Jeudi 24 février 2022

« Les fins de règne – car nous sommes dans une fin de règne en Russie – sont longues, chaotiques et souvent sanglantes. »
Michel Foucher

Poutine constitue une énigme.

Certains (comme Zemmour ou Marine Le Pen) le considère comme un stratège génial.

Mais Libération pose la question : « Poutine est-il fou ? »

Le journal raconte d’abord comment lors d’une réunion de son Conseil de Sécurité, qui a précédé son fameux discours dans lequel il a nié la possibilité qu’il existe une nation ukrainienne distincte de la nation russe et qu’il a reconnu l’indépendance de deux territoires qui se trouvent à l’intérieur des frontières de l’Etat ukrainien, le Président russe a littéralement terrorisé le responsable des services de renseignements. Il existe une vidéo de cet échange entre <Vladimir Poutine et Sergueï Narychkine>. Libération évoque les visages anxieux des autres membres du conseil de sécurité. Il compare cet épisode avec le jour où les fauves du Colisée ayant eu raison trop rapidement des gladiateurs, l’empereur Caligula ordonna de jeter dans l’arène les spectateurs qui n’avaient pas assez applaudi.

Concernant le discours, Libération rapporte :

« Réagissant le premier aux événements, Emmanuel Macron a qualifié l’intervention télévisée du chef de l’Etat russe de «discours paranoïaque». Notre correspondant en Ukraine, Stéphane Siohan, y a vu «une heure de logorrhée historique stupéfiante», bientôt suivi par le correspondant à Moscou du Financial Times, Max Seddon, pour qui Poutine avait «clairement fait une déclaration de guerre complètement folle». La Première ministre de la Lettonie, Ingrida Šimonytė, observa que le président russe « rendrait honteux à la fois Kafka et Orwell », tandis que l’ancien ambassadeur français Gérard Araud, d’ordinaire placide et hyperréaliste, le qualifiait de discours « proprement ahurissant, un délire paranoïaque dans un univers parallèle ».

Vladimir Poutine est-il fou ? La question a son importance, et après le fameux dîner de six heures d’affilée avec son homologue russe la semaine dernière, Emmanuel Macron a plus d’éléments que beaucoup pour y répondre. Mais on peut aussi revenir à la fameuse « théorie du fou » chère à Richard Nixon, qui avait voulu faire croire aux dirigeants russes qu’ils avaient en face d’eux un président américain au comportement imprévisible, disposant d’une énorme capacité de destruction, et qu’il valait donc mieux lui lâcher plus de terrain qu’à un leader raisonnable. Poutine a-t-il voulu renverser les rôles ? »

« Le Un Hebdo », dans son numéro daté du 23 février pose la question : Que veut Poutine ?

Il met sur la première page ce qu’écrivait la journaliste Anna Politkovskaïa qui a été assassinée en 2006 et dont j’avais parlé dans le mot du jour du 8 octobre 2013 < « Qu’ai-je fait ?…J’ai seulement écrit ce dont j’étais témoin.» :

« Ce n’est ni un tyran ni un despote-né. Il a juste été formé à réfléchir selon des catégories qui lui ont été inculquées par le KGB, dont l’organisation représente à ses yeux un modèle idéal, ainsi qu’il l’a publiquement déclaré plus d’une fois. C’est la raison pour laquelle, lorsque quelqu’un est en désaccord avec lui, Poutine exige “qu’on coupe court à cette hystérie”. D’où son refus de participer à des débats électoraux. La discussion politique n’est tout simplement pas son élément. Il ne sait pas dialoguer. Son style, c’est le monologue de type militaire. Dans l’armée, le subalterne se tait, il écoute le chef et a le devoir de faire semblant de l’approuver. Dans l’armée comme en politique, toute insubordination ne peut que déboucher sur une guerre ouverte. »
La Russie selon Poutine, trad. fr. de Valérie Dariot © Buchet-Chastel, 2005

Laurent Greilsamer avance cette analyse :

« Au cœur du système poutinien, il faut imaginer une énorme fabrique de brouillage impulsant le chaud et le froid, créant la confusion et l’inquiétude sur la scène internationale. […]. C’est ainsi que le président Poutine, quand bien même le PIB de son pays ne dépasse pas celui de l’Espagne, affole les chancelleries et parvient à se placer au centre de la « conversation mondiale ». C’est ainsi qu’à la tête d’une armée modernisée de 900 000 hommes, il se retrouve à la table des négociations avec toutes les cartes en main. »

Au cœur de ce numéro, se trouve un entretien avec Michel Foucher, géographe et diplomate qui pense que Poutine a tout à fait les moyens de son ambition, tant il est vrai qu’il a rénové et réorganisé en profondeur son armée qui constitue aujourd’hui l’outil central de sa politique étrangère et qui est une priorité budgétaire.

Et surtout il nous explique la doctrine militaire de Valéri Guérassimov :

«  Poutine a adopté la doctrine militaire de Valéri Guérassimov, son chef d’état-major, qui consiste à mobiliser toutes les ressources non militaires à des fins militaires : les moyens économiques, politiques, diplomatiques, informationnels. Ils la nomment la « dissuasion stratégique ». L’objectif de la doctrine Guérassimov est de brouiller notre compréhension, notre lecture des événements. Il s’agit bien d’empêcher les pays occidentaux de déterminer si nous sommes face à une situation de paix ou de guerre. Ces méthodes étaient autrefois l’apanage des services de renseignement. Cela rend très difficile l’évaluation des risques à chaud, et donc la décision. Et l’on constate bien aujourd’hui qu’il n’y a pas d’analyses convergentes entre Washington, Ottawa, Londres, Paris, Berlin, Rome et Varsovie. »

Michel Foucher nous apprend que Poutine a fait distribuer à tous les soldats, en septembre dernier, un texte de 5 000 mots intitulé « Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens ». Vus de Moscou, les Russes, les Biélorusses et les Ukrainiens forment un seul peuple. La dislocation de l’Union soviétique, en 1991, est encore vécue comme une catastrophe géopolitique parce que le monde russe a été séparé

L’Ukraine , comme la Russie est un pays de corruption forte, mais contrairement à la Russie, l’Ukraine est une démocratie avec des élections libres dans lesquelles les présidents ou les gouvernements sortants peuvent être battus électoralement et remplacés par leurs opposants.

Poutine n’aime pas la démocratie dans lequel le pouvoir peut changer de main.

Et puis il ne supporte pas que l’Ukraine, cette région qui dans son esprit est russe, puisse se rapprocher de l’occident voire adhérer à l’OTAN.

Ainsi la révolution de Maïdan, en 2014, qui montrait cette forte aspiration vers l’occident d’une partie de la population ukrainienne particulièrement de Kiev a constitué pour Poutine, dans son système de valeur, la provocation de trop :

« La première réponse de Poutine a été d’annexer la Crimée. La deuxième d’encourager le Donbass, qui peut s’apparenter à la Lorraine ou à la Ruhr, à faire sécession.

Et [la troisième peut être] la guerre ou la paix. L’histoire le montre, c’est une seule personne qui en décide. On en est là. Et en stratégie, les cartes mentales sont fondamentales. Moscou a la perception d’une asymétrie qu’il faut relativiser. Ce sont bien les forces militaires russes qui campent en Biélorussie, dans le Donbass et bien entendu sur la mer Noire, où les manœuvres navales bloquent tous les ports ukrainiens depuis un mois. L’usage de la géographie corrige l’asymétrie. »

Michel Foucher décrit une situation ambigüe de l’Ukraine par rapport à l’OTAN, moins catégorique que certains journalistes qui prétendent que l’Ukraine est très loin de l’OTAN. Bien sûr, elle ne peut bénéficier de l’article 5, ce qui constitue une limite essentielle :

« Elle a un accord de coopération renforcée avec l’Otan qui en fait un quasi-membre. Elle reçoit des équipements, des armes antichars, des missiles. L’Ukraine est de facto dans l’Otan. Avec une nuance très forte, car elle ne bénéficie pas de l’article 5 : donc il n’y a pas de solidarité militaire, d’alliance au sens classique. Mais, pour Moscou, c’est trop. Dans la conception de Poutine, tous les voisins de la Russie doivent être soumis à la Russie. »

Pour le géographe, le moment d’agir a été rigoureusement choisi par le maître du Kremlin :

« Le moment lui est favorable : Angela Merkel est partie, il n’aurait jamais osé faire cela avec elle ; Joe Biden est faible ; l’Otan est fracturée ; l’Occident est en fait divisé. Et il a Pékin derrière lui. Il a en main toutes les cartes : le militaire, la diplomatie, les calculs stratégiques froids, la propagande, le ressentiment historique, l’émotion. Ce qui est fascinant, c’est sa capacité à utiliser tous ces outils. »

Michel Foucher parle des risques de fin de règne et pense probable l’envahissement de l’Ukraine par les armées russes. Je pense qu’il veut dire au-delà de la région du Donbass :

« En tout cas, tout est prêt pour que cela soit possible. Les fins de règne – car nous sommes dans une fin de règne en Russie – sont longues, chaotiques et souvent sanglantes. Il est sage de se préparer au scénario d’une entrée des forces russes en Ukraine. Dans ce cas, il y aura une résistance sur le terrain. Les Ukrainiens ne se laisseront pas faire. Ce sera un drame et un déchirement pour de nombreuses familles russes. »

Michel Foucher penche donc davantage vers l’hypothèse du stratège que du fou.

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Une réflexion au sujet de « Jeudi 24 février 2022 »

  • 24 février 2022 à 8 h 39 min
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    Et voilà il n’y a plus d’énigme, il disait que l’Ukraine était russe et il met en action son idée. L’Ukraine sera russe dans peu de temps. Est-il fou ?
    En 1938 on disait aussi de Hitler qu’il était fou. Et pour le calmer on lui cédait les sudètes,et la Tchécoslovaquie en prime.
    Au retour de Munich, Churchill ( alors dans l’opposition je crois) avait dit à Chamberlain et Daladier, ” vous avez abandonné l’honneur pour avoir la paix, et vous aurez la guerre et le déshonneur ”
    Nous y sommes….
    Merci Alain pour tes mots précieux.

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