur des sites djihadistes : « La liberté de penser, la liberté d’opinion, […] n’existent pas seulement pour satisfaire le désir de la connaissance individuelle, le bien-être intellectuel de chaque citoyen. […] Elles [existent] aussi parce que ces libertés sont consubstantielles à l’existence d’une société démocratique ». C’était le mot du jour du
13 février 2017. Pour celles et ceux qui ne sont pas convaincus qu’une telle interdiction est à la fois stupide et liberticide, il faut relire cette plaidoirie.
- La dernière fois le 22 juin 2017, lorsqu’il s’attaqua à la volonté de son ami Macron de mettre dans la Loi du commun des mesures de l’état d’urgence qui est par essence exceptionnel. « Un gouvernement généralement mal inspiré, face à une angoisse générale totale, a cherché la chose la plus spectaculaire qu’il pouvait mettre en place et il a décidé de mettre en place l’état d’urgence »
Je l’ai entendu le 24 septembre 2019 sur France Inter interrogé par Nicolas Demorand et Léa Salamé. Il dit que « la liberté a déjà disparu à cause de la demande sociale de sécurité » mais que son texte plein de vitalité espère lutter contre cette pente douce et dangereuse. Il espère que ce qui nous caractérise, nous, les français et les européens, l’amour de la liberté reprendra le dessus « sur la trouille généralisée ».
Et dans cet entretien qu’il faut écouter il énumère :
« Nous vivons dans un pays où
- Le gouvernement peut choisir ses manifestants ;
- Où on continue d’enfermer les gens après l’expiration de leurs peines ;
- Où des juges ont qualité pour censurer l’expression d’une opinion ;
- Il n’est pas nécessaire de passer à l’acte pour être condamnable, mais simplement d’en avoir l’idée ;
- Partout des policiers en tenue de goldorak ;
Rien de tout cela n’était concevable pour quelqu’un de ma génération »
Dans un article de <La Croix> son ouvrage est présenté ainsi :
« Les faits sont connus pour qui veut bien les voir : restriction des libertés liée à l’état d’urgence, présence dans nos rues de forces de l’ordre dotées d’armes de guerre, loi anti-casseurs conduisant à considérer le citoyen libre comme un délinquant en puissance, loi anti-fake news sanctionnant les contenus a priori, loi contre les « contenus haineux » encourageant les opérateurs privés d’Internet à la censure…
Autant de dispositions législatives témoignant d’un climat général, celui « d’un pays où les libertés ne sont plus un droit mais une concession du pouvoir, une faculté susceptible d’être réduite, restreinte, contrôlée autant dans sa nature que dans son étendue ». »
Dans son livre il cite Chateaubriand que j’ai choisi comme exergue de ce mot du jour : « Je pense que sans la liberté il n’y a rien dans le monde. »
Et <Le monde> le cite :
« Que les gouvernements, celui d’aujourd’hui comme les autres, n’aiment pas la liberté, n’est pas nouveau. Les gouvernements tendent d’abord à l’efficacité. Que des populations inquiètes, après un demi-siècle passé sans grandes épreuves et d’abord sans guerre, du terrorisme ou d’une insécurité diffuse ne soient pas portées à faire le détail n’est pas davantage surprenant. Mais il ne s’agit pas de détails. L’état de droit, dans ses principes et dans ses organes, a été conçu pour que ni les désirs du gouvernement ni les craintes des peuples n’emportent sur leur passage les fondements de l’ordre politique, et d’abord la liberté.
C’est cette conception même que, de propagande sécuritaire en renoncements parlementaires, nous voyons depuis vingt ans s’effacer de nos mémoires sans que personne ou presque ne semble s’en affliger. Je tiens pour vain l’exercice de l’indignation. L’indignation suppose je ne sais quel optimisme que je ne partage plus, l’idée qu’une protestation bien argumentée pourrait faire dévier le cours des choses. Nous n’en sommes plus là. Nous nous sommes déjà habitués à vivre sans la liberté. (…)
Les hasards de la vie m’ont amené à voir comment se prenaient les décisions qui affectent nos libertés, qu’elles soient gouvernementales, législatives ou juridictionnelles. Je n’ai pas été rassuré à ce spectacle, qui m’est apparu comme celui de la démission des acteurs principaux de la démocratie représentative face aux réquisitions intéressées des agents de la répression. A eux non plus il n’est pas possible d’en vouloir, mais bien plutôt à ceux qui ont la charge de les contrôler et de les commander et qui s’en abstiennent, soit par incapacité, soit par inculture – je parle ici d’inculture constitutionnelle –, soit par démagogie. On peut tenir pour peu de chose la déclaration de tel ministre de l’intérieur selon laquelle les forces de l’ordre le trouveront toujours derrière elles, pour les suivre en effet et les absoudre autant qu’il est possible, et non pas devant elles, pour les commander. On peut aussi y voir l’aveu d’une démission que tous les grands mots du monde ne pourront plus effacer de notre mémoire collective, si du moins nous ne cessons pas d’oublier que nous sommes des citoyens avant d’être des électeurs.
Citoyens, tant que nous le restons, nous devons accepter de prendre sur nous une large part des fautes de ceux que nous nous sommes donnés pour nous diriger. Il n’y a pas de ministre de l’intérieur. Il dépend à la fin de nous que ceux qui gouvernent et répriment puissent ou non aller jusqu’au bout de cette inclination à l’autoritarisme qui est le lot de tout pouvoir […]
Notre système des droits n’a pas été pensé seulement pour les temps calmes.
A l’époque où il est apparu sous sa forme moderne, l’insécurité était assez générale. On ne traversait pas la forêt de Bondy sans escorte. C’est en des temps bien plus calmes que nous nous sommes éloignés des principes. Il n’est pas nouveau que les gouvernants s’impatientent de la liberté. Il est plus étonnant que le citoyen y consente, parce qu’il est inquiet bien sûr, mais plus profondément parce qu’il se pense moins désormais comme citoyen que comme individu, réclamant des droits pour lui et des supplices pour les autres, prêt à ce que la liberté de tous s’efface pour peu qu’on paraisse lui garantir la sienne, sous la forme d’une pleine capacité de jouissance des objets variés qu’il aime.
Bernanos écrit que la liberté des autres lui est aussi nécessaire que la sienne. Cette idée n’est plus si communément partagée. Les gouvernements n’ont pas changé. C’est le citoyen qui a disparu.
Nous pouvons voir à présent où ce chemin nous mène. Il s’en est fallu de peu que, sous prétexte de terrorisme, ne soit introduit dans le droit français un pur délit cognitif, celui de la consultation de sites Internet, motif pris de leur caractère dangereux ; c’est-à-dire que nous consentions à cette censure qui, à la fin, ne peut se fonder que sur l’idée que le citoyen n’est pas un être majeur et capable de discernement ; il s’en est fallu de peu que, répudiant une conception qui animait notre droit criminel depuis le Moyen Age, nous ne considérions qu’il était possible de condamner quelqu’un sur la vague intention du passage à l’acte, sans même pouvoir relever un commencement d’exécution ; il s’en est fallu de peu que les agents du gouvernement ne pussent assigner à résidence de simples suspects, comme sous la Terreur ou dans les pires moments de la Restauration. Gouvernements et Parlement de droite et de gauche ayant cédé sous la vague, par lâcheté, inculture ou démagogie, il n’a dépendu que du Conseil constitutionnel que ces errements soient arrêtés. Encore n’est-ce, on peut le redouter, que temporaire. Tout le monde voit bien, si l’on en juge par tant de déclarations fracassantes, que le moindre attentat nous met à la merci des mêmes emportements.
Ce qui est troublant, c’est qu’on ne peut pas les réputer fondés sur la recherche d’une efficacité maximale dans la répression. Le droit pénal français, modifié pratiquement chaque année depuis dix ans, est l’un des plus durs qui soient, et personne ne peut tenir les procureurs et les juges du siège pour des agneaux bêlant les litanies de l’humanitarisme. Ainsi le sacrifice des principes ne sera-t-il jamais payé d’une autre monnaie que celle de l’abaissement en pure perte. Tout se passe comme si, depuis vingt ans, des gouvernements incapables de doter, de commander, d’organiser leur police ne trouvaient d’autre issue que celle consistant à restreindre drastiquement les libertés pour conserver les faveurs du public et s’assurer de son vote, dans une surprenante course à l’échalote qui nous éloigne chaque année un peu plus des mœurs d’une véritable démocratie. (…)
Ce qui est inattendu, c’est que les atteintes portées au droit depuis vingt ans ont été le fait de gouvernements et de Parlements en réalité plutôt centristes. De tels pouvoirs ne sont d’ordinaire pas portés aux excès dans la gestion des libertés publiques, puisqu’ils ne peuvent se réclamer d’aucun horizon, d’aucune perspective qui les justifieraient. Si bien que le viol des libertés par un gouvernement généralement centriste manifeste simplement son manque de fermeté d’âme dans l’occupation du terrain qui est le sien propre, ce qui, et de loin, ne permet pas de l’absoudre. […]
Nous avions fait des droits de l’homme le principe de notre gouvernement, mais nous n’avons pas cessé de nous trouver de bonnes raisons de les méconnaître, si bien que nous n’avons plus ni vraiment de liberté ni vraiment de gouvernement. Nous sommes devenus incapables, par voie de conséquence, de respecter ces instruments qui ne sont que des instruments mais qui conditionnent l’exercice de la liberté effective, et d’abord la séparation des pouvoirs, continûment violée dans sa lettre et dans son esprit depuis près de dix ans, au mépris des droits du citoyen. »
Des paroles fortes, un esprit vigilant !
Il se passe quelque chose de pas sain au sein de notre vieille France. Les autres États qui nous ressemblent n’en sont d’ailleurs pas épargnés.
Tout cela fait penser à <la fable de la grenouille> qui relate une observation supposée concernant le comportement d’une grenouille placée dans un récipient contenant de l’eau chauffée progressivement. Cette fable peut s’énoncer ainsi :
Si l’on plonge subitement une grenouille dans de l’eau chaude, elle s’échappe d’un bond ; alors que si on la plonge dans l’eau froide et qu’on porte très progressivement l’eau à ébullition, la grenouille s’engourdit ou s’habitue à la température pour finir ébouillantée.
<1285>
Bonjour Alain,
j’aime beaucoup la conclusion illustrée par la fable de la grenouille que je ne connaissais pas C’est bon de toujours apprendre quelque chose par toi.
Merci Jean-Pierre, c’est un grand plaisir d’avoir de temps à autre un petit signe de ta part.
L’équilibre entre l’individuel et le collectif n’est pas facile à trouver, commençons déjà par un équilibre des discours !