Lundi 21 mars 2016
« L’art créé à Terezin nous laisse interdit d’admiration. »
Milan Kundera
Ce dimanche, nous sommes allés au spectacle, au TNP de Villeurbanne voir et écouter, une œuvre bouleversante : «L’empereur d’Atlantis» de Viktor Ullmann.
Viktor Ullmann est né en 1898 à Teschen, en Autriche-Hongrie qui se trouve aujourd’hui en Tchéquie. Il a composé «L’empereur d’Atlantis» en 1943, alors qu’il était interné comme des milliers d’autres juifs, notamment des artistes, dans le camp de Thérésienstadt qui se trouve aussi en république tchèque et que l’on appelle en français Térézin. Il avait été créé en 1941, ce ghetto juif avait été aménagé dans une ville fortifiée près de Prague et fit fonction de camp de transit vers Auschwitz.
Wikipedia nous apprend que la fonction de Theresienstadt évolue après que Joseph Goebbels et Reinhard Heydrich prennent conscience que la disparition de certains Juifs renommés (artistes, savants, décorés ou mutilés de la Première Guerre mondiale) ne manquerait pas de susciter des questions quant au sort réservé au peuple juif tout entier. Ainsi des artistes de premier ordre sont passés par Theresienstadt où beaucoup trouvèrent la mort : écrivains, peintres, scientifiques, juristes, diplomates, musiciens et universitaires. Les conditions de vie à Theresienstadt sont extrêmement difficiles. Sur une superficie qui accueillait jusque-là 7 000 Tchèques, environ 50 000 Juifs sont rassemblés. La nourriture est rare : en 1942, environ 16 000 personnes meurent de faim.
Et les nazis autoriseront la visite de la Croix-Rouge pour faire pièce aux rumeurs à propos des camps d’extermination. Pour minimiser l’apparence de surpopulation, un grand nombre de Juifs sont déportés à Auschwitz. De faux magasins et cafés sont construits pour donner l’impression d’un confort relatif. Les Danois à qui la Croix-Rouge rend visite sont installés dans des pièces fraîchement repeintes. Jamais plus de trois personnes y vivent. Les invités assistent à la représentation d’un opéra pour enfants, Brundibar.
Maurice Rossel, l’envoyé du CICR en juin 1944, est complètement mystifié. Claude Lanzmann a réalisé en 1997 un documentaire, titré «Un vivant qui passe», qui utilise une interview accordée en 1979 par Maurice Rossel : il y décrit le camp de son point de vue, tel qu’il lui sera présenté par la mise en scène des nazis. La supercherie des nazis est un tel succès qu’un film de propagande est tourné (Le Führer donne une ville aux Juifs).
C’est dans ces conditions que le compositeur Viktor Ullmann et le poète dramaturge Peter Kien (né en 1919) ont écrit «L’empereur d’Atlantis» puis avec des musiciens du camp l’ont répété jusqu’à la répétition générale. Mais il leur a été interdit de faire une représentation.
L’histoire est une fable qu’il faut replacer dans le contexte de la folie hitlérienne.
Dans une contrée appelée Atlantis, l’empereur d’Atlantis qui est un tyran s’appelle « Overall » qui fait penser au « uber alles » chanté par les nazis : « Deutschland über alles », (l’Allemagne au dessus de tout).
L’empereur décide d’instaurer la guerre de tous contre tous, c’est à dire l’extermination.
Mais c’est une fable dont un des personnages est la Mort. Et la Mort se révolte et refuse de faire son office, plus personne ne meurt.
Cela crée des souffrances et des problèmes terribles dans l’empire.
Alors la dernière scène met face à face l’empereur et la Mort. L’empereur supplie la mort de refaire son travail et cette dernière accepte à condition que l’Empereur soit le premier à mourir.
Ce que finalement il accepte, et le monde retrouve la sérénité et la paix.
Viktor Ullmann et Peter Kien furent déportés le 16 octobre 1944 à Auschwitz et assassinés par le gaz le 18.
J’ai choisi comme exergue de ce mot du jour un extrait de la préface que Milan Kundera a écrit pour l’ouvrage : Le masque de la barbarie : le ghetto de Theresienstadt, 1941-1945 (Auteur : Sabine Zeitoun; Dominique Foucher, Éditeur : Lyon : Centre d’histoire de la Résistance et de la Déportation, ©1998.) :
«Ce n’est pas seulement l’art créé à Terezin qui nous laisse interdit d’admiration mais peut-être plus encore cette soif de vie culturelle, cette soif d’art que manifestait la communauté térézinienne qui, dans des conditions effroyables, fréquentait des théâtres, des concerts, des expositions. Que fut l’art pour eux tous ?
Une façon de tenir pleinement déployé l’éventail des sentiments, des idées, des sensations pour que la vie ne fut pas réduit à la seule dimension de l’horreur […]
Les juifs de Terezin ne se faisaient pas d’illusion : Il vivait dans l’antichambre de la mort ; leur vie culturelle était étalée par la propagande nazie comme alibi. Aurait-il pu pour autant renoncer à cette liberté précaire et abusée ?
Leur réponse fut d’une totale clarté. Leur vie, leurs créations, leurs expositions, leurs quatuors, leurs amours, tout l’éventail de leur vie avait, incomparablement, une plus grande importance que la comédie macabre des geôliers. Tel fut leur pari.»
Cet opéra est un chef d’œuvre.
Il a été joué pour la première fois 30 ans après la guerre en 1975, à Amsterdam. Il a fallu encore 20 ans avant qu’il soit joué en France.
France musique introduit les représentations du théâtre de l’Athénée par ce propos :
«Comme les plus belles fleurs peuvent surgir de la boue, c’est dans le camp de concentration de Terezin qu’a vu le jour, en 1943, ce sidérant Kaiser von Atlantis.
Sidérante, cette œuvre l’est à plus d’un titre : par les circonstances de son écriture tout d’abord (dans un camp dont les nazis, cynisme suprême, entendaient faire une “vitrine des arts”), par sa modernité, par son orchestration excentrique, née du hasard des instruments disponibles dans le camp, mais aussi par le mélange d’une attaque sardonique – et à peine voilée – du totalitarisme et d’une poésie indomptée et urgente, qui vaudra à cet opéra de chambre d’être interdit avant même sa création»
Xavier Rockenstrocly présente de manière très pédagogique cette œuvre sur le site de l’Opéra de Lyon : <L’Empereur d’Atlantis – L’École du spectateur>
<ICI vous verrez un extrait de l’opéra de Lyon> et ici la page de l’opéra de Lyon consacré à cette œuvre.
Cette œuvre et les conditions de son écriture nous disent beaucoup de la barbarie nazi, mais aussi sur l’Art, cette extraordinaire faculté d’expression des humains, même soumis aux pires tourments.