Certains parlent du retour de la guerre froide, d’autres disent que cela n’a rien à voir.
Les seconds pointent le fait qu’il n’y a plus deux systèmes économiques opposés qui se font face. Bien au contraire, non seulement ce sont des systèmes économiques qui sont proches, mais plus encore l’interdépendance entre la Russie et l’Occident est à un niveau tel qu’on ne peut pas sanctionner l’agresseur sans que l’Occident ne soit durement touché par les répercussions de ces sanctions qui lui reviennent en boomerang.
Certes… Mais ce sont ceux qui croient que seule l’économie guide le monde.
Or il y a aussi la politique, les valeurs, les récits.
« Poutine croit à un choc des civilisations entre l’Occident et la Russie ». Non seulement, il pense en termes de puissance comme Staline qui répondait : « Le Pape, combien de divisions ? », mais aussi en terme de valeur pour lui les démocraties sont faibles, n’ont pas d’autorité, ne défendent pas l’identité chrétienne de l’Europe et ont abandonné leur virilité au profit de combat pour l’égalité des LGBT qu’il réprouve absolument.
Et dans l’affrontement de ces deux systèmes, il y a bien une nouvelle guerre, qu’on espère que, froide qui s’installe.
En 1985, nous étions encore en pleine guerre froide. Le musicien britannique Gordon Matthew Thomas Sumner, plus connu sous le nom de « Sting » écrit une chanson qui s’intitule « Russians ».
Sting fait notamment référence à la doctrine de MAD (Mutual Assured Destruction = Destruction Réciproque Assurée) qui consiste à développer des armes nucléaires à grande échelle pour anéantir l’adversaire.
A partir de l’existence de ces armes les grandes puissances créent le concept de « dissuasion nucléaire » qui consiste à faire le pari que les adversaires n’entreront pas dans la guerre directe parce qu’ils savent qu’elle conduirait à la destruction réciproque assurée.
Un pari n’est jamais certain, il est possible de le perdre.
Sting dans sa chanson pose cette question angoissante :
« How can I save my little boy ? From Oppenheimer’s deadly toy ?
Comment sauver mon petit garçon ? Du jouet mortel d’Oppenheimer ? ».
Robert Oppenheimer (1904-1967) fut le directeur scientifique du « Projet Manhattan », c’est-à-dire l’laboration par les Etats-Unis de la bombe nucléaire. Par un raccourci, oubliant les autres éminents scientifique qui ont travaillé sur ce projet, il est régulièrement surnommé le « père de la bombe atomique »
La réponse à cette angoisse que propose Sting est :
« I hope the Russians love their children too
J’espère que les Russes eux aussi aiment leurs enfants ».
Cette chanson tout le monde l’a oublié et Sting ne la chantait plus. Elle était frappée d’obsolescence.
Mais samedi dernier, il a publié sur instragram une vidéo dans laquelle il interprète à nouveau cette chanson « Russians », pour apporter son soutien au peuple ukrainien et collecter des fonds pour les réfugiés.
Et il ajoute :
« Je n’ai que rarement chanté cette chanson au cours des nombreuses années qui se sont écoulées depuis qu’elle a été écrite, car je n’aurais jamais pensé qu’elle serait à nouveau pertinente. Mais, à la lumière de la décision sanglante et terriblement malavisée d’un homme d’envahir un voisin pacifique et non menaçant, la chanson est, une fois de plus, un plaidoyer pour notre humanité commune. Pour les courageux Ukrainiens qui luttent contre cette tyrannie brutale et aussi pour les nombreux Russes qui protestent contre cet outrage malgré la menace d’arrestation et d’emprisonnement – Nous, nous tous, aimons nos enfants. Arrêtez la guerre »
La réinterprétation de Sting de sa chanson « Russians » avec sa guitare et accompagné d’un violoncelle se trouve derrière ces liens : <Sting: «HELP UKRAINE» (2022) News of Ukraine> (Youtube) <Russians> (Instagram)>
Mais, on peut revenir à la première version : <Sting – Russians (Official Music Video)>
N’en déplaise à ceux qui prétendent que mes mots du jour sont trop longs, celui ne s’arrête pas là.
Car la chanson de Sting s’appuie sur une œuvre classique : « La romance du lieutenant Kijé » de Serge Prokofiev que vous pouvez entendre derrière ce lien : <Prokofiev Lieutenant Kijé Romance>
Un peu de culture suffit pour savoir que Serge Prokofiev, l’inoubliable compositeur de «Pierre et le loup» était un compositeur russe.
<Wikipedia> Le confirme :
« Sergueï Prokofiev (généralement appelé Serge Prokofiev en France) est un compositeur, un pianiste et un chef d’orchestre russe, né le 11 avril 1891 à Sontsivka (Empire russe) ».
Pas tout à fait…
Quand on regarde de plus près, on constatera que le village de Sontsivka se trouve en Ukraine.
Sur une carte qui donne les villes d’Ukraine dont les noms nous sont connus depuis que le tyran du Kremlin les martyrise, ce village n’est pas représenté. Il a fallu que je trouve d’autres ressources pour pouvoir le situer à l’ouest de Donetsk et au nord de Marioupol.
Selon la version anglaise de Wikipedia « Sontsivka » est une ville qui fait partie de l’Oblast de Donestsk, donc une des deux villes dont Poutine a déclaré l’indépendance dans le Donbass. Cette ville comptait 626 habitants en 2017.
Toujours selon l’encyclopédie en ligne 92,45% de la population parlait ukrainien et 7,42% russe. Dans ce pays russophone, ce village serait donc plutôt ukrainien.
Prokofiev avait fui avec sa famille la révolution soviétique. Mais il se languissait de sa patrie. Staline l’invitait à revenir et lui assurait sécurité et calme pour composer.
Il ne fut pas assassiné, ni déporté au goulag, mais la promesse de Staline fut, comme souvent, un mensonge. Il vécut très mal, souvent dans la misère et fut plus d’une fois persécuté.
C’est en 1933 que Prokofiev, âgé de 42 ans, revient en URSS. Sa première commande est la composition de la musique du film « Lieutenant Kijé », adaptation cinématographique par Alexander Feinzimmer de la nouvelle éponyme de Yuri Tynianov.
A partir de cette musique de film, Prokofiev va par la suite en tirer une suite composée de 5 parties : La naissance de Kijé, la Romance, le mariage, la Troïka (c’est une danse) et, enfin, l’enterrement.
C’est la deuxième partie, la Romance qui sera le thème musical utilisé par Sting.
Le destin de Prokofiev sera étrangement mêlé à Staline, un des prédécesseurs de Poutine au Kremlin.
« Le 5 mars 1953, Serge Prokofiev, alors âgé de 61 ans, meurt d’une hémorragie cérébrale, une heure environ avant Joseph Staline. La Pravda, portant toute l’attention sur le « petit père des peuples », mettra six jours avant d’annoncer la mort du compositeur, les autorités faisant même pression sur sa famille pour qu’elle n’ébruite pas la nouvelle pendant cette période. Une quarantaine de personnes assistent, dans une totale discrétion, à ses funérailles, au cimetière de Novodevitchi près de Moscou »
Je me suis aussi intéressé à l’histoire du Lieutenant Kijé. <Wikipedia> la narre
« Celle-ci se passe dans l’Empire russe, sous le règne de Paul Ier. L’histoire débute en 1793 et se termine en 1801.
C’est l’histoire d’un homme qui n’existe pas, sauf pour l’administration impériale, à la suite d’une erreur de transcription d’un ordre du jour par un scribe de la chancellerie du régiment. Cette erreur était rendue possible en russe par une proximité orthographique et phonétique : au lieu de « podporoutchiki-jé (russe : Подпоручики же, « quant aux lieutenants ») Stiven, Rybine et Azantchéïev, ils sont nommés… », le scribe, distrait par l’entrée d’un officier dans son bureau, écrivit : « podporoutchik Kijé (russe : Подпоручик Киже, le lieutenant Kijé). »
Ainsi, par un caprice de la langue russe prend naissance un être fictif dont l’entourage de l’empereur n’osera jamais révéler l’inexistence. On en profite aussitôt pour attribuer à Kijé une faute que personne ne voulait endosser, une fausse alerte qui avait réveillé Sa Majesté. L’empereur ordonne l’exil de Kijé en Sibérie. L’institution militaire russe, respectant l’ordre à la lettre, envoie donc vers la Sibérie une escorte sans prisonnier. Par la suite, Paul Ier, sujet à des crises d’angoisse, se méfiant de son entourage, cherche à promouvoir des officiers non issus de la noblesse. Kijé, en tant que militaire modèle aux états de service parfaits, sans attaches ni « piston » d’aristocrates ou de personnages haut placés, est d’abord gracié, puis nommé capitaine, enfin colonel chef de régiment. Une maison lui est attribuée, ainsi que des serviteurs.
L’empereur ordonne ensuite qu’il se marie avec l’une de ses dames d’honneur.
Paul Ier finit par le nommer général, compte tenu des états de service irréprochables de ce militaire et de sa modestie : il n’a jamais demandé le moindre avancement ni contesté son autorité autocratique.
Lorsque l’empereur demande à voir son général, son entourage lui explique que le général Kijé vient de tomber malade. Bien que soigné par les meilleurs spécialistes, Kijé « meurt » trois jours plus tard. Sa mort est l’occasion de funérailles nationales grandioses, suivies par sa veuve ; l’empereur dira de son général : « Ce sont les meilleurs qui s’en vont ». »
Le Lieutenant Kijé n’existait pas.
Rappelons que pour Poutine, l’Ukraine n’existe pas non plus. Il pense probablement qu’un scribe, par erreur, a écrit qu’elle existait.
Voici les paroles de la chanson de Sting
Russians
En Europe et en Amérique, il y a un sentiment croissant d’hystérie
In Europe and America there’s a growing feeling of hysteria
Conditionné pour répondre à toutes les menaces
Conditioned to respond to all the threats
Dans les discours rhétoriques des Soviétiques
In the rhetorical speeches of the Soviets
Monsieur Khrouchtchev a dit : « Nous vous enterrerons »
Mister Krushchev said, « We will bury you »
Je ne souscris pas à ce point de vue
I don’t subscribe to this point of view
Ce serait une chose si ignorante à faire
It’d be such an ignorant thing to do
Si les Russes aussi aiment leurs enfants
If the Russians love their children too
Comment puis-je sauver mon petit garçon du jouet mortel d’Oppenheimer ?
How can I save my little boy from Oppenheimer’s deadly toy?
Il n’y a pas de monopole sur le bon sens
There is no monopoly on common sense
De part et d’autre de la clôture politique
On either side of the political fence
Nous partageons la même biologie, quelle que soit l’idéologie
We share the same biology, regardless of ideology
Croyez-moi quand je vous dis
Believe me when I say to you
J’espère que les Russes aiment aussi leurs enfants
I hope the Russians love their children too
Il n’y a pas de précédent historique
There is no historical precedent
Mettre les mots dans la bouche du président ?
To put the words in the mouth of the president ?
Il n’y a pas de guerre gagnable
There’s no such thing as a winnable war
C’est un mensonge auquel nous ne croyons plus
It’s a lie we don’t believe anymore
Monsieur Reagan dit : « Nous vous protégerons »
Mister Reagan says, « We will protect you »
Je ne souscris pas à ce point de vue
I don’t subscribe to this point of view
Croyez-moi quand je vous dis
Believe me when I say to you
J’espère que les Russes aiment aussi leurs enfants
I hope the Russians love their children too
Nous partageons la même biologie, quelle que soit l’idéologie
We share the same biology, regardless of ideology
Mais qu’est-ce qui pourrait nous sauver toi et moi
But what might save us, me and you
C’est si les russes aiment aussi leurs enfants
Is if the Russians love their children too
Sting
Il existe une interview de Sting en 2010 à la télévision Russe où il parle de cette chanson : Quand le présentateur de l’émission lui demande pourquoi il a écrit cette phrase : « I hope the Russians love their children too »
Sting explique que, dans les années 1980, un ami avait réussi à capter à partir d’un satellite le signal d’une chaine de télévision russe. Et ils ont regardé des émissions pour les enfants russes qui passaient le dimanche matin et Sting explique :
« Ce qui m’a frappé, c’est tout le soin , l’amour et l’attention qu’il y avait dans ces programmes. Donc clairement, les russes aiment leurs enfants. Et ça a été mon déclic : c’est pour ça qu’on ne s’est pas fait exploser : parce que l’Ouest comme les Soviétiques, on tenait à notre avenir qui sont nos enfants. ».
Pourvu qu’il en soit toujours ainsi…
L’idée de ce mot du jour m’a été donnée à travers les informations que j’ai lues ou vues sur <La télévision belge> et <France Bleu>
<1665>
Merci beaucoup Alain pour ce mot.
Une vraie abomination qui se déroule en Ukraine, jamais je n’aurai pensé que mes petites enfants auraient pu connaître cela!
J’ai découvert également grâce à ton mot, la chaîne de la youtubeuse belge qui expose les relations entre l’œuvre de Prokofiev et la chanson de Sting, site très intéressant avec beaucoup de culture musicale ! Je m’y suis abonné aussitôt :
https://youtu.be/giZZui4ia7c
On y apprend dans les commentaires que la référence à « little boy » était le nom de code de la bombe atomique lancée sur Hiroshima
(How can I save my little boy from Oppenheimer’s deadly toy? )
Ainsi que le lien vers une interprétation de Sting lors d’un concert en Amérique latine en 2010, extraordinaire :
https://youtu.be/8pkNyjeFoBQ
Amitiés
Michel
Merci Michel pour cet approfondissement.