Ce 31 janvier, la France va être touchée par un conflit social d’ampleur qui s’élève contre une nouvelle réforme des retraites qui va reculer l’âge minimum permettant de partir à la retraite de 62 ans à 64 ans.
Les uns, en s’appuyant sur l’exemple des pays voisins qui ont presque tous un âge officiel de retraite supérieur à 64 ans et sur l’allongement de la durée de vie considèrent cette réforme indispensable, voire insuffisante par rapport aux enjeux.
Les autres qui refusent cette réforme prétendent qu’il n’y a pas urgence à légiférer et que cette réforme est très injuste car elle fait reposer tous les efforts sur une population très ciblée.
Mais ce n’est pas des retraites que je vais parler aujourd’hui, mais de cette appétence d’un grand nombre de français dont je fais partie, qui aspirent le plus vite possible à la retraite.
Appétence qui probablement révèlent une relation contrariée avec le travail et plus précisément avec l’emploi.
Le site Atlantico donne la parole au sociologue du CNRS Philippe d’Iribarne pour évoquer <les deux clés des blocages français à côté desquelles passent les réformes>
Ces deux clés sont selon cet article :
- L’emploi des seniors
- La satisfaction au travail
L’emploi des seniors est souvent évoqué à propos de cette réforme, parce que les salariés de 55 ans éprouvent beaucoup de difficultés à conserver leur emploi et d’en retrouver un, lorsqu’ils se trouvent au chômage.
On parle moins de la satisfaction au travail.
Atlantico cite un ancien ministre d’Emmanuel Macron qui affirme dans l’Opinion, qu’il faudrait dire aux Français : « On a compris que vous n’êtes pas heureux au travail. Et répondre à ce mal-être plutôt que d’encourager la fuite en avant avec la réforme des retraites dans sa version actuelle. »
Directeur de recherche au CNRS, économiste et anthropologue, Philippe d’Iribarne est l’auteur de nombreux ouvrages touchant aux défis contemporains liés à la mondialisation et à la modernité (multiculturalisme, diversité du monde, immigration, etc.). Son dernier ouvrage, publié en septembre 2022, s’intitule « Le Grand Déclassement »
Il était aussi l’invité de l’émission des matins de France Culture du Lundi 23 janvier 2023 : <Retraites : la peur du travail sans fin>.
Guillaume Erner avait également invité Marie-Anne Dujarier sociologue du travail, autrice de « Troubles dans le travail, sociologie d’une catégorie de pensée » (Presses Universitaires de France, 2021).
Dans cette émission le rapport des Français au travail a été longuement développé. Rapport qui explique probablement notre relation crispée avec l’âge de la retraite.
Philippe d’Iribarne livre ce qui est, selon lui, la « vision française » du travail : « un homme digne de ce nom, vraiment libre, qui ne dépend de personne, au service de sa propre gloire en quelque sorte. Pour un Allemand, faire une tâche utile, au service de la communauté, suffit. Pour un Français, il faut des conditions exceptionnelles de travail et d’autonomie pour qu’il se sente heureux. »
Le premier point développé par Marie-Anne Dujarier qui m’a paru très pertinent est la distinction entre « travail » et « emploi » (7:08) :
« Le travail ne se limite pas à l’emploi. […] Nous avons des usages sociaux du mot travail qui ont varié dans l’Histoire. Et qui continue d’être différent selon qui parle dans la société. Nos institutions et les usages qu’en font l’État : le travail c’est essentiellement l’emploi. Ce qu’on appelle le code du travail, les politiques du travail, les statistiques du travail se référent essentiellement à l’emploi. De même quand les employeurs parlent de travail, ce qui est assez rare, ils parlent essentiellement d’emploi. […]
Pour celles et ceux qui œuvrent, qui produisent le travail a un tout autre sens puisqu’il peut, en effet, être l’emploi avec toutes les conditions liées à ce terme. C’est-à-dire la rémunération mais aussi les droits, l’accès à un système de solidarité. Mais le travail est aussi une activité qui soit sensée, qui fasse sens, qui produise des choses qu’on juge utile, belle ou simplement pertinente, dans des conditions qui permettent de développer son intelligence, ses pratiques.
Et tout cela dans des relations sociales de belle qualité. […] Savoir qui travaille et à quel moment est un objet de conflit, un objet de débat politique.
Est-ce que des tâches domestiques sont du travail ? Est-ce qu’un animal qui produit des choses utiles travaille ? Vous et moi, lorsque nous laissons des traces numériques sur le net qui enrichissent une firme étasunienne, travaillons-nous ?
Tout cela fait l’objet de décisions collectives et qui sont profondément politiques.»
Ainsi très concrètement quand j’écris un mot du jour, comme celui d’aujourd’hui est-ce du travail ?
Je ne crois pas qu’on puisse qualifier cette activité de loisir. Si ce n’est du travail, qu’est ce alors ?
Ce n’est pas un emploi : je ne suis pas rémunéré, je n’ai pas de droits sociaux, je n’ai pas non plus de contraintes ou d’obligations autres que celles que je me fixe moi-même.
Cette distinction entre l’« emploi » et le « travail » je l’avais d’abord entendu exprimer par le philosophe Bernard Stiegler qui avait écrit « L’emploi est mort, vive le travail » en 2015.
J’avais écouté avec beaucoup d’intérêt la présentation de son ouvrage qu’il avait fait lors d’une conférence qu’il avait réalisée à <l’Université Paris Ouest Nanterre> en 2016.
J’avais le projet d’en faire un mot du jour. Projet que je n’ai jamais réalisé.
Le philosophe mort en 2020, développait aussi ce concept qui m’a interpellé de « prolétarisation » qu’il définit de la manière suivante :
« La prolétarisation est, d’une manière générale, ce qui consiste à priver un sujet (producteur, consommateur, concepteur) de ses savoirs (savoir-faire, savoir-vivre, savoir concevoir et théoriser). […] La prolétarisation transforme le travail dans son ensemble en emplois vides de tout savoir et n’appelant que des compétences définissant une « employabilité », c’est-à-dire une « adaptabilité ». Les savoir-faire aussi bien que les savoir-vivre étant passés dans les machines et les systèmes de communication et d’information avec les machines informationnelles qui les transforment en automatismes sans sujet. […] C’est cette prolétarisation qui instaure le salariat, c’est-à-dire l’emploi. [Les employés] deviennent une marchandise substituable sur le marché de l’emploi. »
Ces idées sont développées dans ce texte publié sur le site des <Rencontres Philosophies Clermontoises>.
Après cette distinction qui révèle que le travail peut être effectué dans le cadre d’un emploi ou en dehors, la question devient plus précise : Quel est le rapport des français par rapport à l’emploi ?
Guillaume Erner cite un sondage (18:49) dans lequel il apparait que la fierté d’appartenance à une entreprise diminue et aussi que le rapport au temps et à l’argent s’est inversé. Cette évolution a été observée entre 2008 et 2022. Aujourd’hui les français préfèrent gagner moins d’argent pour avoir plus de temps libre (61%) alors qu’à la même question ils étaient 38% de cet avis en 2008.
Je note que je fais partie des 61% puisque je renonce à une retraite pleine pour pouvoir me retirer de l’emploi plus rapidement.
Marie-Anne Dujarier analyse cette réticence devant l’emploi par deux facteurs :
« En matière d’emploi, nous sommes confrontés aujourd’hui à deux faits sociaux majeurs qui viennent à rendre l’activité dans l’emploi dégoutante ou repoussante :
Le premier fait c’est ce qu’on appelle l’anthropocène ou capitalocène, on peut lui trouver plusieurs noms. Dans nos modes de production contemporain, plus nous travaillons plus nous polluons, nous réduisons nos chances de subsistance collective. Alors pas mal d’employés et pas seulement des jeunes se disent : à quoi bon se former se subordonner si c’est pour produire des choses moches, nocives, écocides qui enrichissent ceux qui sont déjà démesurément riche. […]
Le second facteur, ce sont les modes de management contemporain. Dans les entreprises privées capitalistes, l’impatience et la gloutonnerie des actionnaires fait que ce qui compte, c’est uniquement ce qui se compte. Et cette logique financière abstraite fait que les employés ne sont que des ressources. Ils sont amenés à faire des choses pour autre chose : on ne produit pas de la nourriture pour produire de la nourriture, mais pour améliorer un score financier.
Tout ceci fait douter de l’intérêt de s’engager et de consacrer beaucoup de temps de sa vie à ces projets dont on se met à douter de la finalité et de l’intérêt du point de vue de l’activité. »
Pour Philippe d’Iribarne :
« La fierté est une chose très importante en France. On a besoin d’être fier de faire son métier, d’appartenir à son entreprise. La dégradation de la fierté est quelque chose de très grave. […] Un aspect important a été que pendant longtemps les outils pratiques de contrôle du travailleur de base par les superstructures étaient limités. L’individu en prenait et en laissait par rapport aux instructions qu’ils suivaient de manière très lâche. Il y avait une sorte de compromis tacite entre de grande affirmation de contrôle et une pratique de contrôle assez modeste. L’évolution des systèmes informatiques a permis de suivre de manière beaucoup plus étroite et à tout instant les activités de chacun. Chacun est entré dans un système de contrôle et de contrainte de manière beaucoup plus sérieuse qu’auparavant. »
Concernant le contrôle, on pourrait rétorquer que le travail à la chaîne, le taylorisme constituait un travail très contraint et très contrôlé, bien avant l’arrivée des outils informatiques.
Mais concernant les activités de service et de cadre, je pense que son analyse est particulièrement exacte.
Il évoque cependant le cas particulier d’ouvriers qui exercent une vraie activité, c’est-à-dire pour laquelle ils perçoivent immédiatement l’utilité et l’intérêt pour celles et ceux qui bénéficient de leur ouvrage. Ces ouvriers restent fiers et attachés à leur emploi. Dans l’article d’Atlantico cité, il dit :
« Attention de ne pas généraliser, une partie importante des travailleurs français sont tout à fait satisfaits de leur travail, dont ils ont le sentiment qu’il correspond bien à leurs attentes. »
Mais le sujet du management semble particulièrement problématique.
Marie-Anne Dujarier explique :
« Nous avons un management dans le privé qui a été importé dans le public sous le nom de « nouveau management public » qui […] est une conception de l’activité qui est faite par des gens qui sont assez éloignés de l’activité réelle. Ce qu’on peut appeler le management à distance, avec une méconnaissance de ce Réel assez forte qui induit que de plus en plus de femmes et d’hommes sont contraints de travailler avec des outils, des procédures, mais aussi des objectifs qui ont été conçus par d’autres, et qui orientent leur activité sur des indicateurs. Tout ceci avec des dispositifs pseudos rationnels qui face à la réalité du terrain sont toujours un peu défaillants et tout cela fondé sur un postulat de méfiance qui accroît le contrôle permanent de ces salariés, qui sont mis en concurrence, entre structures, entre pays, mais aussi entre statuts par exemple fonctionnaires et salariés.»
Et puis elle a ce développement (34 :00) qui me semble essentiel et rencontre mon vécu :
« Ce qui est intéressant c’est qu’il existe une sorte de guerre civile sur la notion de productivité comme sur celle de qualité. Vu des différents acteurs la notion de qualité ou de productivité n’est pas la même. Vous prenez un travailleur social qui doit recevoir des gens qui sont dans des difficultés multiples etc. Cela demande un entretien fin, pour pouvoir démêler les affaires de cette personne. Évidemment si cet entretien est long, vu du gestionnaire, vu d’en haut, l’entretien dure trop longtemps. Vous voyez bien que la performance n’est pas la même selon qu’on voit de haut ou qu’on le regarde dans le grain fin de l’activité.
Il y a donc un conflit très fort et très sourd, entre celles et ceux qui conçoivent le travail des autres sans le faire et celles et ceux qui font le travail sans pouvoir le concevoir. »
J’avais un jour répliqué à un de mes directeurs : « Plus on est placé haut dans la hiérarchie, plus on peut tenir des discours et des théories brillantes et lyriques remplis de contradictions et d’incohérence, mais plus on est près des réalités et du terrain plus ces incohérences sont prégnantes et ne peuvent être mises en œuvre sans surmonter la contradiction en s’éloignant de la théorie. ».
L’envie de rester dans l’emploi dépend éminemment de la qualité de l’emploi.
Mon père est parti à la retraite à 71 ans, il était professeur de violon. Il était fier de son emploi qui le rémunérait mais aussi le nourrissait intérieurement.
<1729>
Je ne peux qu’être d’accord, comme illustré dans mon célèbre ouvrage ;), sur la distance croissante entre ceux qui organisent le travail et ceux qui le font. J’ajouterai la spécificité française d’un management souvent « brutal ». Certainement hérité de la période Bonapartiste où l’état, et en suivant les entreprises publiques, ont été organisées sous forme militaire (dans l’administration tout le monde a un grade). Dans cette organisation, on n’informe pas les employés, on commande et le personnel se doit d’exécuter. Les cadres sont là pour faire appliquer les consignes, qui sont il faut bien le dire de plus en plus délirantes. Les relations humaines ne sont pas régulées. Les comportements déplacés et vexatoire sont critiqués mais au fond admis et les sanctions quasi inexistantes. Les toxiques se considèrent intouchables et sont souvent craints.
Pour illustrer ce management d’un autre temps, je me souviens avoir demandé lors de mes débuts à la SNCF en1991 en tant que futur chef d’atelier, quelle était la politique de sécurité des personnels et comment la faire appliquer. On me montra alors 3 énormes classeurs on me dit : « voilà la politique de sécurité de la SNCF, établi par des gens très compétents (souvent des polytechniciens), tu dois la faire appliquer, un point c’est tout. » Dans cette approche, il n’y avait aucune prise en compte des spécificités locales, d’adaptation, d’échange avec les personnels. Tout était cadré, théorisé et au final déshumanisé. J’avais alors échangé avec les cheminots, sur ce sujet et sur bien d’autres, certains m’avait dit « tu n’es pas comme les autres, méfies toi », d’autres m’avait dit « on ne sait pas » pour me faire comprendre « on n’a rien à vous dire à vous, vous l’encadrement », la hiérarchie m’avait dit « fais attention, tu dois garder tes distances ». Je ne suis resté que quelques mois dans cette société qui ne correspondaient pas à mes valeurs. Et je me dis depuis que je comprends les grèves à répétition dans ce monde professionnel qui ne se parle pas et qui au fond cultive la méfiance entre ceux qui organisent le travail et ceux qui le font.
Les relations de travail à la Française sont de mon point de vue une source essentielle du mal être au travail. La bienveillance, l’écoute, la protection des personnes ne sont malheureusement pas au cœur des préoccupations des managers, c’est même vu par beaucoup comme une faiblesse, quel dommage ! Au fil des ans, les employés se sentent manipulés et se méfient de l’encadrement. Il n’y a pas de confiance et d’esprit fraternel entre les cols bleus et les cols blancs. C’est une grande source de conflit et de mal-être.
Merci Jean-Philippe pour ce commentaire et complément à ce mot du jour.
Comme ta modestie t’empêche de citer le nom de ton livre, je le fais : « Socialistes, construisons ensemble »
https://www.decitre.fr/livre-pod/socialistes-construisons-ensemble-9782379792199.html
l’étymologie du mot « travail » = trepalium = instrument de torture est intéressante aussi, non?
merci en tout cas pour ce mot du jour, la distinction entre travail et emploi me paraît particulièrement pertinente.
un ancien collègue me disait que tout salaire mérite travail. la plupart du temps, je suis d’accord, encore que…
Il me semble que l’étymologie du mot « travail » est sujet à polémique. Il est vrai qu’on lit souvent cette origine de l’instrument de torture, je crois que ce n’est pas aussi simple. Mais j’y reviendrai probablement dans un futur mot du jour. En tout cas pour Bernard Stiegler, ce n’était pas cela mais plutôt un effort physique, intellectuel pour produire un résultat. Pour les compagnons, le chef d’œuvre était au bout du travail. Pour devenir un grand artiste ou un grand sportif il faut beaucoup de travail. Pour toi qui est aussi fan de foot, je me souviens de Zidane qui parlait de ses débuts et reconnaissait que d’autre jeunes étaient aussi doués que lui voire davantage, mais que lui travaillait beaucoup plus.
Et comme toi, je crois qu’en effet la distinction entre travail et emploi est très pertinent.