Le repas autour de la table crée et approfondit le lien social.
On peut imaginer qu’après avoir inventé le feu, les humains après avoir fait cuire les aliments se regroupaient autour du feu pour partager la nourriture et converser autour de la chaleur du foyer.
Michel Serres dit :
« Le repas, c’est l’invention de la table, on est en commun et cela crée le lien social fondamental »
Manger en commun.
Mais aussi prendre son temps pour manger et se laisser du temps.
Cependant, il n’en va pas de même pour tous les pays du monde, certains n’adoptent pas du tout cette philosophie de vie.
Avant cette série, j’avais déjà écrit certains mots du jour sur l’alimentation particulièrement celui du <31 mars 2017>.
Et c’était Bruno Parmentier qui expliquait ces différentes conceptions qui s’affrontaient aussi dans l’Union européenne :
« On est 28 en Europe c’est très compliqué. Et il faut savoir que le rapport à la nourriture est très différent selon les pays.
Dans l’entreprise que je dirigeais, il y avait un règlement intérieur qui disait : pas moins de 45 minutes pour déjeuner. Dans une entreprise en Angleterre, ce n’est pas plus de 10 minutes pour déjeuner. Et moyennant quoi, le rapport à la nourriture est très différent. Dans un cas on mange un sandwich au pain de mie avec du jambon carré et du fromage carré et on s’en fout du goût puisqu’on mange ça devant l’ordinateur et de l’autre côté on a envie de bien manger.
Du côté où on a envie de bien manger et où on veut une agriculture de qualité c’est les pays latins : La Grèce, l’Espagne, l’Italie, la France, le Portugal. Mais on est très minoritaire. On l’a vu pendant la crise du porc, la majorité des européens, ils veulent des tranches de jambon carré pas cher. Pour faire des tranches de jambon carré pas cher, on fait de l’industrie [sans se soucier de la qualité].
En Angleterre on utilise 9% de son salaire pour manger. En France c’est 14%, aux Etats-Unis c’est 7%. Mais en France c’était encore 40%, il y a 30 ou 40 ans.
Les citoyens doivent aussi dire qu’est-ce qu’ils veulent.
Est-ce que la gastronomie anglaise et américaine nous fait tellement envie qu’on a encore envie de diviser par 2 notre coût pour l’alimentation ? et avoir des coûts de santé absolument fou parce qu’on mange n’importe quoi ?
Ou est-ce qu’on se dit : bien manger en France aujourd’hui, c’est consacrer un peu plus de temps et un peu plus d’argent à cette activité essentielle.
Cet argent nous permettra d’être en meilleur santé et d’avoir plus de plaisir et de convivialité.
Mais quand on négocie en Europe c’est très difficile d’avoir une unanimité, puisque la majorité des pays veulent du jambon carré.
Et le jambon carré, c’est de l’élevage de 2000 à 3000 porcs, complètement industriel, avec en Allemagne des bulgares payés au prix de la Bulgarie, des roumains payés au prix de la Roumanie et puis quand on est dans l’industrie c’est toujours les allemands qui gagnent pas les français. »
C’est en effet une manière anglo-saxonne et aussi germanique de considérer le repas comme une sorte de perte de temps qui perturbe et empiète sur les autres activités de la vie.
Cela vient aussi dans nos pays où une partie de la population importe les standards d’outre atlantique.
Dans une société dans laquelle on est de plus en plus autonome, mais aussi de plus en plus seul.
Cette manière de faire n’est pas bonne pour le lien social, elle n’est pas non plus bonne pour la santé.
Pascal Picq lance cet appel :
« Aujourd’hui c’est dramatique, on le voit bien. Pardon de passer des chimpanzés à la période actuelle.
Mais le fait d’avoir déstructuré les repas, avec les fast food, on mange chacun dans son coin, on mange rapidement.
C’est de l’obésité, on n’a pas d’échanges avec les autres.
Et surtout, il n’y a plus d’interdit : quelle que soit la viande qui est dans cette nourriture, il n’y a plus de représentation que derrière cette viande il y avait un animal qui a peut-être souffert et qui avait une vie.
Nous vivons aujourd’hui une déstructuration de ce qui fait l’humanité depuis 1 millions d’années.
Ceci a des conséquences extrêmement importante en termes de sociabilité, de santé, de culture.
Nous payons extrêmement cher cela.
Et nous pouvons déterminer cela très précisément.
Les pays où il y a le moins d’obésité, où les hommes et les femmes sont les plus minces c’est la France et l’Italie et une partie de la suisse, parce que ce sont des pays dans lesquels on mange à peu près à heure régulière, avec les amis et la famille.
Nous prenons du temps à table et nous avons des conversations »
Pascal Picq semble avoir partiellement raison.
Selon <cette étude de l’OCDE> sur l’obésité, l’Italie est en effet très bien placé
J’ai extrait ce schéma en gardant les pays « obèses » les pays « sveltes » et aussi les moyens car c’est dans cette partie que se trouve la France.
Si vous voulez l’intégralité du schéma, il suffit d’aller sur le site.
Ce schéma qui date de 2018 porte sur une étude faite courant 2016 et qui donne la proportion de personnes « obèses » (pas simplement en surpoids) dans la population d’adultes en partant de 15 ans.
La France ne tient pas son rang, elle comporte légèrement plus d’obèses que l’Espagne.
L’Italie et la Suisse sont bien classées dans les pays sveltes, comme le pense pascal Picq.
Mais le Japon et la Corée font encore mieux.
Les vainqueurs de cette sordide compétition sont les américains. Selon d’autres études le Mexique aurait dépassé les États-Unis, mais c’étaient des études plus anciennes et l’OCDE est en principe une organisation très sérieuse.
Et Michel Serres raconte que lorsqu’il est arrivé aux États-Unis, il avait été très surpris par l’attitude des américains qui l’invitaient à diner.
En comprenant la situation de Michel Serres éminent philosophe qui vient enseigner dans des prestigieuses universités américaines comme Stanford, on peut penser qu’il ne s’agissait pas d’américains moyens qui l’invitaient mais plutôt des universitaires mondialisées qui connaissaient la manière française de vivre et de manger.
Voici ce que Michel Serres raconte :
« Quand je suis arrivé en Amérique, on m’invitait à diner et on me disait, évidemment il n’y aura pas les enfants ! On ne peut pas leur imposer cette obligation abominable de rester à table avec nous ».
Et il ajoute aussi cette manière d’organiser l’alimentation :
« Et j’ai vu des familles en Amérique où l’ainé venait d’un long voyage et où la mère le recevait avec beaucoup de joie.
Au bout d’une heure, elle lui disait : si tu veux manger prends les choses qu’il y a dans le frigo, il est plein !
Chez nous les pays européens [plutôt latin] elle aurait fait une fête autour d’un très bon repas.
Il y a une sorte de perte de socialisation.
Il me semble quand un français ou un italien se met à manger, il est content et ça se voit.[…] Ce n’est pas le cas des américains. »
Et il conclut cette différence entre la culture catholique des italiens et des français et la culture protestante des américains. :
« Je crois que c’est un peu puritain, le débordement du goût est un peu interdit. »
Et cette remarque m’a fait irrésistiblement penser à un merveilleux film de 1987 : « Le festin de Babette » qui se situe justement dans une communauté puritaine au Danemark.
Je n’ai pas lu la nouvelle de Karen Blixen mais vu le film dans lequel Babette était incarné par Stéphane Audran.
Cela se passe dans un petit village au Danemark, au XIXe siècle, un pasteur luthérien autoritaire et possessif a deux jolies filles, Martine et Filippa. Chacune d’elles aura une histoire d’amour naissante mais sans lendemain. Trente-cinq ans plus tard, les deux sœurs sont toujours célibataires et ont pris la suite de leur père à la tête de la petite communauté. Elles accueillent Babette comme servante qui a fui la France à cause de la révolte de la Commune. Babette sert humblement les deux sœurs en s’adaptant à la cuisine locale.
La communauté est rigoriste, sans chaleur et minée par les conflits et rivalité.
Un jour elle apprend avoir gagné à la loterie 10 000 francs et elle va tout dépenser pour offrir un repas aux deux sœurs et à des membres de la communauté comme elle savait les faire à Paris dans un grand restaurant gastronomique.
Malgré leur réticence initiale, les convives apprécient vite le repas et sont peu à peu envahis de bien-être, le mélange des alcools aidant. Au moment du café, les tensions sont apaisées et chacun se réconcilie.
Dans la scène finale que vous trouverez derrière <ce lien> les deux sœurs, métamorphosées remercient Babette du fond du cœur. Et quand elles comprennent que Babette a dépensé tout l’argent pour leur faire cet unique repas, elles lui disent : « mais tu vas rester pauvre toute ta vie », Babette a cette réponse :
« Un artiste n’est jamais pauvre »
Et un peu plus loin, se rappelant de son métier à Paris : elle a cette phrase :
« Je savais les rendre heureux »
J’ai trouvé que cette phrase et ce film étaient une merveilleuse manière de répondre à celles et ceux qui considèrent le fait de manger comme une contrainte, dont il fallait se débarrasser, au plus vite, sans même se donner le temps comme le conseille le talmudiste de « regarder ce que l’on mange ».
<1263>
Difficile de penser à partager un repas lorsqu’on s’est habitué à manger avec un sandwich garni d’une tranche de jambon carré et lorsqu’on a jamais préparé ou vu préparer de la vraie cuisine…
Ce n’est pas toujours le cas mais il est des moments où on ne regrette pas d’avoir été élevé dans la culture latine européenne