Vendredi 24 juin 2022

« Macron ou les illusions perdues. »
François Dosse

François Dosse, né le 21 septembre 1950, est un historien et épistémologue français, spécialisé en histoire intellectuelle.

C’était un proche du philosophe Paul Ricoeur.

Il a publié en 1997 une biographie de ce philosophe : « Paul Ricœur. Les sens d’une vie ».

En 1998, il était professeur à Sciences Po et avait parmi ses élèves Emmanuel Macron.

Et c’est lui, François Dosse, qui a permis la rencontre d’Emmanuel Macron et de Paul Ricoeur.

Et c’est ainsi que de 1999 à 2001, Macron deviendra l’assistant éditorial du philosophe qui recherchait un archiviste pour le livre « La Mémoire, l’histoire, l’oubli ».

Le président de la République évoquait cette relation ainsi :

« La nuit tombait, nous n’allumions pas la lumière. Nous restions à parler dans une complicité qui avait commencé à s’installer. De ce soir-là commença une relation unique où je travaillais, commentais ses textes, accompagnais ses lectures. Durant plus de deux années, j’ai appris à ses côtés. Je n’avais aucun titre pour jouer ce rôle. Sa confiance m’a obligé à grandir. »

François Dosse a pendant longtemps exprimé une grande bienveillance à l’égard de ce jeune homme qui allait être capable d’embrasser un destin exceptionnel.

Il va même écrire un livre très positif sur le jeune président au début de son quinquennat : « Le philosophe et le président »

Dans un article du Monde, publié le 3 décembre 2019 et sur lequel je reviendrai plus loin, François Dosse écrivait de ce livre :

« Lorsque j’ai publié, en septembre 2017, « Le Philosophe et le Président. Ricœur & Macron », chez Stock, mon intention première était de défendre la vérité des faits : attester ta proximité avec Paul Ricœur, alors qu’elle était contestée par certains, qui dénonçaient une forme d’imposture. Dans ce livre, et sur la base de ta campagne présidentielle, je faisais état de tes sources d’inspiration en tant que candidat et soulignais à quel point les positions philosophiques de Ricœur avaient été importantes pour toi, fécondant tes propositions sur l’Europe, la laïcité, la justice sociale, la revitalisation de la démocratie politique, la mémoire nationale. Durant toute la première partie de ton mandat présidentiel, ma confiance et mes sentiments amicaux m’ont incité à ne jamais répondre à quelque sollicitation pétitionnaire ou critique. J’ai eu pour toi les yeux de Chimène, émerveillé par l’étendue de tes compétences et de ton savoir-faire. »

L’émerveillement est passé.

François Dosse a parlé d’«un moment de rupture majeur» en dénonçant, en 2019, ses discours et ses mesures « inadmissibles » sur l’immigration.

Pour marquer ce désaccord, il a publié une tribune dans le Monde, il s’agit de l’article du 3 décembre 2019 évoqué : « Emmanuel, tes propos sur l’immigration contribuent à la désintégration de ces populations fragilisées » :

Il écrit notamment :

« Si je prends la plume aujourd’hui, c’est que je ne peux souscrire à tes dernières déclarations sur la nécessité d’un débat national sur l’immigration et à l’orientation politique prise dans ce domaine par ton gouvernement. La stigmatisation de la population immigrée comme source des problèmes que rencontre la société française, qui se situe aux antipodes des positions éthiques et politiques de Ricœur dont tu t’es réclamé, constitue pour moi un moment de rupture majeur.

Il ne s’agit pas de défendre la posture de la belle âme soucieuse de ne pas se compromettre dans le pragmatisme du quotidien, mais de rappeler les positions éthiques de Ricœur qui devraient inspirer une juste politique de l’immigration. Il affirmait en premier lieu le principe intangible de l’hospitalité. Comme tu le sais, au soir de sa vie, Ricœur a avancé le paradigme de la traduction en faisant droit, comme Jacques Derrida, à la vertu de l’hospitalité, à l’« hospitalité langagière », où « le plaisir d’habiter la langue de l’autre est compensé par le plaisir de recevoir chez soi (…) la parole de l’étranger » (Ricœur, Sur la traduction, Bayard, 2004, page 20).

Je te rappelle que Ricœur, philosophe au cœur de la Cité, s’est engagé dans les années 1990 auprès des sans-papiers. Au printemps 1996, dans la plus grande confidentialité, il est intervenu comme médiateur auprès des 300 Maliens sans-papiers [qui, de mars à août 1996, avaient occupé l’église Saint-Bernard, dans le 18e arrondissement parisien, soutenus par de nombreuses personnalités]. Présent aux multiples réunions de concertation tenues dans les hangars, il a, avec d’autres, essayé de trouver une solution. Dans cette mobilisation, Ricœur a été à l’unisson de sa famille spirituelle. »

Et il va continuer à décliner toutes les actions et propos du Président qui heurtent, selon lui, le message et les valeurs que portaient Paul Ricoeur.

Et il finit son article par le rappel de l’Emmanuel qui l’enthousiasmait :

« Rappelons que tu avais alors, Emmanuel, salué le courage et l’humanité d’Angela Merkel, qui a payé électoralement la fermeté de ses positions éthiques. C’est ce que j’attendais de toi et n’attends plus, me rappelant simplement avec mélancolie un autre Emmanuel, qui suscitait mon enthousiasme lorsqu’il déclarait, lors de sa campagne à Marseille, le 1er avril 2017, devant une foule enthousiaste et pleine d’espérance : « Quand je regarde Marseille, je vois une ville française façonnée par deux mille ans d’histoire, d’immigration, d’Europe, du Vieux-Port à Saint-Loup en passant par le Panier », et d’ajouter : « Je vois les Arméniens, les Comoriens, les Italiens, les Algériens, les Marocains, les Tunisiens, les Maliens, les Sénégalais, les Ivoiriens, j’en vois des tas d’autres, que je n’ai pas cités, mais je vois quoi ? Des Marseillais, je vois des Français, ils sont là et ils sont fiers d’être français. »

Trois ans après cet article, il a publié en mars 2022, un second livre sur Emmanuel Macron dont j’ai choisi le titre pour exergue : « Macron ou les illusions perdues. »

Le sous-titre de ce livre, bilan du quinquennat était : «  les larmes de Paul Ricoeur. »

<Philosophie Magazine> pose, à propos de ce livre, la question :

« Est-ce un portrait d’Emmanuel Macron en Lucien de Rubempré ? »

Rappelons que Lucien de Rubempré est un des personnages de la Comédie humaine de Balzac et qu’il occupe le rôle principal dans les deux livres : « Splendeur et misère des courtisanes » et « Les illusions perdues » qui décrivent l’ascension et la chute de cet ambitieux qui veut se faire une place dans la haute société parisienne.

Dans ce second livre, la critique de François Dosse va plus loin que la seule remise en cause au sujet de l’immigration. :

« Mais, de manière plus générale, c’est la politique macronienne dans son ensemble que condamne Dosse en détaillant aujourd’hui les motifs de son mécontentement. Pratique verticale d’un pouvoir jupitérien, politique économique néolibérale, relégation de l’enjeu écologique au second plan, lois liberticides pendant la pandémie, caporalisation de l’Éducation nationale… Les griefs ne manquent pas dans ce véritable réquisitoire. »

Parallèlement à ce livre, François Dosse a publié sur le site : « AOC », le 10 mars 2022, un article d’opinion : « Macron ou le peuple de gauche floué  »

C’est un article d’une belle profondeur intellectuelle et qui énumère les renoncements et les contradictions de notre président .

Fraçois Dosse fait le constat de la dévitalisation de notre vie politique et de l’atonie des partis politiques, éléments essentiels de la vie démocratique. Il reconnaît qu’Emmanuel Macron n’est pas le seul « responsable de l’atonie idéologique ambiante ni de l’absence de projet de société, » mais il porte sa part. Car, bien loin de sa promesse de renouvellement des pratiques politiques il a sombré très vite dans les pratiques les plus médiocres de l « ancien monde »

Et François Dosse oppose l’espoir de 2017 avec la décourageante pratique qu quinquennat :

« On aurait pourtant pu croire, et je l’ai cru en 2017, […] qu’Emmanuel Macron ne serait pas un simple gestionnaire du système en place mais pourrait profiter de la liberté que lui donnait une majorité absolue à l’Assemblée nationale pour bousculer quelques conventions et diriger une politique de modernisation et de justice sociale. […]

Je pensais en 2017 que le nouveau président s’attacherait à articuler justice et égalité dans la perspective que définissait Ricœur comme la construction d’« une vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes ». Au plan politique, cette éthique impliquait une stratégie de rupture avec la logique capitaliste qui a pour effet d’accroître les inégalités. On pouvait penser que l’annonce par Macron d’un « nouveau monde » allait progresser dans ce sens. Il n’en a rien été, et le nouveau président n’a jamais remis en question le principe de maximisation du profit propre au système capitaliste ; il en a au contraire renforcé ses traits les plus inégalitaires. »

Et il cite à nouveau Paul Ricoeur, (« Justice et Marché. Entretien entre Michel Rocard et Paul Ricoeur », Esprit, n° 1, janvier 1991, p. 8.) :

« Ce qu’il faut commencer par contre, sans tarder, c’est la critique du capitalisme en tant que système qui identifie la totalité des biens à des biens marchands. »

Macron se réclamait aussi de Michel Rocard qui l’a soutenu en 2017. Depuis Michel Rocard est mort. J’ai la faiblesse de croire que Rocard non plus n’aurait pas approuvé l’évolution de notre jeune président.

Dans le même article, page 6, Ricoeur suggérait :

« l’idée que la société en tant que réseau d’institutions consiste avant tout en un vaste système de distribution, non pas au sens étroitement économique du terme distribution opposé à production, mais au sens d’un système qui distribue toutes sortes de biens : des biens marchands, certes, mais aussi des biens tels que santé, éducation, sécurité, identité nationale ou citoyenneté. ».

François Dosse cite alors avec regret les espoirs que Macron suscitait dans son livre « Révolution » (page 138)

« Faire plus pour ceux qui ont moins […] Sans solidarités, cette société tomberait dans la dislocation, l’exclusion, la violence – la liberté de choisir sa vie serait réservée aux plus forts, et non aux plus faibles »

Dans mon analyse, je fais deux grands reproches à Macron, le premier est sur sa manière de gouverner en solitaire, sans s’appuyer sur les corps intermédiaires, sans faire appel à un travail d’équipe. Le second est sur son analyse de la société économique : Il prétend qu’il n’y a a pas assez de riches, il encourage les jeunes à se fixer comme but de vie de devenir milliardaire, alors que l’évolution qu’on constate est l’accroissement des inégalités de revenus et encore plus de patrimoine, une inversion de la tendance observée après 1945. François Dosse exprime la même désapprobation :

« […]comme l’a montré Thomas Piketty, à un renversement de tendance à l’échelle internationale. Après une période de réduction des inégalités correspondant à la période d’après-guerre, le monde occidental a connu un accroissement spectaculaire des inégalités sociales.  […]

« Lorsque Macron arrive à l’Élysée en 2017, il est donc confronté à un processus d’accroissement des inégalités qu’il aurait dû essayer d’enrayer au nom de la justice et de la mission du politique à œuvrer à la mise en place d’institutions justes. Or, il a fait strictement le contraire en favorisant les plus riches. »

Et concernant sa pratique du pouvoir, François Dosse montre aussi sa duplicité entre ce qu’il écrivait dans un article (Emmanuel Macron, « Les labyrinthes du politique. Que peut-on attendre pour 2012 et après ? », Esprit, mars/avril 2011.), alors qu’il se préparait à soutenir Hollande :

«  Macron […] mettait en garde contre le caractère trop vertical du pouvoir politique. Il y défendait la nécessité d’instiller davantage d’horizontalité pour redynamiser une démocratie souffrant de langueur, attestée par la part croissante de citoyens éloignés des sphères de décision, finissant par s’abstenir massivement lors des échéances électorales . […] Il stigmatisait alors les effets délétères sur la vie démocratique de l’extrême polarisation de la vie politique autour de la seule élection présidentielle : « Le temps politique vit dans la préparation de ce spasme présidentiel autour duquel tout se contracte et lors duquel tous les problèmes doivent trouver une réponse. » Il prenait alors ses distances avec cette tendance de la Ve République à s’orienter vers toujours plus de présidentialisation, qui a pour effet d’écraser sous son poids toute la vie politique du pays. »

Et son action présidentielle :

« Or, lorsqu’il prend le pouvoir en 2017, Macron transforme le pouvoir présidentiel en autorité jupitérienne. Sa pratique de la Constitution aura contribué à abaisser davantage le rôle de la représentation parlementaire réduite plus que jamais à la fonction d’approbation des décisions élyséennes. »

Cette posture construit un pouvoir isolé et n’ayant plus de moyens pour apaiser les conflits :

« En période de crise, cet anachronisme peut se révéler dangereux car le président n’a plus de fusible ; il s’en est dépossédé pour détenir tous les leviers de décision. Démuni du cordon sanitaire que représentent les corps institués que sont son gouvernement, son parlement, les partis politiques, il fait face, seul, à la foule et entretient chez elle le désir d’en découdre, ce qui explique la virulence des oppositions qui se sont manifestées lors de la crise des gilets jaunes. »

Dans cet article, écrit avant l’élection présidentielle, François Dosse exprime l’ampleur de sa déception dans ses mots :

« Ayant cru à un enracinement dans les convictions exprimées par Ricœur, je découvre en fait une forme de cynisme pour conserver le pouvoir qui tient davantage de Machiavel – sur lequel notre jeune président a consacré son premier travail de philosophie. »

Et il finit par cette prophétie inquiétante :

« Par sa pratique jupitérienne du pouvoir, Macron n’aura pas cherché à s’inspirer des travaux des chercheurs en sciences humaines et plus généralement il se sera passé des conseils des intellectuels. Il aura confondu ce que doit être l’impératif de gouverner un pays et ce qu’est gérer une entreprise, perdant dans cette confusion l’idée d’un cap à fixer et d’un horizon d’attente et d’espérance à définir. Si sa marche est de nouveau confirmée par les électeurs en 2022, elle nous conduira inévitablement à la catastrophe car la gestion d’une nation comme une start-up ne peut répondre aux exigences du nouvel âge dans lequel nous sommes entrés, celui de l’Anthropocène. Peut-être, notre devenir rejoindra avec la réélection de Macron le titre de son livre de campagne en 2017, Révolution, est-ce vraiment souhaitable ? »

Au lendemain des élections législatives nous pouvons dire que pour l’instant Jupiter est empêché. Mais les opposants seront-ils à la hauteur des enjeux pour essayer de redresser la marche vers des objectifs davantage tournés vers l’équité, l’humanisme et les grands défis auxquels est confrontée notre civilisation humaine ?

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